La cage d’acier
par lephénix
vendredi 24 janvier 2020
Si l’homme n’est pas « fondamentalement technologique mais politique », les technologies du numérique le façonnent en « homme sans qualités » par divers procédés de brouillage du « rapport à soi, aux autres et à son propre environnement »... Alors que le « solutionnisme technologique » prétend se substituer au contact avec les autres et résoudre des questions sociales majeures en multipliant les « plateformes en ligne », comment échapper aux dérives de cette emprise totalisante et au « mal-être algorithmique » ? L'humain est-il soluble dans sa calculabilité ?
L’informatisation, forme actuelle de l’industrialisation, nous a fait entrer dans un nouveau machinisme, celui des « machines numériques en réseau » et nous a imposé cet « objet technique total » qui fonde notre système technique actuel : l’ordinateur. Mais, d’un système technique à l’autre, que nous apportent réellement cette nouvelle délégation machinique et les présumées « avancées du numérique » en termes de réel « progrès humain » ?
Elles n’auraient sans doute d’intérêt que si elles convergeaient avec les aspirations d’humanité les plus fondamentales. Mais si l’histoire technique de l’Occident est celle de la machination, celle-ci n’a pas précisément été prévue pour combler ces aspirations-là...
Diana Filipova nous rappelle que cette histoire, suivie d’une automatisation des existences et d’une délégation de l’exercice du pouvoir de la sphère publique aux sphères technique et économique, se solde par l’instauration d’un d’un « technopouvoir totalisant » séparant l’homme de son milieu naturel et étendant ses métastases à tout le vivant... Le développement des « technologies de l’informatique » a permis le « grand bond en arrière » d’une politique de préservation des intérêts dominants présentée comme une « vaste entreprise de modernisation »... Celle-ci pratique l’évitement de toute contestation sur le terrain de la délibération en les dépolitisant et fait échapper l’exercice du pouvoir à tout contrôle en orientant les « potentiels élans subversifs des masses vers des formes plus compatibles avec son projet de gouvernement par la concurrence »...
Dans son essai dense et riche en références, elle démontre que si « éthique » et « numérique » (du latin numerus, « relatif au nombre ») forment une rime bien riche, ces deux mondes sont incompatibles, compte tenu de la propension du technopouvoir à imprimer dans la société des « lois » qui n’en sont pas mais qui dressent les individus les uns contre les autres... La vieille logique de guerre, perpétuée par d’autres moyens ? Le « numérique » aurait-il d’ores et déjà gobé « l’éthique » derrière nos écrans lisses, si « muets sur l’impact environnemental des serveurs » - jusqu’à faire oublier que ces technologies ont été mises au service de la guerre ?
Il n’est plus permis de l’ignorer : notre système technique et industriel extractif dévaste notre environnement et nos corps. Pour Diana Filipova, tout cela était pourtant parfaitement connu et perçu par ceux qui furent contemporains des premières révolutions industrielles : « C’est que les techniques fournissaient déjà des formes d’exercice du pouvoir et d’organisation sociale qui s’avéraient fort utiles dans des sociétés libérales en développement galopant, des sociétés en quête de modes de gouvernement qui ne réduisaient pas au bâton. Les techniques organisées en système rendaient ainsi disponibles des technologies de gouvernement que d’autres sources de gouvernement de pouvoir – économique, politique, social avaient dès lors le loisir de s’accaparer au nom de leurs intérêts propres. » Le choix de la machine à vapeur, l’objet technique total du premier système technique industriel, et sa généralisation comme « modèle phare de la mise en mouvement du monde » s’est fait contre toutes les autres possibilités – sans la moindre « délibération rationnelle », alors que le système hydraulique fonctionnait bien mieux...
Ainsi, les sociétés du XIXe siècle se peuplent de machines et de mines », deviennent des « cages de fer » - et l’environnement est réduit à un réservoir de ressources où puiser et gaspiller à volonté. Les contemporains des premières machines ont vu « les conditions de l’existence quotidienne » dégradées et la « violence de cette action sur les êtres, la société et le monde est alors éprouvée de façon aïgue »...
L’on ne devrait guère s’étonner que, dans nos sociétés actuelles qui « fétichisent l’innovation » (Jean-Baptise Fressoz), les technologies du numérique constituent une « puissance qui aliène plutôt qu’elle ne libère, sépare plutôt qu’elle ne rassemble, manipule plutôt qu’elle n’accroît notre pouvoir d’agir » - ni qu’elles soient politiques en ce qu’elles « échappent constamment à la volonté démocratique »...
Chef d’entreprise, responsable éditoriale de l’agence de stratégie Stroïka, après deux ans passés à Bercy et deux autres à Microsoft, Diana Filipova situe son essai, sous-titré « dépolitiser pour mieux régner », au « croisement entre l’analyse du développement des technologies et la montée en puissance du néolibéralisme comme mode de gouvernement et idéologie dominante ».
Forgeant le terme de « technopouvoir » en référence au « biopouvoir » de Michel Foucault (1926-1984) et de préférence à « technoscience » elle montre comment « la technique », fallacieusement présentée comme « neutre », a pris le pouvoir dans nos sociétés au moyen d’ « objets de pouvoir » qui s’imposent à tous – et nous activent...
Ecce Homo oeconomicus
« Au fondement des sociétés libérales se trouve un mouvement parfaitement illibéral : la réalisation dans le monde concret d’un idéal anthropologique crée de toutes pièces » - faute d’accepter l’homme tel qu’il est, dans son imprévisibilité : c’est l’homo oeconomicus, mû par son seul intérêt personnel et l’appât du gain – c’est le « sujet à gouverner idéal », si prévisible, car « gouverner, c’est prévoir »...
Ce type anthropologique est un « projet politique concomittant à l’expansion des sociétés libérales et du régime qu’elles ont choisi comme moteur de leur développement : le capitalisme »... C’est le début du « capitalisme de surveillance dans son projet d’anticipation et de programmation de nos comportements et passions »...
Au fil du XIXe siècle, toute une story-telling protechnicienne accompagne son avènement – Jacques Ellul (1912-1994) constate que « le sacré est transféré à la technique »... Avec le mode d’organisation qui va avec – celui du gouvernement des hommes les incitant à « maximiser leur production de valeur tout en minimisant le coût direct et indirect de leur contrôle ».
C’est dans l’entre-deux-guerres que « prend forme la mise au service les unes des autres des sphères politique, économique et technologique ». Ainsi, « les techniques font désormais système, et ce système produit des technologies de pouvoir qui viennent nourrir le répertoire d’action des champs politique et économique ». Le système techno-économique n’est plus subordonné à des fins politiques « forgées au sein même de la société » mais il s’autonomise et « impose ses propres fins » : croissance économique, efficacité, emploi.
Depuis, le seul horizon de l’humanité se réduit à un « calcul d’optimisation permanent » et à la « calculabilité » de la moindre singularité.
Extension du domaine du calcul
Soumis au « double gouvernement de l’économie et de la technique », l’homme est réduit à un « pur calcul de moyens en vue de fins : sa raison est limitée à sa seule portion instrumentale »... Aujourd’hui, s’il lui est encore loisible de se passer de télévision, il ne lui est en revanche plus possible de vivre sans recours au « numérique » invasif qui a « investi toutes les sphères de nos vies, des services publics aux espaces les plus intimes ».
Ce système technique industriel anécologique a été imposé par une « rhétorique de la nécessité » - c’est le tristement célèbre TINA (« there is no alternative ») de feu Thatcher. Et son écosystème s’inscrit dans un « système total dont il est difficile de changer un pan sans mettre en branle le tout »...
La « révolution numérique » ira-t-elle jusqu’à « numériser » notre pensée sur le modèle de la mécanisation qui a caractérisé les deux premières révolutions industrielles ? L’actuelle « reconfiguration anthropologique » du vieil homo oeconomicus en « homme sans qualités » comme nouveau « sujet à gouverner » ne remet pas en cause le « calcul d’optimisation permanent » largement intégré dans les logiques computationnelles des technologies du numérique. Mais la « fiction de son absolue liberté » est préservée, quand bien même il n’aurait plus d’autre consistance que celle de ses données et d’une carcasse abandonnée, livrées à une surveillance généralisée via les « algorithmes de prédicition » et de moins en moins contrôlable... A cet égard, les « avancées de l’intelligence artificielle » en disent long : « En comparant sans cesse l’IA avec notre intelligence, il s’agit moins d’envisager l’avènement prochaine d’une machine dotée d’une conscience que de labourer le terrain pour une dégradation progressive de l’intelligence humaine au rang d’une intelligence mécanique »...
Dévastation à tous les étages
S’agissant de la prétendue « dématérialisation » imposée à marche forcée, Diana Filipova rappelle qu’il n’y a rien de plus matériel et énergivore que le prétendu « immatériel » de la connectivité universelle – celle-ci organise l’invisibilité de ce qu’elle fait en vrai : « L’infrastructure derrière les technologies de l’information n’a rien d’immatériel : elle s’inscrit dans un système technique, économique et industriel qui se constitue au tournant du XIXe siècle dans les mines de charbon et d’acier, au moment même où la machine à vapeur détrône, pour des raisons pas forcement rationnelles, les circuits hydrauliques. Sans ce système industriel enchevêtré au développement du capitalisme et l’extraction des ressources, l’informatique moderne n’existerait pas, pas plus que la finance, les routes, les voitures, les trotinettes électriques et les buildings de la Défense. »
Depuis le soulèvement des « luddites » (1811-1812) contre les premiers métiers à tisser, la techno-critique, associée à une contestation de l’ordre dominant et confrontée à une « totalisation toxique », se retrouve bien désarmée face à cette invisibilisation organisée de la dévastation tant écologique que sociale et cet « enfouissement des causes et des effets dans la coque opaque d’un système-objet » - le smartphone... Ce système total dérobe « à la connaissance de tous les intentions, structures et règles du jeu » inhérents à son fonctionnement. Le tout couplé à la « production d’idéologies qui consolident l’illusion de la nécessité » et à une offensive portée contre le langage, « notre dernier foyer de résistance » ainsi dévoyé de ses fonctions fondamentales – « dire le monde, dire la vérité ». Ainsi, face à la montée des préoccupations écologiques, la notion de « transition énergétique » a été forgée pour les désamorcer : « Depuis que l’écologie est entrée dans l’agenda politique, l’extraction s’est plutôt accélérée : la consommation de matière depuis 1990 représente un tiers de tout ce qui a été extrait depuis 1900. Le secret de la « transition écologique », c’est qu’elle n’existe pas... »
Si « l’âge de l’utopie numérique semble bien à son crépuscule », il n’en faut pas moins continuer à extraire des ressources pour forger les chaînes de nos addictions dans une surenchère d’ « innovations » sans fin et un « état du monde qui érode les moyens de contrôle démocratique les plus élémentaires »... Y aurait-il « renoncement à la capacité des hommes à exercer ensemble une puissance collective contraire à ces phénomènes » ? Comme le foie d’un malade atteint de fibrose est enserré dans une cage fibreuse, le corps social est piégé dans cette « cage de fer » machinique et étouffe...
Pour Diana Filipova, la délivrance passe par la constitution d’une « véritable communauté technocritique » au niveau local, par des dissidences au sein de l’appareil technonumérique et le rétablissement d’un « état de friction et de conflictualité » que nos sociétés technolibérales s’emploient à évacuer. L’infernale machine à sous, à surveiller et à punir peut-elle être grippée par un nouvel imaginaire ? Pour la cofondatrice de la plateforme Ouishare et du mouvement Place Publique, c’est « un droit auquel nous ne devons jamais renoncer » - celui d’imaginer d’autres « modèles sociaux » plus désirables... Cet imaginaire se cultive en réinvestissant la « responsabilité de vivre » dans les insterstices voire en suscitant des bifurcations jusqu’au « coeur de la confrontation », en espérant que ses effets libérateurs et le retournement se produiront avant « l’extraction de valeur » ultime par la destruction de toutes les ressources terrestres disponibles...
Diana Filipova, Technopouvoir – Dépolitiser pour mieux régner, Les Liens qui libèrent, 288 p., 21€