L’enterrement des Gilets Jaunes

par Octave Lebel
lundi 5 octobre 2020

 

Nos concitoyens sentent que le sentiment d’être un citoyen relié à d’autres citoyens pour un avenir commun et solidaire risque de se diluer s’ils ne réagissent pas. Ils ont entendu des discours qui disaient qu’ils sont inaptes à comprendre ce qui est bon pour eux et leur pays. Et qu’heureusement de nouveaux sauveurs étaient arrivés.

Gilets Jaunes. Les raisons de la colère sont toujours là et c’est bien un contre-sens de ceux qui vivent à côté de leurs concitoyens sans les considérer ni les connaître hormis dans un rapport d’utilité et de coexistence que de faire des comptabilités artificielles sur le vote GJ ou le nombre de manifestants qui seraient la preuve que ce qu’il y a de vivace et tenace dans ce mouvement social aurait disparu. Il me semble que l’abstention et son niveau dans ce qu’elle a maintenant de répétitif en concernant quasiment tous les types de mandats est la véritable mesure démocratique du consensus social. S’abstenir c’est refuser de voter contre la démocratie, le refus de cautionner un processus non démocratique.Je pense que ce mouvement dans sa diversité y a sa part. Que le traitement médiatique qu’il a reçu en résonance avec la posture cynique maintenant habituelle et sans surprise adoptée envers les mouvements sociaux par les autorités depuis la présidence Sarkozy (cause toujours +fatigue-toi+mise en tension avec la police…) l’a fait évoluer non vers un accablement résigné mais un apprentissage politique accéléré, une montée en lucidité, un approfondissement de l’exaspération et de ses effets qui ont mené aux poussées violentes auxquelles on pouvait s’attendre. Avec un message non voulu par les autorités : la violence dans la rue en retour de flammes de la violence des politiques sociales aveugles paie.

Ce mouvement a rassemblé des salariés en voie de précarisation ou non, des chômeurs, des artisans, de petits indépendants et chefs d’entreprise avec l’approbation et la compréhension d’une partie importante de nos concitoyens. Les gens ont commencé à comprendre que loin de les diviser leurs difficultés à la fois semblables et différentes relevaient de causes et de décisions communes, que les explications et justifications des politiques menées ignoraient ou déniaient la réalité de leurs vies matérielles et sociales, que des éléments de langage dans un renouvellement constant et un constant travestissement des réalités économiques et sociales de leurs vies coulaient à flots continus des médias créant comme une seconde réalité les ignorant ou les dissolvant dans des apparences les rendant étrangers à leur propre expérience de vie. La question de la démocratie et de la représentativité s’est imposée conjointement à celle de l’information qu’elle a percutée de plein fouet aux grands effarouchements de ceux qui se croyaient à l’abri derrière les commandes de grands journaux et puissantes chaînes de radios et télévision.

La police placée en première ligne des effets de la gestion déficitaire du dialogue et des politiques sociales pendant que les autorités responsables jouaient le pourrissement et surjouaient l’indifférence a été mise lourdement en porte à faux avec ses concitoyens. Avec l’intensification d’une évolution inquiétante de plus comme si nous avions encore besoin d’un peu plus de ce qui ne va pas, le recul du dialogue au profit du rapport de force. Compenser le défaut de dialogue social et ses effets pervers par une mise en surveillance accrue de ceux qui dénoncent ce défaut et ses effets. « L’infiltration plus systématique de casseurs au sein des cortèges a conduit les forces à adapter leur doctrine de gestion des manifestations… Cette nouvelle étape…nécessaire pour garantir la liberté de manifester et protéger nos concitoyens, manifestants ou non et leurs biens (Edito, Schéma national du maintien de l’ordre, Gérard Darmanin 16/09/20) ». Le genre d’injonctions paradoxales qui saturent dorénavant la langue si particulière de la gouvernance dont la bienveillance finit par inquiéter dès lors que la possession d’une casquette ou d’un gilet bouton d’or a empêché certains d’accéder à un parcours de manifestation autorisée. On aurait pu s’attendre à ce que "l’infiltration plus systématique de casseurs" soit la priorité retenue.

Assez spontanément les GJ ont rejeté les corps intermédiaires dénoncés par les médias qui avaient bien aidés les dirigeants politiques à les disqualifier en les rendant dépendants et impuissants, favorisant leur décrédibilisation pendant des années. Ce phénomène fut soigneusement souligné par les éditorialistes avec une certaine jubilation comme signe de l’irresponsabilité des GJ alors que c’est le fruit de leur travail commun avec les médias et responsables politiques en vu d’étouffer toute critiques et propositions alternatives. C’est aussi malheureusement le résultat du double-jeu d’une partie de la gauche et le constat de sa réussite partielle à travestir les fondements,le rôle et les objectifs du mouvement social.

Il ne faut jamais sous-estimer les classes dirigeantes, leur intelligence, leurs capacités et leur opiniâtreté. Pas plus que la fidélité durable, intéressée, reconnaissante d’une partie de ceux qui s’y identifient en partageant leurs valeurs et qui leurs sont redevables de leurs statuts économiques et professionnels. La fidélité aussi d’une autre partie des élites, mal à l’aise devant les excès et l’abandon accéléré des responsabilités vis-à-vis de l’intérêt général et de celui du pays, qui malgré tout par attentisme prudent permettent la perpétuation d’un système qui ne les laissera pas tous indemnes si ces dirigeants parviennent à leurs fins. Des plus modestes enfin sensibles à la pression du lendemain et à la crainte du déclassement qui finissent par diviser et entamer les solidarités d’intérêts, cordes vibrantes dont jouent en virtuose nos politiques et journalistes qui ne manquent jamais d’exprimer leur compassion fataliste aux perdants.

Dis comme cela, il semblerait que nous soyons dans une impasse ou plutôt dans une évolution en forme de goulot d’étranglement, de pseudo choix où après des tâtonnements, peut-être des coups de théâtres et autres mystifications, nous serions une nouvelle fois abusés avec l’espoir cette fois-ci que, coup de massue après coup de massue, guerre des nerfs après guerre des nerfs, le pays finisse par se déliter, partir en mosaïques identitaires et/ou communautaires. Compatibles grâce à leurs hiérarchies, leur caporalisme, le suivisme obligé de leurs assujettis avec la supervision d'une une oligarchie triangulant la finance, le politique et la haute administration. Régnant au nom de l’UE, grande province à la mode étatsunienne sans trop le revendiquer pour sauver les apparences le temps que le folklore, le tourisme et les productions médiatiques ne nous servent de mémoire historique et culturelle. Régentant le cadre général de nos vies dont le quotidien serait délégué aux autorités locales et communautaristes. Vous trouvez cela exagéré. C’est le fonctionnement de la société américaine et anglaise avec le succès que l’on sait. Cela permet d’éviter frontalement les effets de la politique sociale de redistribution des richesses et la montée d’une coalition sur cet axe. Qui va croire à la sincérité d’une politique effective et continue sur le thème du séparatisme opportunément mise en scène à l’horizon d’un scrutin électoral (eh oui, encore une fois) alors que la politique de la ville a été écartée il y a quelques mois d’un revers de la main ? A y regarder de près, il semblerait qu’une fois de plus la rhétorique compense les approximations qui se révèlent déjà.

Un détour par le pouvoir et la mission du journaliste en charge de la politique et de sa contribution au fonctionnement d’une démocratie est ici nécessaire. Ils sont actuellement et c’est peu de dire que le contentieux est lourd, en recherche de légitimité en tentant de se protéger quelquefois derrière l’existence d’internet et de ses possibilités , des réseaux sociaux, faisant semblant de confondre la responsabilité des opérateurs et celles des usagers, dénonçant fakes-news et complotisme en masquant leurs propres parti-pris, affiliations, militantisme, auto-censure, manipulations dont ils sont loin d’être innocents et qui existaient bien avant ces nouvelles technologies. En faisant semblant d’ignorer le poids de l’argent et son influence sur leur travail quotidien. En pensant que leurs concitoyens qui attendent des informations vérifiées et sourcées, mises en perspective, le respect de la diversité des opinions, la tenue de débats authentiquement contradictoires et loyaux sans lesquels des choix démocratiques n’en sont pas, sont dupes. La lucidité persévérante de nos concitoyens est une bonne nouvelle y compris pour les journalistes attachés à leur métier et son utilité sociale. Malheureusement, même si la confiance déclarée dans les médias est faible, le pouvoir d’influence continue d’agir.

Paradoxe de la vie, sans invitation le covid est entré dans la danse et dans nos vies en soulignant certains traits dont nous nous doutions. Beaucoup de désordres, d’aberrations dans le fonctionnement et l’organisation de notre société dénoncés depuis longtemps qui semblaient soudain découverts et compris par ceux qui les semaines précédentes n’écoutaient rien mais avaient des solutions pour tout, agacés par notre scepticisme. L’importance des métiers et de ceux qui les portent, l’engagement des professionnels soutenus par un sentiment d’utilité sociale, de coresponsabilité et de solidarité, l’importance des familles et des réseaux de solidarité qui firent apparaître bien fragile la légitimité de dirigeants si hautains et sûrs d’eux la veille encore, empressés de donner des leçons de création destructive ou l’inverse tellement les mots avaient semblé remplacé les réalités trop consistantes de nos vies à leurs yeux.

Les médias et les dirigeants politiques ont enterré les GJ pour se rassurer même s’ils ne peuvent s’empêcher d’y penser maintenant. Même la nuit dans leurs rêves paraît-il. Ils avaient pourtant bien travaillé à la dissolution progressive de l’énergie que sucite la démocratie grâce aux référendums pour du beurre, aux élections surréalistes où il fallait comprendre que le programme qui serait mis en œuvre serait le contraire de ce qui avait été expliqué et énoncé, encouragés, c’est vrai, par la patience d’anges de leurs concitoyens qu’ils prirent pour un avachissement définitif. Un beau matin une leçon en jaune qui ne faisait que commencer leur fut donnée. Leurs administrés, las d’être ballotés entre soumission résignée et révoltes à répétition décidèrent que leurs droits et devoirs de citoyens devaient désormais être exercés et respectés. Un très long combat qui vient de loin venait d’être relancé réunissant les générations, les hommes et les femmes. Avec beaucoup de résistance des deux côtés.

Le mouvement des gilets jaunes montre me semble-t-il que la mystification a des limites et que nos concitoyens ne sont ni résignés ni dévitalisés. De réelles capacités d’organisation et de manœuvre en lien avec le niveau socioculturel qui monte. Un apprentissage politique accéléré difficile comme toujours mais qui est formateur et qui a contraint la classe dirigeante à se dévoiler dans sa diversité et ses manipulations. Si on fait le constat permanent du désaveu du fonctionnement du système et de ses solutions par l’abstention qui devient structurelle, on peut dire que le système commence sérieusement à s’enrayer.

 Il est vrai aussi qu’un rassemblement autour de solutions alternatives a du mal à émerger.


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