L’éloge funèbre de Raymond Barre sur Papon

par Paul Villach
mercredi 7 mars 2007

Au cours d’une interview diffusée le 1er mars 2007 sur France-Culture, dans l’émission « Le rendez-vous des politiques », qui le recevait pour la promotion de son livre, « L’expérience du pouvoir », Raymond Barre, ancien premier ministre, a, entre autres énormités, fait l’éloge funèbre de Maurice Papon, l’ancien secrétaire général de la préfecture de Gironde, condamné pour complicité de crimes contre l’humanité le 2 avril 1998.

Il a présenté Papon comme un « grand commis de l’État (...) très courageux  » qui « a payé surtout à cause de Charonne », « le reste, selon lui, (étant) un alibi  ».

Une autojustification ?

Sauf erreur, c’est la première fois qu’un homme politique ayant joué un rôle de premier plan depuis 30 ans, ose critiquer la condamnation de Papon, en en dénaturant le sens jusqu’à ne voir dans sa participation active à la déportation de près de deux mille innocents qu’un alibi de cette condamnation.
Est-ce une façon de se justifier personnellement ? Papon a été, en effet, son ministre du budget entre 1978 et 1981 malgré une carrière de fonctionnaire amoral qu’il ne pouvait ignorer, depuis les rafles de Juifs en 1942 organisées par ses soins en Gironde jusqu’à la mort de nombreux manifestants, les 17 octobre 1961 et 8 février 1962 dont il a eu à assumer la responsabilité comme préfet de police de Paris. Ainsi, sous des rondeurs bonhommes, Barre dissimulait-il une cynique bête de pouvoir pour qui un « grand commis de l’État » doit savoir aller jusqu’au crime, s’il en a reçu l’ordre.

L’éloge de l’irresponsabilité du fonctionnaire

Il semble surtout que cette « réhabilitation » inattendue vise un objectif à plus long terme : discréditer la portée de la condamnation d’un fonctionnaire exécutant tenu pour responsable des crimes que ses supérieurs hiérarchiques lui ont ordonné de commettre.
- Papon n’aurait été, selon Barre, qu’ « un bouc émissaire ». On peut en convenir, s’il entend par là qu’il n’a bénéficié que pendant une cinquantaine d’années de la même immunité sans faille dont ont joui toute leur vie ses supérieurs hiérarchiques et ses pairs, à l’exception d’un chef de la police de Vichy, Bousquet, l’ami de Mitterrand, qui n’a dû qu’à un malheureux ou opportun assassinat par un psychiatrique, en juin 1993, d’échapper à la cour d’assises.
- Ce que paraît en fait viser Barre, c’est un fonctionnement séculaire de l’administration française qu’a ruiné la condamnation de l’exécutant Papon. Approuvant, en effet, que Papon soit resté en poste sous Vichy, il décrète : « Quand on a des responsabilités essentielles dans un département, une région ou, à plus forte raison, dans le pays, on ne démissionne pas. On démissionne lorsqu’il s’agit vraiment d’un intérêt national majeur.(...) Ce n’était pas le cas car il fallait faire fonctionner la France  ». En somme, pour Barre, si c’était à refaire, il faudrait le refaire : le massacre d’innocents, on l’a bien compris, n’est pas « un intérêt national majeur » qui justifie une démission. Pour « faire fonctionner la France  », selon sa misérable formule, on ne s’ embarrasse pas... de tels « détails » !
- Or la condamnation de Papon pour complicité de crimes contre l’humanité dit justement le contraire. Elle impose un nouveau regard sur la notion de soumission à l’autorité. La « hiérarchie », entendue étymologiquement comme étant « le pouvoir sacré » (ieros / arkein), a vécu, avec son exigence de soumission aveugle. Papon aurait dû désobéir aux ordres de sa hiérarchie. Et l’accusé n’a pas manqué au cours de son procès de soulever la contradiction de l’accusation : comment reprocher à un fonctionnaire d’avoir « consciencieusement » obéi aux ordres ? N’est-ce pas la désobéissance qui est coupable ? Les accusés devant le Tribunal de Nuremberg entre 1945 et 1946 opposaient la même défense, du kapo à l’officier SS : « Je ne suis pas coupable ! J’ai obéi aux ordres !  » Mais c’est précisément ce que le Tribunal international leur a reproché, tant le désastre provoqué par les Nazis trouve d’abord, à l’évidence, sa source dans une relation archaïque de soumission aveugle à l’autorité. Un tyran, souligne Stanley Milgram, en conclusion de ses terribles expériences sur la « Soumission à l’autorité  » (Calmann-Lévy, 1974), a besoin pour « fonctionner », comme dirait Barre, d’un état tyran composé de millions de fonctionnaires, bien sous tous rapports, bons maris, bons pères de famille, qui exécutent les ordres sans s’interroger sur leur légitimité et sans broncher.
- Le comble est que le Code pénal militaire allemand du 10 octobre 1940 commandait déjà la désobéissance en cas d’ordre impliquant « un acte criminel ou délictueux ». Mais malheur à ceux qui s’en réclamaient pour désobéir, comme Klaus Hornig qui sera interné dans un camp et, à la Libération, y sera maintenu par les Alliés, car soupçonné d’être un informateur nazi !

Une nouvelle civilisation de la responsabilité personnelle

Il semblait, pourtant, que depuis Nuremberg, c’était à une autre civilisation que l’humanité était appelée à naître. On pouvait même dater de 1998, en France, cette mutation : il y avait « l’avant procès Papon » et « l’après procès Papon ». La civilisation de l’autorité infaillible et de l’irresponsabilité, à laquelle on doit les déchaînements de barbarie du 20ème siècle, devait s’effacer devant une civilisation de la responsabilité personnelle, qui, soit dit en passant, est l’autre nom de la Démocratie.
- Le 20ème siècle a rappelé, en effet, si besoin était, que l’exercice d’une autorité ne signifie pas automatiquement pour son détenteur lucidité, sagesse, courage, bienveillance et impartialité. Il en découle qu’un citoyen ne peut être astreint à obéir aveuglément à une autorité. Obéir oui, mais jamais aveuglément. Cette leçon, du reste, n’est pas nouvelle si l’on se souvient de Pierre Jeannin, président au Parlement de Bourgogne, qui, en août 1572, avait demandé aux émissaires du roi qui lui commandaient de massacrer les Protestants de la ville d’Autun, un ordre écrit... Quand cet ordre est arrivé, deux mois plus tard, le massacre de la Saint-Barthélémy n’était plus à l’ordre du jour : « Il faut obéir aux Princes lentement, conclura Pierre Jeannin un peu plus tard, surtout quand ils sont en colère ! »
- Pour une raison de survie générale, il n’est plus possible d’ignorer que l’obéissance aveugle est une des causes majeures des désastres du 20 ème siècle. Mais il semble que les détenteurs du pouvoir, comme l’a été Barre, ne l’entendent pas de cette oreille. Ils veulent recommencer comme avant ! La mansuétude légale qui, après 30 mois de détention, a épargné à Papon le reste de sa peine de 10 ans de prison , en octobre 2002, avait déjà laissé soupçonner des résistances chez de nombreux hauts fonctionnaires et politiciens professionnels bien résolus à s’opposer à tout changement dans l’exercice de l’autorité. Cette fois, Barre crache le morceau : ils ne peuvent admettre un jugement qui anéantisse la millénaire soumission aveugle à une hiérarchie, en exigeant du fonctionnaire qu’il exerce désormais un droit de regard sur les ordres reçus avant toute exécution, puisque des comptes peuvent lui être demandés non seulement pour avoir désobéi mais aussi pour avoir obéi. Horreur ! Pour des Barre et autres grands commis, c’est le monde à l’envers : voilà qu’il faut prendre au sérieux le droit à la désobéissance ? Où va-t-on ? Sans doute, depuis la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 organisant les droits et obligations des fonctionnaires, un certain article 28 prévoit-il ce droit. Mais on avait pris soin de le rendre inapplicable : il faut que l’ « ordre (soit) manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public. » Si on suit l’exégèse de Barre, même un ordre de massacre d’innocents ne peut recevoir cette qualification et justifier une désobéissance !

On en convient, cette accession à une civilisation de la responsabilité personnelle de chacun n’est pas simple. Elle peut même être ressentie comme inconfortable par des êtres élevés dans la soumission aveugle. C’est tellement plus agréable de n’avoir pas à rendre compte de ses actes : un supérieur hiérarchique est si commode pour se débarrasser du fardeau de la responsabilité. Certains peuvent vivre une véritable angoisse. L’individu « autoritarien », explique, en effet, Stanley Milgram, est celui qui trouve son équilibre psychologique dans l’adhésion aveugle à l’autorité. C’est donc à une nouvelle éducation que le procès Papon a bien appelé, afin d’apprendre à chacun à assumer ses responsabilités, quelques fonctions qu’il remplisse. Au vu du bilan des états tyrans du 20ème siècle servis par des commis, grands et petits, du goût de Barre, l’humanité n’a pas le choix si elle veut seulement survivre.


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