La biologie de l’esprit

par lephénix
vendredi 3 janvier 2020

L’homme est-il un "être de nature" qui oublie sa réalité fondamentale pour se rêver une "âme immortelle" ? Ou un être dénaturé rêvant d’un monde « surnaturel » ? Un neurobiologiste entend libérer l’humanité du « mirage de l’immatérialité » et invite à faire l’économie de "l’hypothèse de l’âme volatile" pour comprendre le fait humain.

C'est une évidence de plus en plus hurlante : l’animal vertical se prenant pour Dieu (ou le diable...) se heurte à une nouvelle frontière écologique et sa façon d’habiter sa demeure terrestre est devenue nuisible à ses propres intérêts - ceux que l’on croyait pourtant si bien compris avec les services qui vont avec...

Le médecin, biologiste et chercheur Pier Vincenzo Piazza ajoute sa voix au concert des éco-alarmistes pour s’inquiéter du sort du présumé humain fasciné par l’abîme : « Pour qu’un parasite se porte bien, il ne doit pas consommer la totalité de son hôte. S’il est trop vorace, il risque de se retrouver dans une situation où il n’y a plus d’hôte et sa survie est en danger. C’est le cas de l’homme qui est en train de consommer toute la biosphère. » Constatant l’impasse dans laquelle s’est engouffrée l’espèce, avec des ressources terrestres insuffisantes pour un nombre d’humains croissant de façon exponentielle et accélérant vers leur numérisation forcée, Piazza interroge : « Qui sont ces êtres qui pratiquent la destruction systématique de leur planète, sans laquelle ils ne peuvent plus vivre ? Qui dépensent plus d’argent pour développer des avions de combat que pour trouver de nouvelles sources d’énergie ou des thérapies pour de vieilles maladies ? »

Mais son propos ne concerne pas que « l’urgence écologique » (pardon : "climatique"...) menaçant une espèce obsédée par la croissance techno-économique et l’innovation permanentes... Spécialiste des addictions, directeur de recherche Inserm et d’une entreprise de biotechnologie, il entend refonder la psychiatrie et propose une lecture inédite du fait humain en remontant à... la naissance de l’univers : « A partir du moment de son apparition voilà quinze milliards d’années, l’univers est né d’une singularité qui a modifié un état précédent. Dès lors il n’a pas arrêté de se disperser et de se désordonner, en d’autres termes d’augmenter son entropie. La naissance de l’univers est donc aussi la naissance de l’entropie. »

Pour le chercheur, « l’accélération de l’entropie » (comprise comme « mesure du désordre ou de la dissipation d’énergie ») est le sens même de la vie. Ainsi, l’animal vertical s’est organisé voilà 15 000 ans environ afin de faire face à sa dépendance à l’air, à l’eau et à la nourriture qu’il ne pouvait contrôler.

L’invention de l’agriculture et de l’élevage lui auraient permis d’inverser sa révolution évolutive à l’environnement : « Tout naturellement, il s’est adapté à la disponibilité de ces ressources dans l’espace et dans le temps, ou dit autrement à leur niveau d’entropie. » La période appelée « anthropocène » aurait-elle commencé là ? Elle aurait débouché sur « l’environnement hyperstable des temps modernes auquel certains de nos systèmes biologiques sont inadaptés ».

Mais il n’y a pas de miracle en termes d’énergie : « «  plus on utilise une source énergétique, plus on dissipe la matière à partir de laquelle on l’extrait et donc plus on génère du désordre »... L’univers aurait-il évolué vers le cerveau humain juste pour prendre conscience de lui-même, comme le suggérait Pierre Teihard de Chardin (1881-1955), ou pour... produire de l’identité à travers autant d’incarnations individualisées que d’humains sur Terre – et créer de l’entropie ? « Le sens de l’univers pourrait être celui de produire de plus en plus d’identité en séparant les choses. On pourrait donc considérer l’entropie comme une mesure de l’identité. Pour cette raison, l’entropie ne peut pas diminuer puisque le sens de notre univers est l’augmentation de l’identité et donc de l’entropie. »

Ainsi, la vie serait un « catalyseur d’identités », un état de la matière qui agirait comme un « catalyseur d’entropie » et en « accélère la production » : « C’est un état qui aide l’univers à aller vers son accomplissement, celui de se disperser pour créer le plus d’identités et donc d’entropie possible. »

Alors, homo exostaticus ou homo endostaticus ?

Mais « l’homme moderne » (ou postmoderne...) a-t-il vraiment conscience de ce qu’il est aujourd’hui et de ce qu’il pourrait devenir demain dans l’ordre de l’univers ? Depuis la « révolution cognitive d’il y a 50 000 ans », le voilà confiné dans une « société consumériste » fondée sur une manifeste « dimension hédonique exostatique » - et abandonné à ses démons.

Piazza avance les concepts d’ « exostasie » (la recherche du plaisir) et d’ « endostasie » (la propension à faire des réserves en prévision des pénuries, susceptibles de se transformer en graisse ou addiction) orchestrant le jeu d’alternance entre les « pensées conservatrice et progressiste » : « L’exostasie pousse à rechercher d’autres sources de plaisir et élargir le champ des possibles jusqu’à proposer de nouveaux outils, de nouvelles structures sociales qui permettent un équilibre endostatique meilleur ou plus stable. L’endostasie prend alors la relève en cristallisant ce nouveau modèle de société que la pensée conservatrice va maintenir. »

Ainsi, l’homo endostaticus « recherche exclusivement le bonheur de l’équilibre et sera farouchement conservateur et spiritualiste » alors que l’homo exostaticus « explore sans cesse de nouvelles stimulations pouvant lui donner du plaisir  » - « ce qui en fera un progressiste matérialiste »...

L’être humain oscillerait-il entre le « bonheur de l’équilibre » et le « plaisir de l’excès » ? Notre cerveau préhistorique aurait-il besoin de ces deux extrêmes ?

Pour Piazza, « le bonheur est la sensation hédonique qui résulte de l’activité du système endostatique, alors que le plaisir est généré par le système exostatique »...

Le spécialiste des addictions met en garde contre la nourriture dénaturée « mise au point pour stimuler de façon artificielle le système exostatique » et préconise de « contrôler de très près le sucre, le sel et les graisses, les trois additifs alimentaires qui stimulent le plus le système exostatique » - trois « bombes exostatiques », donc...

Mais son propos, on s’en doute, n’est pas diététique. Il s’attache au mystère de la nature humaine, à ce qui fait que notre espèce défie toute explication rationnelle et manifeste une telle fascination pour sa perte...

Pourquoi cet acharnement suicidaire à s’artificialiser et se « numériser » l’existence, à se rendre la planète inhabitable - et à dévaler la pente vers l’abîme ? Suffirait-il de « soigner » la toxicomanie (un « cancer psychosocial »), les addictions et les démons au lieu de les combattre ? Suffirait-il de « ne plus réduire l’esprit à la matière mais d’utiliser la matière pour expliquer l’esprit  » - et expliquer ainsi l’aventure humaine ?

Piazza rappelle la part du biologique dans le devenir humain et décrète « juste obsolète » la notion d’âme qui a accompagné l’humanité depuis des millénaires : « Personne ne l’a jamais vue et elle n’est plus nécessaire ».

Mais il fait aussi l’économie de la dimension symbolique de l’animal vertical (animale symbolicum) affamé d’illimitation – et du pouvoir de "l’efficacité symbolique" à manifester, le temps d’une incarnation, aussi fugace fût-elle, d’un esprit à l’oeuvre dans l’univers. Un univers vécu comme champ d’expérience et d’exercice de cette irrépressible illimitation. S'exercera-t-elle jusqu'à l'anéantissement algorithmique de sa promesse ?

Pier Vincenzo Piazza, Homo biologicus – Comment la biologie explique la nature humaine, Albin Michel, 416 p., 22,90 €


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