L’éminence grise, lettre ouverte à Jean-Luc Mélenchon
par alinea
dimanche 31 août 2014


Nous voici rassurés, tu pars mais tu restes cher camarade, mais n'étant plus assis sur la pointe de la pyramide, nous t'espérons plus accessible, moins protégé par tes dogues zélés qui, sur ton blog, par exemple, ont censuré un petit nombre d'entre nous pourtant fort investis dans ce combat commun, mais qui n'avait pas voulu comprendre qu'être là, c'était flatter. La flatterie, en réalité, ne sert que le flatteur, elle ne saurait réchauffer un cœur vaillant. L'argument donné, quand il l'était, était qu'il s'agissait d'un blog et non pas d'un forum, donc la première proposition que je te lance : transforme ton blog en forum. Certes cela demandera plus de cerveaux et d'yeux d'oeuvre pour faire le tri mais cela en vaudra la peine j'en suis sûre.
En effet, au coeur même des comités, règne une belle discipline partisane, et la discussion y est rare. L'obéissance non contrainte, reine. En effet, du militant de base, qui affiche ou distribue des tracts sur les marchés, aux délégués départementaux ou nationaux, sans parler de tes proches, ceux parmi nous qui ont révélé leurs aptitudes à la politique, peu se souviennent de l'importance d'une éminence grise, conseiller du prince. Des conseillers, il y en a partout, et surtout au gouvernement, mais des éminences grises, ces êtres qui sont la « conscience » sans avoir besoin de faire carrière, qui ne briguent aucun pouvoir, ni n'ont besoin de sourire ou de serrer des mains, sont devenus rares, voire obsolètes ou inexistants. C'est le rôle que je me propose de tenir, en toute humilité, dans cette lettre, en étant convaincue qu'elles sont nombreuses ces consciences dans le peuple, et, l'anonymat comme preuve de désintéressement et non comme protection.
J'emploierai le « je » comme j'en ai l'habitude, mais ce « je » sera « nous » sur plus d'un point, j'en suis sûre !
Donc te voici en retrait de la vie politique à responsabilités, au calme pour la réflexion, dans la disponibilité d'écouter. Pourtant, depuis une semaine, j'ai suivi ta conférence de presse, ton discours de Grenoble et ton émission sur Europe1.
La première réflexion qui m'est venue, est que quinze jours pour réfléchir ne sont pas suffisants. En effet, que de redites, que de trucs éculés, pour ceux qui te suivent, que de complaisance parfois. Cette complaisance qui t'a empêché, sur Europe1 d'aborder le sujet, oh combien crucial, de la politique extérieure de la France.
Or celle-ci paraît primordiale à beaucoup d'entre nous, nous, ici n'étant pas seulement tes supporters, mais une partie de ce peuple que tu veux réunir. Il me paraîtrait judicieux, voire essentiel, que tu te situes de manière claire, donc, en prenant le risque de te mettre à dos tous ceux qui à gauche du PS, que ce soit Nouvelle Donne ou bien les derniers « rebelles » du PS recensés, rêvent de s'unir avec nous dans une gauche revivifiée, peut-être, mais plus certainement abâtardie ; ou bien celui de te mettre à dos ceux d'entre nous dont la cause est entendue ; je parle ici de l'OTAN, de l'Ukraine et de la Russie, mais aussi de l'Iran, de Bachar el Assad, qui semblent vouloir s'unir- à moins de céder aux derniers revirements de l'Occident, et des arrangements qui leur sont proposés-, pour contrer l'hégémonie US et de ses dollars.
Nous sommes un certain nombre à vouloir que la France, à défaut d'Europe, tienne la barre de l'autonomie et de la neutralité dans ce conflit.
La clarté de ta position me semble bien être la clé de ton succès, quel qu'il soit. Rien n'est plus désavantageux que nourrir l'humidité des sables mouvants où, finalement, tout le monde s'enlise.
Il se peut que jusqu'ici, en tant que chef de parti, présidentiable, porte parole d'un regroupement malgré tout hétéroclite, ta parole fut bâillonnée, ou du moins entravée. Le gain que nous espérons de ton retrait est celui-ci : que ta parole soit libre, pas seulement en invectives ou remises en place de journalistes trop complaisants envers le système, mais claire et lucide sur cette course du monde qui s'accélère et s'envenime. À partir de cette clarté, point d'appui sécurisant, sans jeux de jambes ou de mollets, avec, pour, ou contre le gouvernement en place, le peuple qui le voudra, se rassemblera, avec toi. Mais en connaissance de cause ; et je dois t'avouer qu'il y a du travail à faire de ta part pour redonner confiance à certains.
Il me semble que tu navigues depuis près de quarante ans dans les eaux du pouvoir, eaux glauques s'il en est, qui en outre ont la caractéristique d'être fermées, peu de sas ni d'écluses pour les renouveler. Si nous comprenons bien que tu ne foutes pas ton poing dans la gueule de celles et ceux qui se présentent comme tes ennemis devant le peuple, à la sortie du parlement par exemple, ou naguère au sein du Sénat, ceux qui te cherchent des poux dans la tête y voient tes compromissions et la preuve d'un double jeu. L'aise affichée que tu as avec des Dati, ou des Dassault, et combien d'autres, ne sont pas perçues comme une politesse obligée, mais bien comme l'entente tacite d'un petit monde qui, au fond, s'entend très bien. Or, tu te doutes que ces navigations t'ont coupé de l'intelligence populaire que par ailleurs, tu vantes si bien.
Il ne suffit pas de dire que l'on sort pour être sorti ; ton passé t'imprègne, et c'est bien naturel, tes dernières sorties publiques le prouvent puisque tu n'as rien changé dans tes mots ni tes gestes, mais, comme je ne doute pas de ta sincérité, il me paraît urgent d 'y remédier.
Aussi, pour ce faire, je te suggère un temps d'écoute, de rencontres ordinaires, loin des micros et caméras, loin des tiens qui te sont acquis et ont acquis depuis cinq ans des habitudes de réponses, d'échanges, l'antienne chantée en boucle comme sur un microsillon rayé, qui, j'en suis convaincue, ne te bousculent pas trop. Et ici, je ne parle pas des chocs PC ou autres désarrois, non, juste la parole neuve qui te touchera. Celle que tu n'as pas reçue depuis des lustres. Et non celles qui se moulent, bien involontairement, aux conventions hiérarchiques ou bien même aux disputes amicales.
Il y a beaucoup de choses, comme des indices, qui transparaissent ça et là. L'autre jour par exemple, je me suis fait copieusement insulter comme je réagissais vivement à une phrase d'une camarade qui disait, comme tu dis : nous ne sommes pas comme les autres ! Je m'insurgeais bien sûr, voyant, à chaque instant, à quel point nous sommes comme les autres ; cette dispute, et je dis cela en aparté, m'a définitivement fait rompre avec mon comité. Car être prise pour une chieuse, une empêcheuse de tourner en rond ensemble, du simple fait de vouloir approfondir des assertions dites sans explication ni approfondissement, témoigne de la difficulté de militer !! Et je ne referai pas l'histoire de mon expérience, l'ayant déjà écrite ici même.
Le problème n'est pas de se composer un personnage qui plairait ; on le voit à tribord, ça suffit. Non, le travail est beaucoup plus profond et plus complexe : s'extirper d'un personnage, qui est un peu soi mais un peu aussi la construction d'une vie en vase clos ; ce qui est, j'en ai bien conscience, le lot de tous. Mais n'avoir d'autre visée que sa vérité intérieure, est un bon moyen de parvenir à cette lumière que l'on veut tendre au monde. Ne pas hésiter de temps en temps à refaire une synthèse, la donner comme appui.
Car à vouloir unir les gens ne doit pas nous conduire au plus petit dénominateur commun ; au contraire, dire ce qui, d'un coup, éveillera une conscience, parce que clair, parce que franc, parce que cela ne demandera pas des heures de justification, -ménager le loup la chèvre et le chou-, et que l'éducation populaire ne peut porter des fruits solides et ancrés dans la permanence que parce que, d'une part elle ne s'impose pas du haut, et surtout parce qu'elle ne cherche pas à occire l'esprit critique ni à remplacer un embrigadement par un autre, mais parce qu'elle ouvre les digues de la conscience de l'autre. Quel que soit cet autre ; et toute la difficulté est là.
Je vois à l'heure actuelle deux fondamentaux qui suffisent à occuper l'espace, qui suffisent à notre combat puisque en eux se niche tout le reste.
Dans l'urgence, et avant 2017, notre position dans le monde, nos accointances serviles à l'empire qui nous fait prendre partie et agir contre nos intérêts. Il faut rassembler le peuple, de tous bords, tri et bâ, contre la politique de l'OTAN. Rassemblement, insurrection, pétition, que sais-je... L'information doit passer, non refoulée aux frontières, non censurée, libre. Cela pose la question essentielle d'une création de chaînes, télévisées ou radiophoniques, que l'on pourrait, non plus religieusement, l'oreille collée au poste pour déchiffrer les codes, écouter, mais entendre, claire, ouverte, généralisée.
Et puis, une profonde réflexion, de féconds échanges entre tous ceux qui sont de bonne volonté, pour réfléchir à la Constitution d'une VIe république. Organiser une constituante, transcender les clivages et les us électoraux. Les discussions pour ce faire doivent avoir lieu partout, comités, collectifs citoyens, internet, pour en sortir un bilan, sinon définitif, du moins solide, présentable, défendable par toutes les parties impliquées. Et cela, évidemment, exige d'ôter ses filtres, qui ne sont pas universels et peut-être même brouillés par la méconnaissance, et je pense, à cet endroit, au sort qui fut fait à Étienne Chouard ! Je ne parlerai pas des exclusions du parti, celle de Balme par exemple, qui j'espère a été rencontré, puisque qu'aujourd'hui, il s'agit, non pas d'unir « la gauche », de rester dans sa boutique, mais d'unir le peuple. Et ceux-là en sont. Tu as bien sûr le droit, de soutenir Valls et le CRIF, contre Dieudonné, mais ne t'étonne pas après cette sortie-là d'avoir constaté celle, plus compacte, d'une bonne part de ce peuple que tu rêves de fédérer !
La difficulté semble bien être le moyen de centraliser les données, les étudier, les sérier. Construire un monde parallèle d'informations et de « sondages », un monde à côté du monde Tf1 et consort, construire, non pas une nasse, mais un radeau. Et construire un radeau, même s'il faut des compétences et de l'organisation, ne nécessite pas forcément une pyramide, hein ? Toute la difficulté sera de prouver, par un passage à l'acte, qu'une construction démocratique, c'est-à-dire populaire, est possible. C'est un sacré défi, Monsieur Mélenchon, qu'il nous faudra tenir ; une belle aventure aussi, ce qui aide.
Accepter de ne pas s'éparpiller tout en gardant l'oeil ouvert, va sans dire, je pressens que nous sommes nombreux à vouloir tenir le pari.
Être dans la vraie puissance, celle de faire coaguler les énergies d'un peuple, de les transformer en mouvements constructifs, de fraterniser ses acteurs, vaut bien toutes les télés et la clameur des foules du monde, non ?
En attendant, relire en chevet Kropotkine, même Baillargeon, Chomsky et bien d'autres, tandis qu'à la table du labeur, je te conseille Robert Kurz, qui fait une analyse du capitalisme qu'il serait de bon goût de répandre et qui, de plus, resserrerait nos volontés révolutionnaires sur des axes tout à fait hors bocal ; sur un long terme qu'il vaudrait mieux prévoir !
Voilà, Monsieur Mélenchon, c'était une voix, une voix qui s'offre à tous autant qu'à toi.