La carte de Peutinger, original ou mauvaise copie médiévale ?

par Emile Mourey
mardi 3 janvier 2017

 En 1508, Conrad Celtes découvrait à Worms une carte peinte, écrite sur un parchemin d'une hauteur de 34 centimètres et d'une longueur totale de 6 mètres 82. Il la donna à un antiquaire d'Augsbourg, Conrad Peutinger, pour qu’il la fasse connaître. Cette pièce unique en son genre, qui ne nous est parvenue que par miracle, est aujourd'hui conservée à la bibliothèque de Vienne en Autriche. Depuis sa découverte, certaines parties se sont altérées et il est parfois plus pratique d'avoir recours à d'anciennes copies plutôt qu'à l'original lui-même. L'incohérence apparente du tracé des cours d'eau, une représentation cartographique à première vue complètement farfelue, sans souci d'échelle ni d'orientation, ont choqué les esprits très cartésiens de notre siècle ; et c'est ainsi qu'on n'a pas voulu donner à ce document le nom de carte mais celui de “table”, certains historiens le considérant même comme une pièce médiocre dont on ne pouvait pas tirer grand chose. Et pourtant, ce document est une carte assez extraordinaire, presque aussi lisible qu'une carte moderne, une carte précise, exacte, mais établie suivant des règles qui sont celles de l'époque et non celles de notre époque. (Extrait de mon manuscrit écrit en 1983, suite à mes sept ouvrages publiés en auto-édition, ouvrages condamnés par la communauté scientifique... j'ai arrêté les frais).

(Suite) Tel un lion géant dont la tête de sphinx s'appuierait sur le “sinus aquitaine”, dont les pattes s'avanceraient en Espagne et dont la queue immense ramenée le long du corps constituerait l'Afrique, le monde personnifié trône, immobile et statufié dans sa grandeur, impressionnant de puissance intérieure et muette. Il regarde vers la gauche, vers le soleil levant que symbolise une Angleterre devenue, pour les besoins de la cause, curieusement ronde. Il vient de la droite ; il est né à droite. C'est en effet là-bas, en Inde, que sont nés les éléphants ainsi que les scorpions, animaux fabuleux tout droit sortis de la préhistoire. C'est à l'extrême pointe de l'Afrique que sont nés les hippopotames. C'est dans le désert du Sinaï que l'homme est devenu homme lorsque Moïse reçut de Dieu les tables de la loi (c'est l'interprétation de la carte)... Ce monde, c'est l'empire d'Alexandre dont l'empereur romain se considère l'héritier et le continuateur. Le sceau du grand conquérant a été frappé au fer rouge sur la croupe de l'univers : “Hic Alexander responsum accepit. Usque quo Alexander”. C'est là qu'Alexandre le Grand, après avoir consulté les Haruspices, recueillit la parole de Dieu... jusque-là... Tout cela pour dire que la carte de Peutinger est une carte d'un genre bien particulier où la géographie, telle que nous l'entendons, est étroitement imbriquée avec le mysticisme. La vision que les Anciens avaient du monde est bien différente de celle que nous en avons... L'ambition de l'empire gallo-romain fut de réaliser une unité politico-patriotique en essayant de concilier entre eux les dieux des cités tout en les rassemblant autour d'un Dieu d'essence supérieure, l'Auguste du ciel (cf Augustodunum, Mont-Saint-Vincent/Bibracte, l'oppidum consacré au Dieu auguste du ciel). Il apparaît que les grandes puissances de l'époque se sont mises à peu près d'accord pour que le représentant sur terre de cet Auguste du ciel soit le maître de Rome ; et on constate en effet que l'empereur Auguste, premier du nom, joua parfaitement bien ce rôle.

Au centre de ce monde, Rome, auréolée de ses douze routes rayonnantes, comme le centre du ciel l'est par les douze signes du zodiaque, veut, de toute évidence, apparaître comme la Ville autour de laquelle tout s'ordonne sur terre, de la même façon que tout s'ordonne autour de l'étoile polaire dans le royaume des cieux. Projection sur terre du trône de Dieu, Rome fait rayonner sur le monde son message politico-mystique international. Les autres très grandes cités, Antioche, métropole religieuse de l'empire d'Orient, et Constantinople, l'antique Byzance, sont représentées bien assises dans leur splendeur architecturale, pratiquement à la même hauteur mystique, diplomatie oblige. Les “Aquae calidae et segetae”, eaux minérales chaudes ou froides, ne sont pas autre chose que des sources miraculeuses qui guérissent les malades du monde entier. On y accourait comme à Lourdes aujourd'hui. Les vignettes telles que celles de Reims, Chalon-sur-Saône, Avenches, sont des temples religieux monumentaux avec façade de cathédrale, tympans sculptés, grandes baies de vitraux, nefs et chapiteaux ornés de feuillages et de sculptures parfois peintes. Les vignettes à deux tours sont les symboles des villes murées, capitales de cités, mais cela peut être aussi une référence à la façade de leur basilique récente...

Oeuvre de l'empereur Julien, inspirée peut-être, en partie, de celle d'Agrippa, j'en veux pour preuve une lettre dont j'ai malheureusement perdu la trace, dans laquelle il demande à un gouverneur des précisions géographiques sur le territoire dont il a la charge. Philosophe, écrivain, Julien n’était pas un sceptique. Acceptant les religions dans leur sens symbolique à condition qu'elles s'assujétissent à la seule naissance divine de l'empereur de Rome, Julien n’était pas hostile au judaïsme de l’Ancien Testament mais à la doctrine des Galliléens. Voilà pourquoi, dans notre carte, se trouve évoquée la pérégrination de Moïse dans le désert du Sinaï.

Julien est mort au combat en l’an 363 après J.C., à l’âge de 32 ans, alors que la carte n'était peut-être pas terminée. Cette mort inattendue et subite a eu deux conséquences : d’une part, la carte n’a pas été diffusée, d’autre part les inévitables fautes de copiste et les erreurs de transcription n’ont pas été ou mal corrigées.

Exemple d'une mauvaise correction apparemment d'époque.

Voici, en haut, la copie restituée d'un extrait de la carte et, à gauche, la reproduction photographique de l'original. Bien qu'il soit très étonnant que la Saône se jette dans le Rhône aussi en amont de Lyon, bien qu'il soit étonnant qu'elle ne suive pas la voie terrestre, on pouvait comprendre que c'était par manque de place et par souci de clarté. En revanche, le fait de mettre la vignette de Chalon-sur-Saône sur la rive gauche de la Saône, pose question. En effet, la vignette représente bien la cathédrale de Chalon telle qu'elle était à l'origine. L'importance du monument, la façade, l'oculus, sa grande entrée voûtée, les deux portes qui s'ouvrent côté cloître, tout cela concorde. En outre, comme nous l'avons étudié dans mon dernier article, le monument ayant été fondé vers l'an 260, il serait impensable qu'il ne figure pas sur la carte, mais sur la rive droite de la Saône. L'interprétatuion est donc fautive. Déjà que le coup de ciseau pour séparer le segment 2 du segment 3 n'a rien arrangé, constatons que le tracé de la Saône, notamment entre sa confluence et l'endroit où elle coupe la voie de Vesontio, est d'une couleur plus verte qu'ailleurs. Constatons par ailleurs, un flou inexpliqué qui longe la voie Agrippa, ce qui fait penser à un effacement. J'ai donc replacé le tracé de la Saône entre Chalon et Lyon, là où il semble avoir été effacé et supprimé là où il semblait se jeter dans le Rhône. En prolongeant le tracé restant du haut vers Besançon, j'en fais le Doubs qui se jette dans la Saône à Verdun-sur-le Doubs, ce qui explique la courbure du tracé vers le nord. Dès lors, l'Arar, ainsi nommée sur la carte, devient la Thalie et notre cathédrale se repositionne sur sa rive gauche et sur la rive droite de la Saône comme il se doit. Cqfd.

J'ai expliqué dans mes ouvrages pourquoi l'Arar, fleuve sacré pour les Eduens, ne pouvait prendre sa source que sur leur territoire. On comprend également que pour les Anciens, ce n'était pas la longueur qui donnait son nom au fleuve mais sa fréquentation et son intérêt. Cela change toute l'interprétation qu'il faut se faire de la carte. S'ajoute le fait que le tracé cherche parfois à indiquer beaucoup plus une voie qu'un cours d'eau.

Pour moi, il est clair que cette hésitation sur la confluence du cours de la Saône et du Doubs date de l'époque de la carte. Cette hésitation, ainsi que d'autres, les effacements que j'ai évoqués plaident en faveur d'un document original de l'époque de Julien. Document égaré après sa mort, retrouvé à Worms, peut-être en suivant un noble fuyant la terreur de la Révolution, puis vendu à un collectionneur.

"En 1869, Ernest Desjardins éditait une version officielle commandée par le Ministre de l'éducation qui se voulait définitive" (Wikipedia). Autres temps, autres moeurs.

Je reprends mon article du 17 décembre 2010.

On a vu jusqu'à maintenant Autun dans la vignette à deux tours désignée par le nom Augustodunum. Et en effet, la distance indiquée de XVIII lieues pour aller à la première station de Sidotoco (Sidicoto) correspond bien aux 40 kilomètres qui séparent Autun de Saulieu, et ainsi de suite jusqu'à Autessio-dunum (Auxerre). Et on s'est arrêté là. 
 La vérité est beaucoup plus complexe. Qu'on examine très attentivement la carte et on s'apercevra qu'entre la vignette à deux tours et la station de Sidicoto, la voie fait un coude supplémentaire inexpliqué. Supposons que la vignette corresponde non pas à Autun mais à Mont-St-Vincent et imaginons Autun justement sur ce premier coude inexpliqué avant Saulieu. Si on lit la carte de cette manière, on constate que le dessinateur a placé de toute évidence le mot Augustodunum de façon qu'il recouvre à la fois la vignette à deux tours et le premier coude de la voie de Saulieu, comme s'il voulait désigner sous ce nom (Augustodunum) deux lieux distincts : la vignette à deux tours (Mt-St-Vincent), et le premier coude de la voie de Saulieu (Autun). D'où mon hypothèse de "cité-double" (oppidum + ville). Cet indice est capital. Il nous confirme qu'Augustodunum n'était pas seulement Autun, mais aussi et surtout le Mont-St-Vincent.
 Dans ce cas, il faut admettre que la carte indique des distances de cité à cité, mais qu'elle ne mentionne pas celle qui sépare le Mont-St-Vincent d'Autun, probablement parce que c'était une distance à l'intérieur de la cité-double. Cet oubli, volontaire peut-être, minime en apparence, est à l'origine pourtant d'une des plus graves erreurs d'interprétation de notre histoire.

Certes, l'affaire est compliquée mais c'est pourtant le visage de tout un monde antique qu'il s'agit de faire réapparaître, avec des lieux duement localisés et des fouilles archéologiques qui ne seraient plus faites au hasard des découvertes. Dommage que la ministre et ses services ne l'aient pas compris !

Ma présente interprétation prouve, une fois de plus, que Bibracte se trouvait à Mont-Saint-Vincent et non au mont Beuvray. (1)

Emile Mourey, 2 janvier 2017, www.bibracte.com, extraits en partie de mes ouvrages. Les représentations de la carte de Peutinger proviennent du site de la bibliothèque de Vienne, en Autriche.

(1) Je ne prétends pas à la vérité. Si je publie sur Agoravox, c'est justement pour la faire avancer. D'où la nécessité du débat et de la contribution de tous. Merci à Antenor, bien sûr, merci à d'autres, merci à M. Christian Defachelle qui m'a envoyé des photos de chapiteaux très anciens de l'église de Charmoy suite aux doutes et aux interrogations que pose, par exemple, la localisation de Boxum. Charmoy était-elle une fondation de cité, soeur de Gourdon mais voisine, peut-être concurrente au départ ? Quid de la tour de Bost ?

Quid de Mesvres, alias Magetobriga. Quid de la voie antique qui y menait depuis Mont-Saint-Vincent, ancien chemin des druides ? L'histoire est toujours à redécouvrir et on n'est jamais sûr de l'avoir vraiment comprise.

 


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