La bombe H, la Corée du Nord, la Chine et les Brics : penser et agir dans l’incertitude

par Renaud Bouchard
lundi 4 septembre 2017

« Faut-il croire que je sois incapable de supporter un si petit désagrément ? »

« 这一点苦我都受不了  ? »

Les conjectures relatives à la dernière manifestation de l'escalade nucléaire de la Corée du Nord révèlent-elles l'impuissance d'une « communauté internationale » condamnée à protester de sa paralysie face aux agissements d'une clique militaire et d'un dictateur dont on ne sait rien en réalité et qui tirent leur pouvoir de l'impossibilité dont ils jouent d'empêcher par un comportement apparemment erratique leurs observateurs de cerner aussi bien l'effectivité de leur puissance que la nature de leurs objectifs ? La Chine pourrait bien répondre rapidement à cette interrogation.

L'unique question que pose pour le moment le comportement de Kim Jong-un se résume à celle-ci : jusqu'à quel point ultime, jusqu'à quel horizon stratégique sans cesse repoussé et dans quels desseins la Corée du Nord poursuivra-t-elle son programme balistique et nucléaire, sachant que par-delà le chantage exercé sur la base d'une maîtrise technologique certes perfectible mais à tout le moins indiscutable et qui prouve que la Corée du Nord a manifestement franchi un « seuil » de réelle dangerosité nucléaire, l'usage effectif d'une arme atomique anéantit pour son auteur toute espérance d'obtenir plus que l'impossible ?

Nous ne le savons pas.

Quant au corollaire d'instabilité et de menace que génère ce comportement agressif qui nourrit l'aventurisme belliqueux du dirigeant Nord-Coréen, est-il de nature à susciter de la part de ladite « communauté internationale » une réaction efficace susceptible d'enrayer sinon d'éteindre intelligemment la montée aux extrêmes en lieu et place des gesticulations habituelles, des protestations officielles, des « condamnations », des « communiqués » et des « appels à réagir avec la plus grande fermeté », sans compter les réunions en urgence du Conseil de Sécurité de l'ONU ?

La réponse est là encore et pour le moment négative.

L'explosion de la bombe H – discutée quant à sa nature exacte – ouvre la voie à deux ordres de constatations désormais irréversibles car formellement établis :

 

I- Une entrée par effraction dans le club nucléaire.

Avec vingt lancements d'engins balistiques et deux explosions nucléaires effectués en 2016 suivis depuis le début de l'année de dix-sept autres tirs de missiles à la portée sans cesse accrue (deux missiles balistiques intercontinentaux ICBM d'un rayon de 10.000 kms lancés au mois de juillet, le tir tendu d'un autre engin survolant le Japon mais capable d'atteindre l'île de Guam), la Corée du Nord semble sans doute bien partie pour franchir dans un temps probablement très proche le dernier seuil technologique qui fera d'elle un acteur nucléaire pleinement opérationnel en maîtrisant les problèmes relatifs à la miniaturisation d'une charge atomique embarquée sur un lanceur et ceux posés par les températures très élevées rencontrées par les missiles lors de leur rentrée dans l'atmosphère à très grande vitesse. Si la maîtrise du deuxième paramètre n'attend plus que la réalisation d'un autre tir pour être confirmée, le premier paramètre pourrait bien être devenu effectif avec l'image de propagande amplement diffusée montrant le dictateur nord-coréen devant un objet qui présente toutes les caractéristiques extérieures de la miniaturisation réussie d'une double ogive. Dès lors, la constatation d'une très forte explosion survenue dimanche matin et présentée par les autorités nord-coréennes comme étant celle d'une bombe à hydrogène effectuée avec succès vient de redistribuer les cartes de manière quelque peu brutale en passant de A à H.

 

II- Une remise en cause des bases géostratégiques attachées à la « paix nucléaire ».

Acteur turbulent, dangereux, beaucoup plus menaçant que les « frères ennemis » indien et pakistanais, plus insaisissable que la pseudo-dangerosité iranienne (tous pays qui ont effectivement franchi le seuil nucléaire et malgré tout intégré nolens volens ou invitus invitam le code de « bonne conduite » des puissances de seuil avérées ou non en évitant de « commettre l'irréparable » en usant du feu nucléaire), la Corée du Nord vient d'inaugurer sans que l'on s'en rende vraiment compte une nouvelle stratégie qui n'est plus celle des acteurs de guerres dites asymétriques qui voyaient se mettre en place la « dissuasion du faible au fort » - le « fort » devenant incapable d'écraser une mouche avec un marteau-pilon -, mais désormais la stratégie du conflit ouvert opposant au plus fort (ou réputé comme tel : Etats-Unis, Chine, Russie) un adversaire en apparence moins fort mais en tout cas devenu suffisamment fort pour ne pas ou ne plus être tenu comme quantité négligeable.

L'ordre géostratégique est ainsi à nouveau bousculé, mais cette fois-ci par un acteur en toute apparence manifestement imprévisible et donc incontrôlable. « Pourquoi la guerre nous serait-elle soudain étrangère ? Parce que 10% de l'humanité l'ont évitée chez eux pendant deux générations ? » écrivait Philippe Delmas en 1995 dans son essai intitulé « Le bel avenir de la guerre ». Or, point d'illusion ajoutait-il : la civilisation n'a jamais dominé la guerre à laquelle il prédisait donc un « bel avenir ». 

C'est que si nous étions en paix - une paix nucléaire - constatait-il avec justesse, la raison en était que l'ordre nucléaire, qui reposait sur la logique irréductible de la mort assurée pour tous, avait dissuadé « les puissants » d'engager les hostilités pendant un demi-siècle. Mais cet ordre-là est révolu, observait-il encore, remplacé par rien, ou plutôt par deux illusions, qui s'appellent l'économie et le droit. La recension de l'ouvrage précité mérite d'être citée et reprise dans la mesure où vingt ans plus tard sa relecture pourrait bien « coller à la réalité » et offrir un moyen d'éviter de conduire chacune des parties dans une dangereuse impasse.

« La guerre est de retour, parmi nous. Nous l'avions presque oubliée. Pendant cinquante ans, l'assurance de la mort nucléaire pour tous a tenu la guerre en lisière.La peur n'est peut-être plus l'unique antidote contre la guerre. À l'exemple de la construction européenne, les pays cherchent la paix en se liant étroitement les uns aux autres par des règles et des intérêts communs. Comme si la guerre pouvait être prise dans les filets de l'intégration par le droit et l'économie. Cet espoir est vain. Car désormais les guerres ne naissent pas de la puissance des États, mais de leur faiblesse. L'enjeu de la paix, c'est la légitimité des États : dans nombre de pays, ils n'incarnent rien ni personne. Faute d'États qui symbolisent l'évidence d'être ensemble, les nations se replient sur une identité exacerbée, se fragmentent en États nouveaux : en trente ans, leur nombre a doublé. Et les règles du droit international comme les bénéfices de l'économie mondiale ne les concernent guère.Notre conception de la guerre, forgée au fil de siècles de conflits de souveraineté, se révèle déjà inadaptée à ces guerres de légitimité. La multiplication de celles-ci nous imposent une priorité : consolider des États légitimes, seuls capables de tracer un destin pour ceux qu'ils représentent. À défaut, la panne des États assurera le bel avenir de la guerre. »

 

Que cherche donc la Corée du Nord en trouvant dans les réactions des États-Unis désignés comme l'ennemi absolu le carburant de son propre comportement belliqueux ? À exister sur la scène internationale ? C'est fait et le pari est gagné. A engager un conflit armé avec les États-Unis ? Chacune des parties concernées et au premier chef les voisins immédiats - anciens alliés idéologiques et/ou économiques comme la Chine et la Russie ou ennemis identifiés comme tels, États-Unis et Japon), en comprend le danger absolu. A se protéger d'une quelconque agression ? On rappellera qu'au mois de mai 2016, lors d'un discours prononcé devant le congrès du Parti des travailleurs, Kim Jong-un avait affirmé « la puissance nucléaire illimitée » de son pays, ajoutant (je cite ici des propos rapportés par A. Vaulerin dans le quotidien Libération, que « Notre république n’utilisera pas une arme nucléaire sans que sa souveraineté ne soit violée par des forces hostiles et agressives avec des bombes atomiques. »

Kim Jong-un est donc devenu un zélateur absolu de la dissuasion nucléaire dont il est convaincu qu'elle constitue la meilleure des assurances-vie pour son régime, mieux que les armes chimiques dont s'étaient départis ses ex-collègues libyen et irakien - causant ainsi leur perte. Mais a-t-il raison sur le fond et son analyse stratégique est-elle valable à long terme ? Il est probable que non dans la mesure où la solution à la crise ainsi ouverte ne viendra pas des gesticulations militaires mais de l'arme économique et d'un retour à une vision plus « harmonieuse » des événements à laquelle aspire la Chine.

Soyons sérieux : qui a envie et intérêt d'attaquer la Corée du Nord et de "violer sa souveraineté" aussi bien avec des armes atomiques que conventionnelles ? Personne. Le pays ne présente aucun intérêt et un analyste avisé aura compris que ce rescapé, cette butte témoin d'une ère glacière stalinoïde, est condamnée à terme à disparaître par implosion ou évolution inéluctables.

III- La solution chinoise

« Un acteur en toute apparence manifestement imprévisible et donc incontrôlable », écrivons-nous plus haut. Rien n'est moins sûr.

La Chine n'a en effet aucun intérêt à laisser la situation s'envenimer et il n'est pas exclu que par-delà la politique de blocs aux objectifs et positions en apparence irréductibles elle travaille d'arrache-pied à mettre en place un discours de vérité et de réalisme prenant en compte les suspicions comme les susceptibilités de chacun en évitant à tout prix de menacer la pérennité de son expansion économique intercontinentale. Il est en effet plus que probable que la Chine ne mettra pas en balance avec la politique militaro-nucléaire de la dictature nord-coréenne les avantages considérables qu'elle attend de sa politique de croissance et d'expansion économique eurasiatique déjà initiée avec les différentes nouvelles « Routes de la soie / OBOR », son partenariat avec la Russie, la montée en puissance de nouvelles institutions financières à sa main (comme l’AIIB BIIA , la banque internationale pour les infrastructures en Asie créée par la Chine). La Chine a donc une parfaite conscience de la catastrophe économique et financière que représenterait dans la région un conflit ouvert, impossible à maîtriser, dont le déclenchement comme la conduite lui échapperaient complètement.

 

Les turbulences nord-coréennes sont d'autant plus malvenues que l'explosion de la bombe nucléaire effectuée ce 3 septembre 2017 intervient la veille du jour même de l’inauguration par le président chinois Xi Jinping, à Xiamen, ville du sud-est de la Chine, du neuvième sommet écnomque et politique des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) auquel participent les présidents et chefs de gouvernement de ces cinq pays émergents qui représentent... 40 % de la population mondiale.

 

Si l'on ajoute que l'événement intervient aussi à un mois du grand congrès de mi-mandat qui doit reconduire Xi Jinping à ses fonctions pour les cinq années à venir, il est peu probable qu'en bousculant comme elle vient de le faire une rencontre internationale de la plus haute importance dont le thème officiel est : « Un partenariat renforcé pour un avenir meilleur  », la Chine puisse tolérer indéfiniment de la Corée du Nord, et donc aux marches de l'empire, la seule chose qu'elle craint et déteste le plus par tradition de ses voisins ou vassaux : le désordre.

 

Sources et références :

Ph. DELMAS, Le bel avenir de la guerre, NRF-Essais Gallimard, Paris, 1995, 281 p.

http://www.lequotidien.sn/le-bel-avenir-de-la-guerre-la-guerre-nest-que-le-prolongement-de-la-politique-par-dautres-moyens-claus-von-clausewitz/

http://www.army-chaplaincy.be/befr/2013/02/02/recension-de-livre-le-bel-avenir-de-la-guerre/

http://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_1996_num_61_1_4527_t1_0230_0000_3

BRICS - OBOR

https://www.youtube.com/watch?v=BT94w-NyXbc

https://www.pambazuka.org/global-south/brics-xiamen-summit-doomed-centrifugal-economics

China's AIIB &OOR : Amitions & Challenges :The two ambitious projects have become an integral part of Chinese diplomacy.

Réactions de la Chine :

http://thediplomat.com/2015/10/chinas-aiib-and-obor-ambitions-and-challenges/

 

http://www.scmp.com/news/asia/east-asia/article/2109645/north-korea-preparing-launch-ballistic-missile-after-nuclear

 

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