L’épargne privée au secours de la dette publique ?

par Marianne
lundi 10 mai 2010

Si Lavoisier et Anaxagore pouvaient observer la crise financière actuelle, ils pourraient valider leur théorie sur le plan économique, au sujet de la dette, dans la globalisation. La maxime attribuée à Lavoisier est : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », qui en fait est la reformulation d’une phrase d’Anaxagore de Clazomènes, philosophe présocratique  : « Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau ».

Avec la séquence suivante :
 
1- la dette privée des subprimes aux Etats-Unis s’est transmise aux banques par la titrisation,
2- la dette privée des banques a été ensuite transmise à des Etats qui, en renflouant ces banques ainsi qu’en finançant des plans de relance à l’économie souffrant des conséquences de la crise, notamment du financement, ont financé ces dépenses par du déficit public, incrémentant la dette publique,
3- la dette publique d’Etats emprunteurs, comme la Grèce, se transmet ensuite à d’autres Etats qui financent les premiers qui ont du mal à trouver prêteurs ou à un taux prohibitif, en empruntant eux-mêmes, en creusant leur propre déficit.
4- Et maintenant que tous les Etats pratiquement sont endettés (la dette publique de la zone euro s’élève fin 2009 à 78,7% du PIB comme le montre Eurostat), interrogeons-nous sur les nouveaux créanciers de ces Etats …
 
Je posais déjà le problème il y a plus d’un an dans cet article faisant le bilan financier mondial de la crise et les conséquences, les leçons à en tirer. Je faisais remarquer que « L’émission massive de dette publique va ponctionner des liquidités sur les marchés financiers. Les fonds souverains ne pourront pas l’absorber, ayant eux-mêmes subi des pertes. » et aussi que « Les bons du Trésor et obligations d’Etat vont donc être achetés par des acteurs investisseurs, particuliers et banques (en partie via des fonds) à la recherche d’investissements sûrs, en remplacements d’actifs moins sûrs, d’actions et d’obligations privées… » 
… « Nous assistons dans un premier temps de la crise à une baisse des taux, favorisée par les banques centrales, au risque de provoquer comme l’a connu le Japon dans la décennie 1990 une « trappe à liquidité » (la notion de trappe à liquidité apparaît avec Keynes et désigne une situation où la politique monétaire n’est d’aucun recours pour stimuler l’économie). Puis au fur et à mesure des émissions massives d’emprunts d’Etat (bons du Trésor et obligations d’Etat) et du phénomène de tension sur les taux bancaires et obligataires du fait de la demande des entreprises en financement, ainsi que de la concurrence entre les différents emprunts publics, les Etats vont devoir émettre de nouveaux emprunts à des taux plus élevés, ce qui risque de dégrader sur le marché secondaire la valeur boursière de la dette publique déjà émise à des taux plus faibles, obligeant les banques centrales à soutenir ces dernières en achetant des bons du Trésor et obligations d’Etat (c’est d’ailleurs ce que vient d’annoncer la Fed). Ce qui revient à de la pure création monétaire, s’ajoutant à celle induite par la hausse des encours de crédits bancaires. On risque alors, après une première période de déflation, d’entrer dans une période d’inflation et même d’hyper-inflation, qui du reste serait une manière de déprécier la dette des Etats, leur permettant de la rembourser plus facilement plutôt qu’en augmentant les impôts.  »
 
Nous y sommes donc. Les taux se tendent sur les dettes souveraines, d’une part par le double effet de la demande conjointe des Etats sur les marchés face à une offre constante de liquidités, d’autre part pour rémunérer le risque croissant pris par l’emprunteur sur des Etats désormais suspectés de pouvoir faire faillite, avec un effet domino.
 
La Grèce accuse un déficit public record de -13,6% et une dette publique de 115,1% en 2009. Son cas est aggravé par la spéculation qui accentue toutes les tendances haussières ou baissières (les marchés jouant un rôle déstabilisateur plutôt que autorégulateur).
 
Fin 2009, la dette publique de la France s’élève à 1457 milliards d’Euro (77,6% de son PIB, 84% étant anticipé en 2010) et son déficit public à -7,5% du PIB. Or la dette publique française est par ailleurs plutôt sous-estimée, comme le rappelait le rapport Pébereau en 2005, car elle ne comprend pas les factures impayées et autres créances diverses qui sont pourtant aussi dans le passif comptable. Elle ne tient pas non plus compte des engagements hors bilan selon la norme comptable adoptée (une autre norme comptable du privé imposerait de les inclure dans le bilan) incluant, entre autres engagements réels de l’État, les retraites des fonctionnaires non financées qui représentent des engagements des administrations publiques, estimés à environ 900 milliards d’euros. Selon le Rapport Pébereau sur la dette publique, l’application des normes comptables des entreprises privées aboutit à un montant supplémentaire de dette compris entre 790 et 1 000 milliards d’euros[3]. Si l’on intégrait ce montant, la dette publique serait de 2500 milliards d’euros, soit 134% du PIB ! Imaginez que le FMI ou la BCE demande à la France de rectifier ses comptes en provisionnant les retraites des fonctionnaires ! On dirait que comme l’Etat grec, la France a maquillé ses chiffres et la note de la France plongerait soudain … Il serait très intéressant d’ailleurs de savoir si les autres pays européens ont provisionné les retraites de leurs fonctionnaires. Sachant que pour ceux qui fonctionnent en retraite par capitalisation, l’abondement du fonds qui sert à générer le revenu des retraites est compris dans la dette publique, comme aux Etats-Unis (c’est, je crois aussi, le cas du Royaume-Uni).
 
En juin 2009, le rapport annuel de la Cour des comptes[1] sur la situation et les perspectives des finances publiques souligne le risque d’« emballement de la dette » conduisant notamment à une possible « remise en cause de la signature de la France ».
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Cependant, il y a des cas apparemment pires que la Grèce et la France. Au Japon[2], l’endettement public devrait dépasser cette année les 200% du PIB et son déficit public en 2009 est à un niveau de 10%. Mais l’un des points forts du Japon est que sa dette est détenue à plus de 93% par des investisseurs japonais, notamment la Banque de la Poste du Japon. Autrement dit la majorité de la dette publique est détenue par les japonais eux-mêmes, qui ont un taux d’épargne très important (17% fin 2009). Au Japon[3] la poste est une gigantesque machine à transformer l’épargne privée en dette publique. 80% de l’épargne de ses clients (dépôts postaux) est réinvesti dans la dette publique. Donc le risque de défaut de l’Etat nippon est faible, donc les marchés sont rassurés.
 
Qui détient la dette publique ? Là semble donc être la clé de la confiance que les marchés ont en cette dette, ainsi que de l’effet transmetteur de la dette, selon le principe de nos amis Anaxagore et Lavoisier.
Pour s’endetter, l’Etat émet sur les marchés financiers des obligations OAT ou des bons du Trésor. Ces titres sont achetés par d’autres agents (assurances, établissements de crédit, organismes communs de placement, non-résidents...). Sur le site de l’Agence France Trésor (AFT), qui gère les émissions d’obligations OAT et de bons du Trésor de l’Etat français, on voit[4] que deux tiers de notre dette est détenu par des non résidents (25 % pour les Etats-Unis (en 2007), quasiment nulle au Japon. D’ailleurs quand on dit que la Chine finance la dette des Etats-Unis, c’est largement exagéré : les non-résidents représentent un quart des détenteurs, et parmi eux la Chine arrive en tête avec un quart de cette part, soit au total (un quart de un quart) soit un peu plus de 6 %). Le site de l’AFT[5] indique aussi que 34% de la dette publique française est détenu par des assurances et établissements de crédits nationaux et 6% par des OPCVM ou « autres », c’est-à-dire des épargnants français. Comme le remarque Philippe Herlin[6], « jusqu’ici tout va bien et nos émissions obligataires sont largement souscrites. Mais si une défiance envers la signature de la France venait à apparaitre, cela nous mettrait immédiatement en situation de faillite puisque notre économie ne pourrait pas suppléer d’un coup à ces investisseurs étrangers. Il y a donc ici une fragilité très grande qu’il faut prendre en compte, au-delà du montant de la dette. »
 
Une dégradation de la note de la France peut déclencher la rupture de confiance des investisseurs dans le monde.
 
Pour sécuriser la dette publique française, on peut donc se demander si, par acte patriotique ou par intérêt, les Français seraient prêts à souscrire ces bons du trésor, à l’instar des citoyens nippons, soit directement, soit via l’épargne collective en OPCVM (SICAV et FCP).
Intéressons-nous donc au taux d’épargne des ménages en France. Il est particulièrement élevé comparé à la zone euro. Ci-dessous comparaison avec quelques pays européens en 2007 (chiffres Eurostat) :
 
Il s’est accru semble-t-il avec la crise, passant à 17% fin 2009, un record depuis la fin de l’année 2002[7] (13,3 en UE et 15,1 en zone euro[8]). Malgré la stagnation de leurs revenus, les Français n’ont jamais autant épargné depuis sept ans, une "épargne de précaution" sur laquelle ils préfèrent miser face à la hausse du chômage. Eric Heyer, économiste de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), explique à l’AFP que « face à la hausse du chômage et même s’ils ne sont pas directement touchés, les Français ont tendance à faire de "l’épargne de précaution". A l’inverse, entre 2002 et 2008, quand le chômage avait reculé, le taux d’épargne avait baissé ». Les Français ont d’ailleurs plébiscité cette année les placements les plus sûrs, souvent moins rémunérateurs, comme le livret A et l’assurance-vie.
 
Ce comportement validerait la théorie économique de l’« équivalence ricardienne [9] ». Selon ce théorème, « il y aurait, sous certaines conditions, équivalence entre l’augmentation de la dette publique aujourd’hui et l’augmentation des impôts requise demain pour le remboursement de cette dette et le paiement des intérêts. Si les agents économiques se comportent de manière rationnelle, une politique de relance (distributions de revenus financée par la dette publique) ne les poussera pas à consommer, mais plutôt à économiser (augmentation des taux d’épargne), en prévision de hausse d’impôts future. »
 
Une étude de la Direction Générale du Trésor et de la Politique Economique (DGTPE) a suggéré que les ménages de la zone euro et en France, pouvaient suivre un comportement ricardien : « une hausse de 1 point de PIB du déficit public structurel serait compensée par une augmentation de 3/4 de point de PIB de l’épargne privée, ce qui serait cohérent avec un comportement largement ricardien des ménages de la zone euro.  »
 
Ainsi, il existe un équilibrage naturel qui consiste à financer la dette publique par l’épargne privée, cette dernière étant encline à le faire en tant de crise qui implique une augmentation de cette dette publique. Ce qui transfère finalement le risque sur les ménages … leur capacité d’épargne, de financement, de renouvellement de l’encours de dette publique. En effet, si avec la crise leurs revenus stagnent ou baissent, ils n’auront pas une capacité croissante d’épargne. De plus ils vont substituer ce placement à d’autres placements sans doute moins sûrs (actions, obligations privées, immobilier,…) et à la consommation, ce qui accentuera les problèmes de l’économie par ailleurs.
On peut continuer la chaîne à l’infini. « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme … »


 
 
 
 
 
 
Etude de Natixis http://cib.natixis.com/flushdoc.aspx?id=49488 : Pourquoi les taux d’épargne des ménages remontent-ils depuis la crise ?
 
 
 

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