La Babel économique

par Patrick LOUART
vendredi 7 décembre 2007

OU LA METAPHORE ECONOMIQUE DE LA TOUR DIVINE

Prenons la lorgnette par ce bout étroit et si controversé et regardons un détail du vaste monde économique de ce début du XXIe siècle. S’il est désormais admis que l’idéologie de « l’Ordre marchand », selon Jacques Attali, promeut la liberté individuelle, en tant que valeur suprême, il faut par ailleurs noter que cette même valeur suprême conspire contre elle-même, puisque liberté ne rime pas avec équité, ni avec égalité, et encore moins avec épanouissement, équilibre ou bonheur.

Cet ordre marchand, pour autant qu’il soit ordonné, concentre de plus en plus de richesse en un nombre restreint de mains, mais, il fait en même temps surgir de grandes libertés pour les consommateurs et les citoyens, si tenté que le consommateur soit aussi un citoyen, ce qui reste à démontrer. En revanche, s’il apparaît désormais que de nouvelles formes d’aliénation professionnelles apparaissent pour les travailleurs, il n’est pas illogique de penser que ces néo-aliénations ne sont que la réplique moderne de celles du XIXe siècle puisque, selon l’OIT, le chômage mondial est officiellement de 195,2 millions de personnes en 2006 atteignant en cela son plus haut niveau historique contre 185,9 million en 2003.

Devant ce constat, forcément général et donc imparfait, il est nécessaire de compartimenter les régions du monde qui n’ont pas toutes le même niveau de développement économique, pour configurer une vision plus réelle de ce monde moderne.

Pour ce faire, survolons avec un quelconque engin bravant les lois de l’apesanteur, la planète, et imaginons-la, à la manière des Grecs anciens, c’est-à-dire plate, mais configurée en quatre cercles concentriques.

Au coeur du plus petit cercle, une tour immense s’élève. A son pied, un réseau entremêlé et très dense d’indéfinissables structures masque ses étages inférieurs. Puis, au-delà de cette embase compacte, un tapis circulaire, vaste cette fois-ci et lui aussi touffu. Ensuite, nous apercevons un fin anneau vide et désolé, au-delà duquel, et à perte de vue sur 360°, un magma informe et mouvant gronde. Le décor étant planté, la construction du raisonnement sera basée sur une métaphore que nous appellerons « babélisation économique ».

Le monde occidental et son modernisme semble campé depuis 250 ans, et pour une période dont la durée varie en fonction des idées économiques, dans une tour d’ivoire, sorte de Babel isolée au milieu d’un désert de pauvreté et d’inégalités : le reste du monde.

Cette tour concentre la richesse et l’accumulation de biens en tous genres. Elle est une sorte de coffre fort géant rassemblant à la fois tout le modernisme, la technologie, le savoir, l’argent, la recherche, le progrès, la connaissance et les pouvoirs et, dans le saint des saints, la « tour » abrite le cœur du système, qui n’est autre que le lieu d’échange dématérialisé qui permet de transformer tout cela en or : le marché. Un inventaire économique à la Prévert de ce que possède le moderne XXIe siècle où 20 % de la population planétaire consomme 80 % des ressources naturelles.

Mais regardons de plus près cette construction.

Cette tour est dressée comme une aiguille dans une pelote qui tient plus, pour ce qui nous préoccupe, du fil de fer barbelé, que de la laine d’agneau. Ce labyrinthe inextricable de fils et de réseaux abscons permet de transformer de la matière économique brute, du PIB, du taux d’inflation, de la balance des paiements, des transactions financières, et autres phénomènes spéculatif (type Sponzi) dans des usines spécialement conçues au pied de l’édifice. Ces fabriques que sont la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, la Réserve fédérale, la Banque centrale européenne, les marchés financiers, l’OMC, et j’en oublie, ont deux objectifs :

- le premier, c’est le raffinage de cette matière première brute qui va servir à alimenter en carburant financier la tour et ses trésors, afin qu’elle conserve une brillance éternelle.

Les oligarques la veulent phare immense et point de ralliement éclairant les moindres recoins de la nuit des gens ordinaires, afin que, les marins de l’économie, perdus dans les tempêtes mercantiles, puissent toujours converger vers elle.

Le fait est que le travail sur l’espoir est, de loin, le plus abouti de tous les procédés de manipulation. En effet, permettre aux sinistrés de l’économie qui ressemblent aux pathétiques naufragés du Radeau de la Méduse tendant leurs bras vers un absolu de délivrance, de toujours tendre un bras vers cette Babel riche et scintillante, résume les espoirs ultimes de la grande masse. Faire que la Babel soit toujours plus attirante, mais de moins en moins atteignable, demeure l’expression d’un aboutissement intellectuel quasi parfait ;


- le second objectif est la quintessence même de l’art du paradoxe. Il consiste à rendre la plus complexe possible la pensée économique, pour limiter l’accès du commun des mortels à ses arcanes qui justifient de porter l’économie au pinacle de la science où elle ne devrait pas être. En parallèle, ceux qui caricaturent volontairement leur propre modèle économique convertissent l’abstraction sémantique en un modèle de réussite économique simpliste, à l’apparence aussi accessible qu’efficace, mais seulement en apparence. L’ambition de rendre praticable par tous, l’économie par l’argent, justifie pleinement de rendre incompréhensible tous les autres concepts économiques qui, à l’évidence, sont intelligibles pour peu qu’on se donne les moyens de les expliquer. Or, la mathématisation de la pensée, trouve une justification scientifique qui donne tout son sens à la conservation d’une complexification de l’évidence.

Mais cette tour, qui symbolise l’économie de marché, est une construction extrêmement fragile qui mérite une consolidation financière, mais aussi un renforcement idéologique de tous les instants. Pour autant, la description serait incomplète si elle ne faisait pas mention de l’armée entraînée qui voue un attachement sans limite au concept de marché et offre une partie de sa vie à la tour.

Courant dans les coursives et les ascenseurs, il circule dans le réseau des fils emmêlés de la pelote une nomenklatura motivée et persévérante dont le but est de rendre le néolibéralisme aussi sucré qu’un sirop d’orgeat surdosé. Au bas de la Babel moderne, cette oligarchie assure le fonctionnement des usines qui raffinent la matière. Ils injectent au pied de l’édifice des rivières d’argent qui s’agrègent autour des ferraillages statistiques afin de crédibiliser la structure et d’en consolider les fondements. Par le haut, d’autres membres de ce corps d’élite font croître la « tour marché » en l’alimentant de technologie, de recherche et de science.

Ces fourmis prétoriennes sont les troupes d’élite qui permettent à l’édifice de survivre en milieu hostile en lui trouvant les actions qui justifient les bonnes raisons enseignées à Havard, Oxford Cambridge ou Hec. Ces armées d’oligarques internationalisés sont entraînées aux combats économiques, aux stratégies entrepreneuriales et aux attaques hostiles sur les marchés par le truchement d’un modèle économique appelé « pensée unique ». Ces fourmis bien dressées sont de savantes tacticiennes. Leur tournure d’esprit, nourrie à la macro-économie néolibérale, permet de fortifier et de glorifier une pensée dont l’universalité est en train de supplanter et de rendre obsolète celle des droits de l’homme et du citoyen. Tous portent sur eux le vade-mecum rassurant des théories monétaristes qu’ils peuvent consulter à loisir pour se rassurer sur le bien-fondé de cette pensée unique. En préambule, le consensus de Washington et sa sainte trinité (libéralisation des marchés (déréglementation), privatisation et réduction du rôle de l’Etat) les aide à s’assoupir tranquillement dans l’oreiller moelleux des idées rassurantes et non contestables qu’ils ont reçues de leurs maîtres.

Autour de cette pelote, d’acier et de verre où s’affairent nos hommes d’affaires affairistes, s’étend avec une densité qui va croissante le grand anneau d’entreprises et d’humains qui vit près de la « tour » et s’en nourrit, car il est vrai que la « tour » nourrit bien ceux qui la servent bien.

Enfin, comme présenté au début, l’anneau stérile marque nettement la frontière entre la domination occidentale et le reste du monde. Au-delà de la frontière aride, apparaît l’immense nuage gris de la population mondiale qui vit dans des pays en voie de développement et dont la vue ne peut fixer les limites tant elles sont infinies et exponentielles.

La Babel économique est la construction moderne des seigneurs du libéralisme. Elle est la forteresse imprenable protégée par ce no man’s land, qui ressemble à ce désormais tristement célèbre Rio Grande dont les murs honteux en construction, éclairés toutes les nuits, la sécurisent contre toutes les tentatives d’infiltration. L’état des lieux oppose le monde occidental au reste de la planète par la capacité qu’il a à produire de la richesse et à la conserver. Ainsi la conservation coûte que coûte de l’hégémonie du marché, contrôlé et servit par un Occident encore dominant, ressemble à s’y méprendre à un néo-colonialisme économique qui permet de maintenir en état de dépendance 59 % des habitants de la planète qui vivent dans des pays où l’inégalité augmente, contre 5 % où l’inégalité diminue (source OIT 2004). Pour autant, on ne peut pas dire que nos sociétés occidentales sont équitables. Même dans l’opulence, ces championnes de la croissance fabriquent de la disparité et de la misère. Entre 1999 et 2004 aux Etats-Unis, le revenu moyen disponible s’est accru de 11 % en termes réels. Mais le revenu effectif des ménages, compte tenu de l’inflation a baissé de 1 500 dollars soit une baisse annuelle de 3 %[1].

Car la richesse d’un pays calculé en PIB par habitant ou en revenu moyen n’est que le pâle reflet d’une tout autre réalité. Celle où la vraie richesse n’est détenue que par une minorité, celle qui a construit la tour et qui habite à son pied.

Alors, l’histoire se répéterait-elle ? Cela y ressemble. Depuis la nuit des temps, la loi du plus fort domine la construction sociale. Loi physique où le gourdin serti de cailloux inspire l’allégeance ; loi sociale où, au-delà d’Athènes, il n’y a que barbares et esclaves ; loi morale où la peur de l’enfer incite à la soumission ; loi économique où le riche domine les 40 % de pauvres dont le nombre, avec l’effet de la croissance démographique, s’est accru de 36 % depuis 1981.

Heureusement, pourrions-nous dire, que l’« économie de ruissellement », cette autre métaphore dont je n’ai pas la paternité allait, en coulant comme le lait et le miel, fertiliser les déserts barbares et arriérés pour les transformer en démocraties flamboyantes, en économies de croissance où la joie et le bonheur deviendraient comme par enchantement le bon côté du miroir des pays précédemment enfoncés dans la misère. En Afrique, la situation d’extrême pauvreté est en effet passée par l’intermédiaire du ruissellement économique de 41,6 % en 1981 à 46,9 % en 2001 (avec la croissance démographique, cela veut dire que le nombre d’Africains qui vivent dans l’extrême pauvreté est passé de 164 à 316 millions).[2]

Construire toujours plus haut une tour pour toucher Dieu semble être la quête assez peu démocratique des hommes, mais surtout de quelques mégalomanes à travers les millénaires.

L’énergie déployée à la consolider par tous les moyens est proportionnelle au désespoir de la voir disparaître, car ceux-là même qui colmatent les brèches, savent mieux que quiconque que cela ne durera pas. Le tout est de savoir pour combien de temps en ont-ils encore ?

Cette catégorie d’individus en quête de puissance, a, pour nos temps modernes, constitué des instances internationales que je baptiserais : à déficit démocratique aggravé, puisque pour exemple, nous prendrons la nomination du président de la Banque mondiale. Cette nomination est exclusivement effectuée par le président des Etats-Unis qui n’a pas même à en référer à son congrès. Il en va de même pour le FMI, organisation chargée de superviser le système financier mondial, au sein duquel un seul pays possède le droit de véto : les Etats-Unis.

Que l’arbitraire soit le hochet de quelques patrons d’entreprises soit, mais comment peut-on, à l’échelon planétaire, laisser de pareilles dérives perdurer.

En conclusion, la « tour » est, à la fois, une force centrifuge qui exclut et centripète qui attire et à laquelle il est impossible d’échapper. Plus on est près d’elle et moins on peut s’en détacher. Plus on s’en éloigne et plus elle exerce un attrait. Plus on est près d’elle et plus elle vous exclut. Cependant, elle reste un des phares pour toute l’humanité, une sorte d’objectif de vie qui prend parfois des allures de chemin initiatique pour ne pas dire chemin de croix, pour arriver jusqu’à elle.

La traversée du Rio Grande est ce désert mortifère qui fait passer l’humain du vaste anneau puant et fumant au petit cercle proche tout aussi injuste. Seulement là, il n’y a que ceux qui y vivent déjà qui savent que tout n’est pas possible.

Le marché, par nature planétaire, s’il est laissé à sa seule gouvernance, transgressera les lois de la démocratie par nature locale.

Ainsi, amis lecteurs, à l’hymne libéral du PIB, pourquoi n’opterions-nous pas pour l’hymne du BIB, le Bonheur intérieur brut proposé par le roi du Bouthan.

Patrick Louart



[1] Un autre monde est possible : Joseph Stiglitz

[2] Idem 1


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