L’identité heureuse, ça n’est pas le bonheur identitaire
par Taverne
lundi 1er mai 2017


L'identité heureuse est un concept qui a été vilipendé. Mais à tort. Il s'agit, en effet, d'une brillante intuition philosophique et nous allons le montrer. Cette idée, lancée par "le meilleur d'entre nous", Alain Juppé, a été sévèrement moquée par la droite dure. Mais si l'on se penche sur son sens profond, on en tire une analyse.
La question "qu'est-ce que le bonheur ?" est insoluble si on n'a pas d'abord essayé de répondre à la question "qui suis-je ?", autrement dit si on ne s'est pas plié au précepte socratique "connais-toi, toi-même". C'est comme si vous disiez "qu'est-ce qu'un bon vêtement ?" Cela peut être une robe, un costume, un uniforme, une combinaison de plongée. Vous voyez bien que la question n'a pas de sens dans l'absolu. Il en va de même pour le bonheur : la connaissance de soi et de sa propre identité permet de trouver le bonheur adéquat.
C'est là tout la justesse et la finesse du concept qui s'oppose au bonheur identitaire. Le bonheur identitaire, c'est de dire : voilà, je constate que vous êtes malheureux (je ne cherche pas avec vous les raisons excates), et je vous dis "voici le bonheur qu'il vous faut !" et "adoptez telle identité !" Alors que la sagesse consisterait à se connaître avant de chercher le bonheur qui nous convient, des gens viennent en quelque sorte exploiter notre mauvaise fortune, notre mal-être, pour nous faire enfiler un habit identitaire qui est supposé nous conduire au bonheur. Il n'y a rien de plus redoutable que des personnes qui viennent nous dire "ceci est le bonheur" et, qui veulent nous persuader à toute force que, pour accéder à ce bonheur, nous n'avons pas d'autre alternative que de suivre la voie qu'ils nous indiquent. On est porté par une tendance naturelle assez légitime à aimer ceux qui veulent nous rendre heureux. Mais, il faut cependant faire très attention aux pièges car rares sont les actions bienveillantes désintéressées.
Ainsi, le point de départ de ces gens est le postulat d'une identité bien définie. Mais qu'est-ce qu'une identité commune sinon une fabrication, quelque chose de complètement artificiel ? En conséquence, on ne sera jamais assez prudent car l'offre nous engage sur des chemins qui, non seulement répondent aux vues et aux intérêts de ceux qui nous les proposent, mais ces chemins risquent aussi de nous éloigner de notre identité individuelle. Parlons de l'offre justement ! On pourra vouloir nous imposer une identité glorieuse, rappelant un passé fantasmé. On peut remonter à De Gaulle (très en vogue ces temps-ci), à Jeanne d'Arc ou aux Gaulois. On pourra aussi nous dire qu'une identité ne peut être que très exclusive, intransigeante, radicale et rejetante, que cette identité-là est la seule voie possible vers notre bonheur.
Et donc, c'est ici que la notion d'identité heureuse a son importance. Il importe avant tout de nous connaître, individuellement, collectivement et les uns les autres, pour, à partir d'une identité reconnue, définir le bonheur qui lui correspond. C'est un excellent point de départ pour une discussion. On peut ainsi dire que notre identité multiculturelle, composée d'une part religieuse et d'une part non croyante, exige pour mener au bonheur les ingrédients suivants : des liens solides, une reconnaissance réciproque, une situation d'équilibre, des émotions communes positives. Je ne prétends pas dresser une liste exhaustive, ce qui compte, vous l'avez compris, c'est la méthode : savoir qui nous sommes pour définir notre bonheur et non pas répondre à des marchands de bonheur sans avoir pris la peine de bien nous connaître. Le manque de connaissance, l'ignorance, sont source de sentiments irrationnels.
Quelle est l'offre politique actuelle ? Et quand je dis "actuelle", je m'en tiendrai à ce contexte de second tour des élections présidentielles, car les circonstances peuvent changer. L'une des offres ne répond pas aux quelques exemples d'ingrédients que j'ai cités. En effet, les clivages réactivés, les hostilités exprimées envers certaines catégories de la population, ne facilitent en rien le renforcement des liens sociaux. Une chose qui, il me semble, constitue un élément très fort du bonheur, qu'il soit individuel ou collectif, c'est l'équilibre. L'équilibre, et cela les Anciens le savaient et jamais ils n'ont été contredits, il doit être partout. Il est source de modération, de tempérance, d'ordre harmonieux, de liens solides. L'équilibre nous évite la chute.
Pour finir sur un sourire, l'équilibre tient dans une expression aussi moquée que l'identité heureuse : "en même temps". Et oui, il faut prendre en compte ceci et en même temps cela. Il faut faire ceci et en même temps faire cela. Cette expression est révélatrice d'un esprit de recherche d'équilibre constant.
Paul Ricoeur, philosophe qui a inspiré Emmanuel Macron, disait ceci :
"J’aime beaucoup la formule de Simone Weil qui parle des quatre négations : « Ne rien croire à l’abri du sort, ne jamais admirer la force, ne pas haïr les ennemis et ne pas humilier les malheureux." Ce sont des négations structurantes, à partir desquelles il nous reste à inventer le positif. »
"Ne rien croire à l’abri du sort" : ce principe est d'actualité et l'on ne sera jamais assez prudent dimanche prochain.
"Ne jamais admirer la force" : Simone Weil et Paul Ricoeur ont bien compris que la fascination pour la force est un très grand danger. L'écoute et le dialogue sont toujours préférable, ainsi que le respect réciproque, la civilité.
"Ne pas haïr les ennemis" : on dira que, a fortiori, on ne doit pas haïr ses adversaires. On pourra donner ici l'exemple des meetings du candidat Macron, lequel se fait un point d'honneur à donner des consignes pour que ses adversaires (qui ne sont pas des ennemis) ne soient pas sifflés ni hués. Nous vivons dans une démocratie à pluralité d'opinionns : ne déconsidérons pas plus qu'il n'est nécessaire ceux qui ne partagent pas les mêmes opinions que nous.
"Ne pas humilier les malheureux" : s'excuser auprès des personnes ou catégories de personnes que l'on a blessées, même involontairement, est une chose juste. Le candidat Macron a eu l'occasion de suivre ce conseil par exemple auprès des Harkis après sa déclaration que l'on peut juger maladroite en Algérie.
Je pense qu'il n'est pas idiot et qu'il est même sain de tenir la même ligne de conduite en appliquant ces quatre principes négatifs structurants. Je pense que l'identité heureuse reste une bonne idée.
Un bonheur identitaire est une forme de bonheur que l'on vous applique de l'extérieur. Il est fabriqué et conformiste. Une identité heureuse est une forme de bonheur que l'on tire de la connaissance : la connaissance de soi, des autres, et du monde autour. Cette connaissance n'est pas borgne, c'est-à-dire que, contrairement au bonheur identitaire, elle ne dérobe pas sciemment à notre vision une part de la réalité, part occultée par commodité intellectuelle de mauvaise foi pour laisser trop de place à des valeurs qui sont constitutives d'un bonheur entièrement construit. L'identité heureuse conserve une part de sincérité et de naturel que l'on ne trouve plus dans les exaltations identitaires. Cela ne veut en rien dire que nous devons abdiquer tout identité forte, cela siginifie que l'on doit être bien dans notre vêtement.