L’herméneutique de l’alliance du monde de l’islam et de la première puissance du monde

par Hamed
samedi 10 août 2013

 Comment l’Europe qui se trouvait au bon endroit et au bon moment a pu tirer un formidable profit de sa révolution industrielle du XVIIIe et XIXe siècle pour se développer et s’étendre sur le monde. Cette expansion s’est soldée par une domination sur les trois-quarts de l’humanité. Le continent américain (Amérique du Nord et du Sud), l’Australie, l’Afrique, le monde islamique et une grande partie de l’Asie. Pareillement, le monde de l’islam va se trouver au bon endroit et au bon moment en alliance avec les États-Unis pour changer le rapport des forces dans le monde. Comment cette transformation a-t-elle pu s’opérer ? Comment le monde islamique qui venait d’accéder à l’indépendance dans les années 1950 et 1960, dépendant de tout sur le plan économique de l’Occident, de l’URSS et de la Chine, qui ne produit que des matières premières et du pétrole, va moins trente ans plus tard influer sur la marche de l’Histoire. Et, à partir des années 1990, l’islam radical, supplantant l’Union soviétique disparue grâce aux coups de boutoir en Afghanistan et aux richesses pétrolières, devenir ensuite une menace pour la superpuissance mondiale. Telle est l’interrogation que l’on peut porter sur cette alliance équivoque des États-Unis et du monde de l’Islam.

  1. Frustration et division du monde arabe, une arme pour l’Occident

 Dans une étude confidentielle (déclassifiée en 1979) publiée le 14 février 1946 par le service militaire de renseignement du Département américain de la Défense, il est dit : « À de rares exceptions près, les États [du monde musulman] sont marqués par la pauvreté, l'ignorance et la stagnation. Ce monde est plein de mécontentement et de frustration, mais aussi d'une conscience exacerbée de son infériorité et de détermination à obtenir certaines améliorations.

  Deux aspirations fondamentales s'opposent ici de front, et cette confrontation est génératrice de conflit. Ces aspirations se révèrent dans les comptes rendus quotidiens de tueries et d'actes de terrorisme, de groupes de pression dans l'opposition ainsi que de nationalisme brut et d'expansionnisme pur présentés comme des manœuvres diplomatiques. » Le rapport explique ensuite ces deux aspirations et commence, à juste titre, par se concentrer sur le lourd contentieux hérité de l'époque pré-moderne. « La première de celles-ci, c’est la puissance qui fut la leur et qui leur permit non seulement de régner sur leurs propres terres, mais aussi de vaincre la moitié de l'Europe. Et ils souffrent de constater leur dénuement économique, culturel et militaire actuel. Ainsi, leur conscience collective est soumise à une pression croissante. Les Musulmans veulent reconquérir leur indépendance politique par tous les moyens possibles et tirer eux-mêmes profit de leurs propres ressources. (…) Bref, la région est affligée d'un complexe d'infériorité, et ses actes sont aussi imprévisibles que ceux de tout individu sujet à de telles motivations. » L'autre aspiration fondamentale est d'origine externe. « Les grandes puissances et celles qui le sont presque couvrent les richesses économiques de la région musulmane et veillent aussi sur certains de ses points stratégiques. Leurs actes sont également difficilement prévisibles, car chacune de ces puissances se trouve dans la position d'un client qui s'empresse de faire ses achats parce qu'il sait que la boutique va être cambriolée sous peu. Dans une atmosphère aussi saturée des gaz inflammables que sont la méfiance et l'ambition, la moindre étincelle pourrait provoquer une explosion touchant tous les pays impliqués dans le maintien de la paix mondiale. » L'introduction conclut par une justification de cette analyse : « Une bonne compréhension du monde musulman ainsi que des tensions et des contraintes qu'il subit est donc un élément indispensable du travail de base des services de renseignement ».

 Précisément, les pays arabes se trouvent dès leur indépendance confrontés à la compétition Est et Ouest et à l’implantation de l’Etat d’Israël en Palestine, en 1948. A la fois divisés et très en retard sur le plan économique et industriel suite à la longue nuit colonisatrice, ils ne pouvaient apporter une réponse ferme aux deux grandes puissances sorties vainqueurs du Deuxième Conflit mondial. Deux constantes expliquent cet état de fait. D’abord, la division des pays arabes en régimes monarchiques, alliés des États-Unis, et en régimes nationalistes, alliés à l’Union soviétique, ne pouvaient qu’attiser méfiance et rancune entre eux. La deuxième constante est qu’aucun Etat arabe n’est démocratique au sens universel (élections représentatives, libertés d’expression, de la presse, respect des droits de l’homme). Tous, à des degrés divers, sont sous le joug d’un arbitraire qui permet à une minorité de conserver le pouvoir et de maintenir les masses en état de soumission politique et de sujétion sociale. Donc pas de libertés et une confiscation des richesses par ceux qui sont proches du pouvoir. Cette réalité entretient un état de frustration permanent des populations que les États-Unis avec les pays monarchiques arabes vont instrumentaliser dès les années 1970 pour endiguer l’influence de l’Union soviétique de plus en plus présente au Proche et Moyen-Orient et au Maghreb.

 Surtout qu’avec la débâcle militaire au Vietnam et le demi-échec de son protégé face à l’Egypte et à la Syrie qui met fin à l’invincibilité d’Israël, les États-Unis sont astreints désormais à ranger leurs fusils dans le placard, fusils qui n’ont apportés qu’échecs et frustrations pour la superpuissance. Et changer leur politique extérieure en menant une guerre subversive tout azimut. Si l’Union soviétique et sa périphérie, l’Europe de l’Est, notamment la RDA, via le KGB et la Stasi, ne vont pas chômer en termes de subversion et de déstabilisation de l’Europe par différentes formations politiques révolutionnaires en Europe (la Fraction Armée rouge, les Cellules révolutionnaires en Allemagne, les Brigades rouges en Italie, l’Action directe en France), les États-Unis et leurs alliés arabes, de leurs côté, vont s’appliquer via la CIA et les services saoudiens à utiliser l’islam pour déstabiliser les pays arabes nationalistes. Ainsi d’une pierre deux coups, ils s’activeront à endiguer le communisme, donc la convoitise de l’URSS sur les plus grands gisements de pétrole du monde situés dans le monde islamique et protéger les pays monarchiques arabes des idées progressistes des pays nationalistes.

 Dans cette guerre froide entre les deux supergrands, les États-Unis ont enregistré un premier succès en dégageant l’Egypte du front nationaliste arabe. La défection de l’Egypte obtenu par la promesse du retour du Sinaï, d’une aide financière annuelle et d’un accord de paix avec Israël a été un rude coup porté à l’équilibre de puissance dans la région. De plus, le front nationaliste affaibli, devenu le « front de fermeté », va faire face à une nouvelle donne, l’émergence de l’« islam politique » incarné par l’Iran en concurrence avec l’Arabie saoudite pour la direction de l’islam mondial.

  1. De la poussée des mosquées dans le monde à la « ceinture verte » contre l’URSS

 Comment comprendre la formidable poussée de construction de mosquées dans le monde en particulier dans les pays arabes et les pays occidentaux, notamment en Europe ? Quel rôle ces mosquées vont jouer dans la compétition Est-Ouest ? Tout d’abord, il faut dire que l’implantation massive a obéi à un mouvement naturel de l’Histoire. Le formidable transfert du pouvoir d’achat de l’Occident aux pays monarchiques arabes suite aux chocs pétroliers de 1973 et 1979 a mis des moyens financiers considérables à la disposition de l’ultra-conservatrice monarchie saoudienne pour inonder de dollars partout où c’était possible dans le monde pour construire des mosquées. Porter l’Islam était une réponse toute naturelle à l’attachement des populations musulmanes aux devoirs et pratiques de l’Islam, la démarche saoudienne répondait donc à l’aspiration de la majorité des masses musulmanes dans les pays arabes et n Occident. 

 En réalité, la démarche n’était pas innocente, la stratégie américano-saoudienne visait dans l’invasion de mosquées à l’intérieur comme à l’extérieur du monde arabo-musulman d’unifier les peuples musulmans sous la bannière de l’Islam dont l’objectif premier était de les ériger en rempart contre le communisme. Une stratégie sous-tendue par une profusion d’aide financière, sous la houlette américano-saoudienne, a dépassé toutes les espérances. Un mouvement politique puissant s’est développé rapidement dans les années 1970 et a pris le contrôle de nombreuses organisations sociales et étudiantes ainsi que d’association caritatives et culturelles. Prêchant une réforme complète de la société et l’avènement de la justice sociale par l’islamisation des structures de l’Etat, le mouvement islamiste le rendit extrêmement populaire dans les couches les plus défavorisées de la société ainsi qu’auprès de certains milieux intellectuels progressistes mais hostiles aux régimes socialistes arabes. En Europe où vit une forte communauté musulmane, l’implantation de mosquées, à l’époque, s’inscrivit dans une démarche interculturelle, et ne posa pas de résistance politique contrairement à aujourd’hui.

 L’instrumentalisation de l’Islam a à jouer un rôle déterminant dans un long processus politique qui aujourd’hui encore n’est pas achevé. Par exemple, la révolution en Iran n’a pas été le produit du hasard mais entrait dans le cadre d’une stratégie américaine à l’échelle mondiale. Installer un régime islamique en Iran offrait à la superpuissance trois atouts. Installer sur le flanc sud de l’URSS une « ceinture verte ». « Mettre fin aux ambitions du chah d’Iran dans son programme nucléaire ». Et « opposer un pôle de rayonnement islamiste chiite au pôle islamiste sunnite » pour neutraliser le monde musulman par une division interne. On comprend pourquoi l’ayatollah Khomeiny a eu tous les égards en France, et de la banlieue parisienne, à Neauphle-le-Château, dirigea par ses mots d'ordre de résistance et d'action diffusés en Iran pour renverser la monarchie Pahlavi. Rentré le 1er février 1979 à Téhéran, l’ayatollah Khomeiny proclame, deux mois plus tard, la république islamiste d’Iran. Malgré la position prise par l’Iran sur le conflit israélo-palestinien et la séquestration des diplomates américains par les « étudiants révolutionnaires », en novembre 1979, la stratégie américaine a fonctionné. L’Iran s’est transformé en phare de l’islam combattant.

  1. Des crises monétaires aux chocs pétroliers

 Parallèlement aux conflits dans le monde arabo-musulman, des crises financières et monétaires opposaient les États-Unis à l’Europe. La fin des « Trente Glorieuses » qui n’était pas propre à la France touchait pratiquement toutes les économies occidentales. Tout fait penser que le scénario qui a suivi le premier conflit mondial dans les années 1920 s’est reproduit dans les années 1960 et 1970, évidemment avec des changements notables. Si l’Histoire se répète, elle ne peut se répéter de manière identique. Le contexte historique a changé.

 La reconstruction des pays industrialisés des effets de la guerre 1939-1945 et leur retour dans le commerce mondial ne pouvaient préfigurer avec la saturation en biens et produits échangeables sur les marchés internationaux une crise économique du type de 1929 pour la simple raison que les acteurs dans le commerce mondial ont augmenté. Les pays d’Afrique et d’Asie sortis de la décolonisation de l’Afrique et de l’Asie, ont une part importante dans l’« absorption mondiale », ce qui a pour effet avec leurs importations de reculer la crise. En outre, contrairement aux années 1920 où aucune monnaie mondiale n’avait une prééminence sur les autres dans le Gold Exchange Standard, le dollar après la guerre était la « monnaie-centre » du système monétaire international. Toutes les monnaies européennes avant 1958 étaient dévaluées et inconvertibles, ce n’est qu’après cette date que les monnaies européennes ont recommencé à devenir convertibles, évoluant avec une marge très étroite autour de la monnaie-pivot, le dollar. La convertibilité du dollar américain étant garantie par un cours fixe, vis-à-vis de l’or. 

 Des phénomènes négatifs apparurent dès le milieu des années 1960. Le retour des pays européens sur le marché mondial et la montée en puissance du Japon se sont progressivement traduite par le recul des États-Unis dans la production mondiale. Si la consommation intérieure, les dépenses de guerre, le budget défense et la course aux armements qui intègre la recherche spatiale, ont fait des États-Unis locomotive mondiale, faisant progresser les échanges américains avec l’Europe, ses déficits commerciaux croissants financés par la « planche à billet » amènent les pays européens, au début des années 1970, à refuser d’absorber les dollars émis de la monétisation et réclamer de l’or en échange des liquidités détenues en dollars. La méfiance s’installant de part et d’autre de l’Atlantique et les faibles stocks d’or aux États-Unis entraînent le président Nixon à mettre fin à la convertibilité du dollar en or (août 1971). Cette décision sera suivie par le flottement des monnaies sur les marchés monétaires. 

 Pour parer aux crises monétaires qui opposaient essentiellement les États-Unis à l’Europe puisqu’ils sont les seuls à détenir dans le monde les monnaies internationales en tant que monnaie de réserve dans les Banques centrales de la planète, crises d’ailleurs qui ne s’estompaient pas et restaient sans issue de règlement, c’est le pétrole des pays de l’islam qui viendra dénouer les crises monétaires en Occident. En effet, la facturation du pétrole arabe en dollar offre un double avantage : permettre à la superpuissance américaine de continuer à financer ses déficits en dollars crées ex nihilo. Tous les pays industrialisés qui importent du pétrole arabe sont obligés d’acheter des dollars sur les marchés monétaires pour régler leurs importations. Ce qui passe, compte tenu des déficits américains en croissance, par une hausse ininterrompue des prix du pétrole. Ainsi se comprend la « nécessité des chocs pétroliers », dont le renchérissement du pétrole en vérité ne faisait que compenser l’iniquité des échanges entre les pays du Nord avec ceux du Sud. Le prix du pétrole et des matières premières étaient dérisoires (3 dollars environ le prix du baril de pétrole avant 1973), un renchérissement de ces matières de base n’a fait en vérité que rendre justice aux pays du Sud.

 Le deuxième avantage, celui-ci est capital, la hausse des prix de pétrole a permis de d’accroître l’« absorption mondiale ». Sans les chocs pétroliers, l’économie mondiale aurait fortement décéléré, avec des dizaines millions de chômeurs en Occident et dans le reste du monde. Comme on l’a déjà dit, « pour un travailleur américain, européen ou japonais, il n’est pas intéressé par qui a gagné ou a perdu des dollars, des livres sterling, des francs, ou des yens, son seul souci est de conserver son emploi dont sa vie en dépend. Et ce sont des millions de travailleurs dont leur vie ne dépend que des salaires qu’ils reçoivent. De plus, les firmes industrielles n’ont pas manqué de répercuter la hausse des prix sur leurs exportations, ce qui devait compenser les surcoûts.

 Mais le phénomène « pétrole-dollar » n’est sans conséquence sur le plan monétaire dans le monde. Il est évident que les pays européens pénalisés financièrement puisqu’ils vont acheter des masses en dollars qu’ils ont refusés initialement pour cause de manque d’or pour la superpuissance, ne pourront éviter de s’aligner à la nouvelle donne du dollar. Ce qui veut dire que les pays européens qui sont aussi détenteurs de devises internationales vont aussi « dupliquer de la même façon les bases de crédit des dollars entrants ». Ainsi, on aura en Europe, au Japon le gonflement des avoirs en devises, entraînant une augmentation de liquidités internationales, sans qu’il y ait symétriquement aux États-Unis, de contraction compensatrice de la base monétaire. Et le paradoxe est qu’il ne peut y avoir contraction compensatrice de la base monétaire, car si cela intervenait, les États-Unis ne pourraient financer leurs déficits ex nihilo, ce qui équivaudrait à asphyxier l’économie mondiale par raréfaction de liquidités internationales, annulant alors ce qui a accru l’« absorption mondiale ».

  Et on comprend aussi pourquoi le formidable transfert d’achat aux pays exportateurs de pétrole, en particulier l’Arabie saoudite va mettre à sa disposition des moyens financiers colossaux pour lancer l’islamisme dans le monde. Evidemment, une forte hausse des prix va s’accélérer dès 1973. Les pays d’OPEP accumulent d’énormes excédents courants, les pétrodollars. Sans ces pétrodollars, l’activité mondiale pourrait chuter et, comme on l’a dit, plonger le monde dans la déflation.

 Cependant un grave problème va apparaître, l’excès de liquidités dans le monde aura progressivement un effet contraire. Au lieu de la déflation, tous les pays et tous les secteurs vont se trouver englobés dans une « gigantesque inflation mondiale », amenant les pays occidentaux en quête continuelle d’emprunteurs. C’est ainsi que l’immense masse d’eurodevises et de pétrodollars sur les marché, et l’extrême facilité offerte par les banques européennes, américaines et japonaises, sera massivement injectée sous forme de prêts (placements) auprès des banques africaines, sud-américaines, des pays du bloc Est et dans une moindre mesure auprès des banques asiatiques.

 Et là encore, les pays emprunteurs en développant leurs achats dans le Nord concourent à la croissance économique occidentale. Le Nord comme le Sud traverse assez bien cette période, à l’exception des pays d’Afrique qui sont fortement secoués par des conflits armés.

  1. De l’ inflation « socialisante » à l’ endettement mondial

 Qu’en est-il du « sens des chocs pétroliers et de l’inflation mondiale » ? Nous avons vu que sans les pétrodollars, la duplication des eurodevises par l’Europe et les placements massifs dans les pays du reste du monde, l’activité mondiale aurait subi une forte contraction et plonger le monde dans une déflation comparable à celle des années 1930. Force de dire que « l’inflation qui a suivi a été NECESSAIRE » pour éviter au monde une crise économique planétaire. Mais est-ce pour autant le seul motif dans ce processus que l’on peut qualifier d’ « herméneutique », dans le sens qu’il appelle un questionnement, qui paradoxalement tout en « euthanasiant » les rentiers puisqu’il fait fondre leurs avoirs, il a permis une meilleure répartition de la richesse à travers le monde. Ce qui a maintenu l’activité économique mondiale tant au Nord qu’au Sud. Une inflation que l’on peut aussi qualifier de « socialisante ». 

 Certes, l’inflation des années 1970 a été positive pratiquement pour l’ensemble du monde, mais l’effet produit ne pouvait perdurer pour la bonne raison que l’ont aurait eu une hausse des prix du pétrole et des matières premières ininterrompue suite aux injections monétaires américaines et une duplication en monnaies européennes des bases de crédit des dollars entrants générés par les importations des pays extérieurs à l’Europe en produits européens. Nous aurons alors un processus à l’infini d’augmentation de monnaies centrales des deux principaux pôles monétaires du monde, un cercle vicieux enclenché qui en augmentant en concert les prix du pétrole, des matières premières et des produits manufacturés en une spirale sans fin finira par causer une « crise fatale » au système monétaire international, et donc aux grandes monnaies occidentales (dollar, deutschemark, yen, livre sterling, franc).

 Précisément, le nouveau gouverneur, fraîchement élu à la Banque centrale américaine, Paul Volcker mit fin à cette spirale de création monétaire ex nihilo en relevant brusquement à plus de 18% le taux directeur de la FED à court terme. Cassant les anticipations inflationnistes, et au prix d’une récession aux États-Unis en 1982, il fait baisser durablement l’inflation. Cette hausse sans précédent du taux d’intérêt américain qui a fait affluer tous les capitaux flottants des pays étrangers à la recherche de profit, a pour ainsi dire éponger le monde des dollars américains. Leur rareté sur les marchés monétaires plombe les monnaies européennes dans un processus baissier continu, renchérissant le taux de change du dollar par rapport aux monnaies européennes à plus de deux fois sa valeur de l’année 1980. Le franc passe d’environ 4 Fr en 1980 à 10 Fr pour un dollar en 1985, une baisse pratiquement identique pour la monnaie allemande.

 Les conséquences sur le pétrole compte tenu de la déprécation sans précédent des monnaies européennes font porter en réalité un baril de pétrole de 40 dollars à près de 100 dollars en 1984 au taux constant de l’année 1980. Une crise économique majeure en Europe que sauve d’une part le formidable endettement des pays d’Amérique latine, d’Afrique, du bloc socialiste de l’Est et une partie de l’Asie – une partie des ressources de ces pays vont vers l’Europe via l’endettement –, et d’autre part, le dopage de leurs exportations par l’affaiblissement de leurs monnaies vers surtout les pays de l’OPEP, favorisés par la hausse des prix du pétrole et les États-Unis dont le dollar s’étant fortement apprécié dans les marchés internationaux leur permettait de payer moins cher leurs importations d’Europe et du reste du monde.

 Les Occidentaux ont mis en place pour la gestion de l’endettement mondial trois institutions. Le Fonds monétaire international transformé en pompier du monde avec pour tâche d’assainir à travers des plans d’ajustement structurels les économies des pays en difficultés ou en cessation de paiement. Et deux clubs de pays riches, celui de Rome pour la dette privée et de Paris pour la dette publique. Ainsi la boucle est fermée par cette « herméneutique de l’alliance du monde de l’islam et de la première puissance du monde ». Les « dollars islamo-américains » qui non seulement ont permis d’éviter une crise économique mondiale majeure dans les années 1970 mais vont changer la face du monde à partir du milieu des années 1980.

  1. L’affrontement Est-Ouest : un monde en perdition

 Quelle est la situation des peuples du Tiers monde et de l’Europe face à la l’affrontement Est-Ouest ? Une « guerre froide » qui a généré une situation catastrophique pour les peuples à tel point que la situation issue de la décolonisation et donc de la libération, a noyé les peuples dans des « crises et guerres mortifères et meurtrières ». Il n’y a pas un jour où des bombes éclatent, les guerres et les génocides se déroulent avec une banalité effarante » (2). Partout s’installe des dictatures militaires en Afrique, en Amérique du Sud, en Asie, sous l’œil bienveillant des deux superpuissances. Les États-Unis et l’Union soviétique neutralisés par leurs arsenaux saturés d’engins nucléaires et thermonucléaires capables de les ramener plusieurs fois à l’âge de pierre se combattent par « peuples interposés ». Le monde est entré dans une troisième guerre mondiale sans nom où par deux fois l’humanité a frôlé l’apocalypse. La « crise des missiles de Cuba, en 1962 » qui a tenu le monde en haleine, et « l’affaire des euromissiles », en 1983, où la « gérontocratie soviétique au pouvoir », avec un régime socialiste finissant, voulait entraîner avec sa mort le monde. Encerclé au Sud par la « ceinture verte », le pouvoir soviétique installe, dans un dernier acte de désespoir, des « missiles nucléaires SS-20 de moyenne portée en Europe. En riposte, les États-Unis déploient des Pershing-2 et les missiles de croisières » en Allemagne de l’Ouest. L’Europe et le monde, de nouveau pris en otage, retiennent leur souffle, ils craignent une seconde fois un « dernier round… apocalyptique ».

 Les autorités britanniques ont rendu public le 1er août 2013, un discours solennel écrit en mars 1983 (en anglais) et destiné à être prononcé par la reine Elizabeth II en cas de troisième guerre mondiale. « Les dangers qui nous font face aujourd'hui sont plus importants, et de loin, qu'à n'importe quel autre moment de notre longue histoire », indique le discours de deux pages, déclassifié au terme du délai légal de trente ans. "La folie de la guerre se propage une fois de plus dans le monde et notre brave patrie doit de nouveau se préparer à survivre face à l'adversité ». Londres estimait « 33 millions de victimes » en Grande-Bretagne en cas d’attaque nucléaire de l'Union soviétique.

 Le monde était réellement en perdition. Les deux supergrands grands à travers leurs services secrets (CIA, KGB, et autres organes de sécurité) et les pays dictatoriaux comme la RDA avec la Stasi de, prendront, via les régimes politiques à leurs bottes, en otage des nations entières. Les régimes militaires en Argentine, en Bolivie, au Chili, au Paraguay, en Uruguay, et dans le reste de l’Amérique du Sud, la répression politique est brutale, massive et inhumaine. Des centaines de milliers sont jetés dans les prisons où certains séjournent des années. Des tortures, provoquant parfois la mort, sont des procédés systématiques. Les assassinats, les mises au secret, les disparitions de personnes et les escadrons de la mort sont légion. Tout est mis à contribution pour briser toute opposition populaire. Le mécanisme de quadrillage politique de la société à tous les échelons et la délation visent à éliminer toute manifestation de désaccord avec le régime. Les droits civiques des citoyens sont systématiquement violés. L’Amérique du Sud, une partie de l’Afrique, de l’Asie et du monde arabo-musulman sont devenues une gigantesque prison. Quant au bloc socialiste de l’Est, les peuples sont travaillés quotidiennement par une propagande communiste utopique sans relâche. Tout soulèvement des peuples dans le bloc de l’Est est écrasé par les chars dans le sang (Hongrie en 1956, Tchécoslovaquie en 1968). Les goulags (camp d’internement des opposants) ne désemplissent pas. En Afrique du Sud, l’apartheid fait rage. Une ségrégation raciste, coloniale cherche à maintenir les autochtones dans un état de sous-hommes. Israël ne déroge pas à la règle, elle maintient des pans entiers de la population palestinienne dans des bantoustans.

 Dans les pays arabo-musulmans où des guerres barbares opposent des peuples transformant leur situation en une véritable tragédie mondiale. L’Union soviétique, dans sa volonté de desserrer l’« encerclement vert », transformera l’Afghanistan en un champ de ruine. Une « guerre totale » oppose l’Irak à l’Iran. Au Liban, une « guerre civile », attisée par les puissances, déchire les différentes communautés musulmanes et chrétiennes dans unconflit sans précédent, depuis plus de dix ans.

  1. Les « pétro-dollars et l’islamisme armé », un « quatrième contingent dans l’Histoire » ?

 La même question que l’on a posé dans l’analyse précédente (2) pour les peuples colonisés par les empires européens : « d’où va venir le salut salvateur pour sortir les peuples de cette violence sans nom, de cette tyrannie devenue endémique par les régimes politiques honnis par les peuples ? ». « Est-ce leur destinée ? » Comme on l’a déjà dit, s’il en est ainsi, « quel serait alors le sens de leur existence ? » Une « non-existence », une « non-humanité » ? Comme la colonisation qui a duré si longtemps, et qu’il a fallu deux guerres mondiales, et entre les deux une crise économique mondiale (1929), que l’on a définies comme des « contingents de l’Histoire » ou des « ruses de l’Histoire » (1) et (2) pour briser les chaînes qui asservissaient les peuples.

 Comment pourrait-il s’en sortir les peuples durant cette « guerre froide » ? Aucune possibilité, aucune lucarne de libération, si des conjonctures historiques n’inversaient pas le rapport des forces. Aussi peut-on dire, comme ce qui fut pour la libération du monde colonisé, ce ne sera pas des guerres mondiales mais des « pétro-dollars issus des formidables richesses des sous-sols du monde de l’Islam » et l’« affaiblissement de l’URSS par l’islamisme armé en Afghanistan » qui inverseront le rapport des forces. L’« inflation socialisante » issue des pétrodollars des années 1970, le retournement par la hausse des taux d’intérêt mondiaux et l’endettement mondial qui a suivi mettront à genoux dans un premier temps les dictatures militaires sud-américaines.

 Le gouverneur de la Réserve fédérale américaine, Paul Volcker, en relevant brusquement le taux d’intérêt directeur de la FED à une valeur pour ainsi dire unique dans l’histoire économique du monde, ne savait pas que, dans ce « coup de plume sur les taux », il provoquera une formidable révolution qui changera la face du monde. Et c’est ce qui sera dès le milieu des années 1980. Les pays sud-américains en cessation de paiement, les dictatures militaires n’auront plus rien à offrir à leurs peuples que l’austérité et la misère. Les régimes militaires n’auront d’autres alternatives que de céder la place aux civils pour redresser la barre d’autant plus que les États-Unis avaient commencé à changer de stratégie en promouvant la démocratie et l’état de droit dans le monde, encourageant les aspirations des peuples, ce qui ne peut qu’accélérer encore plus la déliquescence politique et économique des pays totalitaires, en particulier l’Union soviétique visée en premier par cette stratégie.

 Après les pays d’Amérique du Sud, un vent nouveau va se lever aussi naturellement pour les pays de l’Europe de l’Est et le reste du monde. « Les pétro-dollars via l’endettement ébranleront la puissance économique soviétique et l’islamisme armé amènera l’Armée rouge aux limites de sa puissance ». Le délabrement du bloc de l’Est arrive à son point extrême avec la chute du « Mur de Berlin », en novembre 1989. C’est la fin d’une époque. L’URSS n’échappera pas à son destin, la fin de son rôle dans l’histoire sera scellée à jamais en décembre 1991. Même la Chine qui a anticipé et s’est convertie, dès le début des années 1980, au socialisme de marché n’évitera pas le « printemps de Pékin » en 1989 (occupation de la place Tiananmen par les étudiants en faveur de la démocratie).

 Combien de conflits armés seront résolus avec la fin de l’affrontement Est-Ouest durant la décennie 1990. La fin du danger qui aurait résulté pour l’Europe avec le déploiement de missiles nucléaires soviétiques et américains, en cas de conflit nucléaire, n’a pas de prix. S’il reste des conflits pendants, ils ne seront jamais autant que ceux qui ont prévalu durant la confrontation des deux supergrands. Aussi peut-on dire que les « pétro-dollars » ou « islamo-dollars » et l’« islamisme armé », y compris la « poussée de construction des mosquées dans le monde », ont joué un rôle crucial dans le renouveau du monde. Ce qui explique l’« onction » que les gouvernements américains et européens ont apportée à l’« islamisme radical ».

 La libération des peuples de la dictature et la promotion de la démocratie et des droits de l’homme dans de nombreuses régions du monde le doivent à ces « pétro-dollars » et à l’« islamisme radical » pour qui, « paradoxalement, la démocratie est impie ». Etrangeté de l’Histoire ou « ruses de l’Histoire » ?

 Il reste cependant que sans l’irruption de ces deux donnes dans l’Histoire, le monde aurait continué à exister dans la dictature et le totalitarisme. L’URSS comme les pays communistes de l’Est et les dictatures sud-américaines auraient continué à régenter par la terreur les peuples. L’économie mondiale aurait grandement souffert, provoquant par voie de conséquence, un chômage de masse pour l’ensemble des peuples du monde. Sans les « pétrodollars », le monde n’aurait pas eu une « inflation socialisante » mais une « déflation mondiale qui ferait ressembler les années 1970 et 1980 aux années 1930 avec un monde compartimenté en zones monétaires (dollar, livre sterling, deutschemark, franc, rouble et yen).

 Aussi peut-on dire que l’irruption de ces deux donnes constitue un « quatrième contingent de l’Histoire » libérateur en cette fin de siècle. Ou selon la dialectique hégélienne, une « quatrième et dernière ruse de l’Histoire du XXe siècle » pour préparer un nouvel état du monde pour un nouveau siècle, à l’instar des « autres ruses de l’histoire » qui ont libéré les peuples d’Afrique et d’Asie de la nuit coloniale.

  1. Aliénation et désaliénation du monde de l’Islam ?

 Une question cependant : « peut-on dire que c’est la faute aux dictatures d’avoir régenté par la terreur les peuples ? » Ou est-ce la faute des deux supergrands d’avoir provoqué une guerre froide pour dominer le monde ? Ou est-ce la faute aux Empires européens d’avoir cherché, par le passé, à dominer pour ensuite coloniser des pays voire des continents entiers ? Ou est-ce la faute aux colonisés qui se sont laissé coloniser ?

 Il y a une histoire en marche, et l’histoire ne peut se comprendre sans une « historicisation du passé en relation avec le présent ». Il est évident que toute la problématique est dans la répartition des richesses du monde. Les guerres, les conflits armés, la terreur, les génocides, se jouent dans cette compétition plus que millénaire. Et on ne peut dire que c’est la faute des uns et des autres. C’est le destin aurait dit Hegel, des séquences malheureuses de l’histoire que les « ruses de l’Histoire » ne cessent de changer leur cours historique en faisant progresser l’humanité vers un état de droit des peuples et d’équité. Ou un « Esprit dans l’Histoire » ou simplement les « Lois inconnaissables des Nécessités historiques » qu’on ne peut qu’« historiciser » pour avoir une idée de ce progrès du monde.

 Le monde de l’Islam au même titre que les autres communautés dans le monde n’est pas prêt d’arrêter le combat pour gagner. Et tous les coups sont permis, les djihadistes, les forces loyalistes, les Marines américains, la légion étrangère, etc., en Irak, en Syrie, au Mali, en Afghanistan et ailleurs, sont là pour gagner. Le monde est un éternel processus pour gagner. Tous ces événements concourent au développement du monde, des évènements heureux comme des événements malheureux et souvent des tragédies qui laissent le plus souvent l’opinion mondiale impuissante. Le bien passe forcément par le mal. Et la démocratie en Occident si elle est un phare pour le monde n’est pas tombée comme un fruit du ciel mais fut le produit d’un long et douloureux processus historique.

 Si le monde de l’Islam, depuis les années 1970, a rempli un rôle, une « fonction herméneutique majeure » avec les États-Unis sur la scène mondiale, il reste qu’aujourd’hui son « incapacité à historiciser » sa relation à son passé constitue la « cause première de son sous-développement ». Que des voix dans le monde arabo-musulman estiment que leur salut passe par la résurrection de leur héritage dans toutes ses dimensions, et prônent un retour général aux mœurs, usages et valeur du passé, et que cette volonté de restauration dans le présent des composantes du passé typique de la culture islamique heurte les autres cultures mondiales, ne sont en fait que les conséquences des grands changements économiques et géostratégiques dans le monde, qui ne relèvent que d’une conjoncture historique favorable.

 Sans le renchérissement brusque du pétrole dans les années 1970 et le transfert de richesses net au monde de l’Islam, sans la crainte d’une démocratisation en marche dans le monde qu’a généré l’« herméneutique de l’alliance du monde de l’Islam et de la première puissance du monde » qui aurait mis en difficulté les forces rétrogrades en Occident et dans le monde arabo-musulman qui cherchent à tout prix à « retarder le réveil des peuples musulmans », cette résurrection du passé islamique dans les consciences arabo-musulmanes n’aurait probablement jamais eu la dimension qu’elle a aujourd’hui. Toujours est-il, si cette dimension a concouru véritablement à la libération de l’identité ancestrale que la domination et la colonisation n’ont cessé de l’aliéner durant des siècles, le monde arabo-musulman, au-delà des crises et des guerres qui se jouent en son sein, reste toujours menacé par un retournement des forces économiques lequel remettra de nouveau en cause sa désaliénation. De plus cette désaliénation sur le seul plan islamique et qui élude totalement le développement économique ne peut qu’approfondir encore plus le fossé dans le retard à combler sur le plan économique et technologique, que la plupart des pays asiatiques ont déjà rattrapé et rivalisent avec les pays occidentaux. Le pétrole n’étant pas une richesse inépuisable, le prix à payer risque de coûter très cher… et qui peut aller jusqu’à la perte de souveraineté sur ses richesses minières, touristiques… par une OPA des grandes institutions financières internationales appelées pour résoudre les crises économiques à venir.

 Tel sont les défis à venir pour le monde arabo-musulman.

 

Medjdoub Hamed

Auteur et chercheur spécialisé en Economie mondiale,

Relations internationales et Prospective.

www.sens-du-monde.com

 

Note : 

1. Les guerres et les crises économiques sont-elles une « fatalité » pour l’humanité ?

Partie I, par Medjdoub hamed

 http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/les-guerres-et-les-crises-138225

2. Valeur et sens de l’« islamisme » dans le nouvel ordre mondial.

Partie II, par Medjdoub Hamed

http://www.agoravox.fr/actualites/economie/article/vers-un-nouvel-ordre-monetaire-135240

3. L’herméneutique de l’alliance du monde de l’islam et de la première puissance du monde.

Partie III, par Medjdoub Hamed


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