L’espéranto ? Les enfants en rêvent

par Thierry SALADIN
jeudi 28 mars 2013

Aux yeux de beaucoup de personnes, il faut le reconnaître, l'espéranto reste attaché à quelque chose de raté ou de chimérique. Certains en parlent en bien, mais pour ajouter immédiatement que « ça n'a pas pris, hélas, mais c'était une belle idée ». D'autres pensent de manière tout aussi sincère qu'une langue construite n'a aucune chance d'être adoptée. C'est méconnaître le fait que deux langues ont un caractère commun avec l'espéranto, c'est-à-dire une part non négligeable d'artificialité : l'hébreu moderne et l'indonésien. L'une et l'autre ont été conçues de manière artificielle à partir de l'hébreu classique pour la première et des 540 dialectes et langues parlés en Indonésie pour la seconde. Et toutes les deux ont été adoptées comme langues officielles, l'une en Indonésie en 1928, et l'autre en Israël en 1948. Certes, le pourcentage d'artificialité de ces deux langues est inférieur à ce qu'il est en espéranto, mais il est bien réel et sans commune mesure avec les langues ethniques faussement qualifiées de langues naturelles.

Une pétition au titre provocateur vient d’être lancée sur Internet au début du mois de février 2013. Elle a pour but d’inciter les institutions européennes à non seulement reconnaître l’espéranto — il serait temps, en effet ! — comme une langue digne de respect au même titre que d’autres langues construites, certes dans une proportion moindre mais parfaitement reconnues, celles-là, comme le sont l’hébreu moderne et l’indonésien1, mais par surcroît lui donner le statut de langue officielle de l’Union européenne. Oui, vous avez bien lu, son titre est : « L'Espéranto, langue officielle de l'Union européenne, maintenant ! » Rien que ça !

J’entends déjà certains rigoler dans leur plastron : « Ah ces espérantistes, tous des rêveurs ! »

Oh oui, nous rêvons. Nous avons en rêve un monde avec l’espéranto comme langue commune pour fédérer les peuples, et contribuer ainsi à faire faire un grand bond en avant à l’humanité. Mais il faut reconnaître que les esprits ne sont pas préparés. Loin s’en faut. Les élites n’y voyant pas leur intérêt, elles font barrage. Pire, elles font comme si l’espéranto n’existait pas. Alors le peuple reste dans l’ignorance et se résigne à adopter le tout-anglais, puisqu’il n’y a rien d’autre de proposé. Vous imaginez les 25 millions de chômeurs de l’U.E. échanger avec une même langue, une langue d’accès facile comme l’espéranto ? Quel pouvoir auraient alors ces cohortes de laissés-pour-compte ! Et je ne parle pas des syndicats ouvriers. Lorsqu’on voit où en sont nos sociétés occidentales, où la part de rêve des projets politiques de pays comme la France se résume à dire : « Travaillez toujours plus, et acceptez une baisse de vos salaires, sinon on vous délocalise ! », nos sociétés sont effectivement malades. Plus rien ne nous fait rêver. Las ! Et je n'oublie pas tous ceux qui sont exclus du monde du travail, ainsi que des statistiques, en France, ni des Grecs, des Espagnols, des Portugais et des Italiens.

Voilà où nos élites nous ont conduits. Je ne parle que des élites républicaines, évidemment. Dieu merci, l’autre au fond du couloir vers la droite est encore mise sur la touche. Mais pour combien de temps encore, car ça gronde… ?

Bien évidemment, l’espéranto ne peut et ne pourra pas régler les problèmes socio-économiques actuels, mais il pourrait contribuer à fédérer les énergies pour sortir de ce monde par le haut et préparer le suivant. Il permettrait aux peuples de se faire entendre, et de prendre part aux décisions, ce qui changerait singulièrement la donne.

Alors cette pétition ? Eh bien oui, elle est née d’un rêve, celui d’un adolescent de seize ans qui de son lycée au Costa Rica a eu l’audace, pour ne pas dire le culot, que seule la jeunesse peut justifier, de lancer au monde ce défi. Parfaitement, un défi au monde entier ! En effet, le texte de sa pétition est le suivant : « Nous, citoyens européens et du monde, nous vous appelons à faire de l'espéranto la 24ème langue de l'Union Européenne, pour une Europe plus démocratique et plus équitable vis-à-vis de chaque langue et culture du continent. Choisir l'espéranto, c'est un pas de plus dans la construction européenne. Il manque un débat au niveau européen, l’Europe ne doit pas seulement être économique, elle doit aussi être l'Europe des peuples. »

« Et que ça saute ! » a-t-on envie d’ajouter.

On ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec la naissance de l’espéranto en 1887.

Peu de gens le savent, mais l’espéranto est né d’un rêve d’enfant. Nous savons par ses écrits que Lazare Louis Zamenhof (1859-1917) pensa à inventer une langue internationale et à en faire don au monde entier dès sa plus tendre enfance, et qu’il s’attela à cette tâche sans attendre.

Et c’est à l’âge de 28 ans, qu’il fit éditer à compte d’auteur une brochure toute simple, qui deviendra ce qu’on appelle le Unua Libro2 (le premier manuel). Nous sommes le 26 juillet 1887 à Bialystok, en Pologne annexée par la Russie tsariste.  

Quant à Joannès, puisque c’est de lui qu’il s’agit, il était encore il y a deux mois totalement inconnu du mouvement espérantiste. Lui aussi a fait un rêve. Un rêve semblable à celui que fit son illustre prédécesseur. Et de son lycée franco-costaricien où il prépare son baccalauréat, il nous interpelle tous.

Aujourd’hui, le compteur est à 3832 signatures, en ce jour du 17 mars 2013, soit six semaines après le lancement de la pétition.

« Ridicules, ces espérantistes ! Mais regardez-les, ils ne sont même pas une dizaine de milliers dans le monde et ils prétendent que leur langue devrait devenir, et blablabla et blablabla…  »

Ça, c’est ce que vont dire les gogos. Et ils en ont parfaitement le droit. Mais examinons les faits.

Moins de dix mille personnes à avoir signé à ce jour ? Certes, mais ce n’est qu’un début : tout ne fait que commencer. Sinon, ce serait négliger le fait que des Brésiliens, des Japonais et des Russes, pour ne citer que ces trois pays représentent déjà à eux seuls quinze pour cent des signataires ? Comment expliquer qu’une signature soit déjà arrivée de l’État des Tuvalu, un archipel perdu dans l’immense Océan Pacifique ? Comment expliquer que plus de 30% des signataires sont extérieurs à l'Union européenne ? C’est cela la force de l’espéranto ; cette langue a pris partout dans le monde. Oui, partout il y a des hommes qui partagent cet idéal, parfois sans pour autant connaître l’existence de cette langue. Comme je l’ai dit plus haut : les élites font barrage, mais pour combien de temps encore ? Et attendez, la Chine ne s’est pas encore réveillée. Pas encore. Le monde tremblera-t-il alors ? Oui, ce sera un gigantesque frisson d’espoir qui parcourra la planète. Et pourquoi les Chinois se réveilleraient-ils ? Tout simplement parce que l'espéranto, bien que doté d'un lexique qui est une synthèse des langues latines, germaniques et slaves, construit les mots exactement comme en chinois.

Au premier mars 2013 quatre-vingt-un pays étaient représentés. Le quinze mars 2013, ils étaient déjà quatre-vingt-dix. Tous ces gens-là ont en commun l’espoir que l’Union européenne saura infléchir la tendance inexorable, semble-t-il, vers le tout-anglais. Ils ont pris conscience de la catastrophe culturelle qui se prépare à grande échelle si par malheur l’U.E. choisissait aujourd’hui l’anglais, car alors plus rien ne résisterait au Global English dans le monde, pas même la langue anglaise ; la vraie. Parce que le monde nous regarde, parce que la construction européenne, bien que très mal engagée, reste un formidable projet, unique dans l’histoire, nous, les Européens, nous avons une responsabilité qui s’étend bien au-delà de nos propres vies.

En faisant en sorte que cette pétition soit le prélude à un grand débat national dans chaque État membre, d’une part, mais aussi au niveau européen, pour ne pas dire mondial, d’autre part, nous écrirons l’histoire qui fort heureusement ne s’est pas arrêtée avec la chute du bloc communiste, comme l’a écrit Francis Fukuyama. Tel est l’enjeu : créer les conditions pour que prenne corps une identité commune européenne afin d’infléchir le cours de l’histoire en Europe et par voie de conséquence celle du monde. En effet, nous pensons que le choix de l'espéranto comme langue commune de l'Union européenne, sera un formidable coup d'accélérateur de l'Histoire. Inévitablement, le reste du monde suivra, d'autant que l'U.N.E.S.C.O. a reconnu par deux fois (1954 et 1985) la valeur de l'espéranto. En revanche, si ce n'était pas l'espéranto qui était choisi par l'Union européenne, ce serait l'anglais. Qui peut en douter ? Les forces à l'œuvre de nos jours seraient irrésistibles, et l'humanité le paierait très cher. Certains prônent encore un multilinguisme en Europe pour se contredire quelques instants plus tard en se contentant d'un « anglais acceptable ». C'est en effet comme cela que se déroule le discours prononcé le 22 février 2013 par Joachim Gauck, le Président de la République fédérale d'Allemagne. C'est pourquoi, ce que nous souhaitons pour l'espéranto, c’est le statut de langue commune en Europe. Rien de plus, mais rien de moins.

J’ai bien dit : « langue commune », et pas « langue unique ». Chacun garde sa langue et dispose d’un moyen de communication accessible pour tout enfant et ce dès l’école primaire. Dans cette optique, chaque enfant entrant en sixième choisirait d’apprendre la langue étrangère qu’il voudrait. En effet, l’enseignement de l’espéranto à l’école primaire ne doit pas être considéré comme une matière de plus, mais bien au contraire comme un moyen ludique d’apprendre à découvrir les autres et leur façon de s’exprimer et de voir le monde aussi par la langue qu’ils parlent. C’est un véritable éveil aux langues qui serait instauré, ce qui n’est pas encore le cas dans les écoles de la République, si on excepte certaines pratiques locales comme le programme des écoles en langue régionale le prévoit dans les Calandrettes, les écoles occitanes, et sans doute aussi dans les autres écoles en langue régionale comme les Diwan, La Bressola, pour ne citer qu'elles.

Les critiques concernant l’espéranto qu’on entend encore, ou qu'on lit sous la plume des ministres, comme quoi l’espéranto ne disposerait pas de support géographique, historique et culturel comparable aux langues ethniques pouvaient à la rigueur être formulées il y a cent ans. Elles ne sont plus du tout de mise aujourd’hui. En effet, elles ne résistent pas cinq minutes à l'épreuve des faits.

L'espéranto, c'est un peu comme un prévenu, qui le jour du procès serait privé du secours d'un avocat. Il est donc condamné à tous les coups. Qui accepterait une telle justice dans un État de droit, dans un pays démocratique ? C'est pourtant ce qui se passe actuellement et pas seulement pour l'espéranto. Nous vivons à une époque où « ce dont on ne parle pas n'existe pas ! »

Nous sommes résolus à soutenir ce projet afin de créer rien de moins qu’un groupe de pression mobilisé à cette fin. Cela fait 126 ans que des hommes apprennent, parlent et luttent, génération après génération pour faire avancer les idées. Et aujourd’hui des gens s’aiment aussi avec cette langue. Oui, on s’aime en espéranto, et on fait aussi des bébés. Mais écoutons Umberto Eco : « On a enseigné l’espéranto dans de très mauvaises conditions durant quelques décennies, et voici que des êtres humains s’aiment en espéranto. On a enseigné le latin durant des siècles, très intensivement, mais vous pouvez être certain que même un prêtre et une religieuse, s’ils font l’amour, ne l’utilisent pas dans une telle circonstance. Concluez vous-même ! » (Le Monde, 4 nov. 1998, N° 16725 p.15).

Une littérature originale et de traduction existe depuis le début, et se développe chaque année, toujours dans un silence médiatique total. Mais patience, une vérité finit toujours pas éclater au grand-jour.

La route est encore longue, mais qu’elle est belle !

Et heureusement, l’histoire est toujours en marche.

 

N.B. : La pétition est pour l'instant accessible directement en dix langues seulement (Ar, De, En, Es, Fr, It, Jp, Kr, Po, Ru). C’est le maximum que permet Avaaz à ce jour. Toutes les autres langues actuellement disponibles sont donc sur la page d’accueil en français :

http://www.avaaz.org/fr/petition/Esperanto_langue_officielle_de_lUE/?tJbwlab



1 L'indonésien, langue officielle de l'Indonésie depuis 1928, est une sorte de syncrétisme d'environ 540 dialectes parlés en Indonésie, parmi lesquels les langues régionales de chaque île (javanais, soundanais, balinais, madourais, etc.). Et c'est bien arbitrairement, pour de simples raisons de facilité d'étude, qu'on a choisi pour base le malais, qui n'était pourtant pas la langue la plus utilisée dans l'archipel. Et une quantité de mots de diverses origines (sanskrite, portugaise, néerlandaise, etc.) y ont été ajoutés (l'indonésien, contrairement au chinois, adopte très facilement des mots étrangers).

2 La brochure éditée en russe avait pour titre : Mejdunarodny yazyk (Langue internationale), et était signée d’un certain Docteur Esperanto.

 


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