L’étonnant destin des rames du métro de New York

par Fergus
mercredi 8 avril 2015

Nous avons tous été confrontés au spectacle désolant de carcasses de bateaux éventrées ou d’épaves de véhicules, abandonnées dans des cimetières pathétiques, les unes pourrissant entre lichens et salicornes au fond d’une anse oubliée, les autres agonisant sous la rouille dans une casse abandonnée envahie d’herbes folles. Rien de tel pour les rames en fin de vie du métro de New York : dès qu’elles cessent de circuler sur les voies de la Grosse Pomme, elles commencent une nouvelle existence...

Lorsqu’elles arrivent en fin de course, les vieilles rames du métro et du RER de la RATP sont démantelées : les matériaux qui les composent sont recyclés, et les structures métalliques repartent vers les fonderies industrielles. Sans surprise, il en allait de même à New York. Jusqu’au jour de l’année 2001 où est né, dans les bureaux de l’administration municipale, un projet écologique original de recyclage des rames devenues trop vétustes. Des rames d’autant plus nombreuses que la Metropolitan Transportation Authority (MTA) avait entrepris l’année précédente une automatisation progressive du réseau qui rendait obsolètes les vieux matériels roulants.

« Que faire des milliers de wagons qui allaient devoir être remplacés ? » Telle est la question que se posaient en 2001 les dirigeants de la MTA et les élus de la ville de New York. N’y avait-il pas, se demandaient-ils alors, d’autre issue pour les vieilles rames qu’un banal démantèlement ?

Dans le même temps, une autre question, nettement plus angoissante, se posait avec une acuité croissante aux autorités de la côte est des États-Unis : « Comment faire face aux conséquences de la surpêche qui avait entraîné une raréfaction problématique de la ressource ? »

C’est en croisant ces deux questions que l’idée a surgi comme une évidence sur la base d’un constat : le problème des fonds marins de la côte atlantique des États-Unis est lié à l’absence quasi-totale de structures rocheuses de nature à servir d’abris aux poissons, 95 % de la superficie étant constitué d’espaces sableux. Dès lors, pourquoi ne pas recycler les vieux wagons de métro en les immergeant, comme cela a déjà été fait en divers lieux de la planète avec des caissons de béton spécialement construits ? Dans le golfe de Thaïlande, ce sont même 25 chars d’assaut chinois et près de 200 camions-bennes à ordures hors d’usage qui, depuis cette époque, ont été immergés ! Objectif de toutes ces initiatives : régénérer des écosystèmes en danger en créant des habitats de récifs artificiels visant à faciliter le retour des populations de poissons et à relancer une activité de pêche très menacée.

Comme l’on pouvait s’y attendre, le projet de la MTA a d’abord suscité une vive opposition de la part des associations écologiques, et notamment de l’American Littoral Society, pas vraiment enchantée à l’idée de voir les fonds marins transformés en cimetière d’épaves. Moyennant quoi, de nombreuses études ont été menées par des experts scientifiques pour évaluer les avantages et les inconvénients d’un tel programme.

Le résultat a été très positif : sous réserve d’une élimination préalable complète des éléments polluants (peintures, PCB, huiles, graisses), aucun élément sérieux ne s’opposait à cette immersion des wagons réformés. Bien au contraire, les carcasses immergées apportaient, aux dires des experts scientifiques, l’assurance d’un repeuplement spectaculaire des zones concernées, à la fois par des mollusques et des crustacés, mais aussi par de nombreuses espèces de poissons de tailles différentes.

 

La renaissance de la « pêche au gros »

Les premières immersions, effectuées dès 2001 au large des côtes du Delaware et de la Caroline du Sud, ont confirmé ces prévisions, notamment sur le site de Redbird Reef, à 25 km des côtes du Delaware, et à 30 m de profondeur. Très vite, des colonies de mollusques et de crustacés se sont implantées dans ces nouveaux abris, où l’on a vu revenir de nombreux poissons. Parmi eux : les très prisés bars – qui avaient quasiment disparu du littoral de ces États –, différentes espèces de cardeaux*, et des prédateurs de taille moyenne comme les maquereaux. Cerise sur ce gâteau écologique, les grands prédateurs comme les marlins et les thons ont rapidement suivi, ce qui a entraîné d’importantes retombées économiques positives pour les ports des régions côtières concernées. Les adeptes de la « pêche au gros » ont en effet pu se mêler aux pêcheurs à la ligne revenus en nombre effectuer des sorties en mer qu’ils avaient très largement abandonnées avant la mise en place de ces récifs artificiels.

Entre 2001 et 2010, 2500 wagons ont été immergés pour être transformés en « résidences de luxe pour poissons  », selon le mot d’un responsable de ce projet. Et cela non seulement dans le Delaware et la Caroline du sud, mais également sur les fonds marins du New Jersey, du Maryland, de Virginie et de Géorgie. Aujourd’hui, quasiment plus personne aux États-Unis ne conteste la pertinence de ce programme.

Surtout pas les usagers des eaux du Redbird Reef : selon Jeffrey Tinsman, responsable des immersions dans le Delaware, l’on a vu en effet la population des poissons multipliée par... 400 sur ce site qui constitue incontestablement l’un des habitats artificiels les plus emblématiques de la côte est des États-Unis. Initié dès 1996 avec l’immersion de vieilles barges, de carcasses de voitures et de pneus, c’est après la décision de la MTA d’immerger des voitures obsolètes du métro new yorkais que le site s’est développé de manière spectaculaire. À tel point qu’il a pris dès 2001 le nom de « Redbird », surnom jusque-là donné aux rames rouges du métro de New York dont 619 wagons ont été immergés là durant la durée du programme de renouvellement.

Aujourd’hui, le Redbird reef est considéré comme une réussite exceptionnelle, ce que confirment les chiffres des autorités : on compte désormais près de 10 000 sorties annuelles de pêche sur ce site ! Un succès tel qu’il en est résulté une recrudescence des vols de matériel de pêche, au point qu’il a fallu, ici et là, renforcer les effectifs de la police locale.

Quelques années s’étant écoulées, les carcasses sont maintenant totalement colonisées sur les différents sites d’immersion : des lichens, des polypes, des mollusques de différentes espèces couvrent désormais les structures métalliques, et d’innombrables poissons se sont accoutumés à ce nouveau genre d’habitat où ils trouvent tout à la fois protection et nourriture. Une fois n’est pas coutume, c’est à des déchets d’origine industrielle que l’on doit le renouveau de ces biotopes naguère en voie de stérilisation totale. Peut-être faut-il y voir une lueur d’espoir ? Cette expérience originale montre en effet qu’en associant l’imagination à l’observation de la nature, des compromis positifs peuvent parfois être trouvés.

Le pragmatisme financier des Américains n’est toutefois jamais très loin : en dépensant 32 millions de dollars pour ce programme, les responsables de la MTA ont réalisé une économie substantielle sur le coût du démantèlement de ce matériel roulant obsolète. Les motivations de cette conversion aux vertus environnementales de managers habituellement peu sensibles aux sirènes écologistes doivent-elles être lues dans les bilans comptables, dans leur goût pour la pêche au gros, ou dans une sincère adhésion à la cause des fonds marins ? À chacun de forger son opinion...

 

* « Cardeau » est le nom générique donné à différentes espèces de poissons plats. L’un des plus fréquents sur la côte est la plie.


Lire l'article complet, et les commentaires