La « clé de l’évolution » dans la boîte à gants ?

par lephénix
mardi 7 février 2023

Manifestement, l’espèce humaine a développé des capacités sans équivalent dans le reste du monde animal. Sa « dynamique évolutive » lui a permis de coloniser pratiquement tous les habitats terrestres, des plaines et des forêts tropicales à la toundra et la haute montagne. Jusqu'au ciel qu'elle pollue de satellites... Si elle apparaît comme le produit de ses gènes et de son évolution biologique, cette dynamique-là relève aussi de "sa propre action sur son environnement". Elle lui a assuré une expansion sans précédent sur la planète. Pour quoi faire, au juste, jusqu’où et jusqu'à quand ?

Pourquoi d’autres singes, « nos plus proches parents, ceux qui nous ressemblent génétiquement », n’ont-ils pas inventé la roue, construit des monuments ou des palais, des fusées et des stations spatiales, composé des symphonies, des ballets ou des théories économiques ?

Pourquoi d’autres espèces du règne animal comme les aigles, les corbeaux, les dauphins ou les tortues, dont l’intelligence est constamment réévaluée à la hausse au fil des études, n’ont-elles pas inventé le moteur à explosion voire « électrique » ou la bombe atomique ? Pourquoi l’ouistiti à pinceau n’a-t-il jamais peint La Joconde ou L’Atelier du Peintre ? Pourquoi le tapir, le raton laveur ou l’urubu n’ont-ils jamais écrit Les Misérables, édifié des cathédrales et des bunkers ou spéculé sur des... « cryptomonnaies » c’est-à-dire sur... moins que rien ?

Professeur de biologie évolutive et du comportement à l’université St Andrews en Ecosse, Kevin Laland reprend le flambeau de Charles Darwin (1809-1882) pour développer une nouvelle théorie de l’évolution cognitive humaine : notre espèce a créé elle-même les conditions de son développement exceptionnel ainsi qu’un environnement favorable à l’accumulation et la transmission de connaissances. Qu'on en juge par la "culture" : « Les réalisations de notre espèce peuvent être attribuées à notre aptitude particulièrement puissante à la culture c’est-à-dire l’accumulation extensive de connaissances partagées et acquises  ».

 

« Les humains sont des créatures de leur propre fabrication »

La culture aurait-elle « transformé le processus évolutif » jusqu’à ce point de non retour d’une « civilisation » arrivée en phase terminale d’exploitation des ressources terrestres et au bout de son confort thermo-industriel ? L’hypothèse d’un « darwinisme culturel » explique-t-elle cette « dévorante expansion multimensionnelle » d’une espèce dont le patrimoine génétique était quasi similaire à celui de quantité d’autres ?

Pour Kevin Laland, l’évolution biologique a cédé la place à la coévolution gènes-culture : « L’évolution culturelle a ensuite pris les rênes de l’adaptation humaine, et la cadence des changements que les membres de notre lignée évolutive ont connu s’est encore accélérée. La culture a fourni à nos ancêtres des moyens astucieux de se procurer de la nourriture et de survivre, et, à chaque nouvelle invention, les populations ont pu exploiter plus efficacement leur environnement. Cela a non seulement alimenté l’expansion du cerveau, mais aussi la croissance démographique.  » Pour le biologiste, « seuls les humains possèdent une capacité culturelle cumulative », propice à la « propagation de pratiques coopératives ». Le biologiste définit bel et bien la culture, qui interagit avec l’évolution purement biologique de notre espèce, comme cette capacité à accumuler des connaissances et des compétences transmises, donc apprises socialement, puis à les mettre en pratique par l’outillage et l’appareillage appropriés. L’évolution de la cognition humaine, « dépassant de loin celle des primates non humains les plus intelligents », mène à une complexité technologique accrue depuis l’avènement de l’agriculture jusqu’à notre monde hyperindustrialisé où chaque aspect de l’existence « dépend entièrement de milliers d’interactions coopératives avec des millions d’individus dans des centaines de pays ».

Il a fallu, au fil des générations, des « niveaux élevés de connaissances, de compétences, de coordinations et de force » pour exploiter les ressources disponibles. Si toutes les espèces partagent la capacité de copier ses congénères, l’humain imite avec plus de précision que d’autres animaux, sur un mode « haute fidélité » - et innove davantage, un avantage déterminant dans la sélection naturelle. La « transmission haute-fidélité d’informations » est assurée par l’enseignement, « rare dans la nature mais universel dans les sociétés humaines ». Ainsi, Homo Pédagogicus ?

L’imitation brute ne permet pas une propagation optimale du savoir-faire. Il a donc fallu attendre l’apparition du langage comme outil de transmission facilitant l’enseignement, à mesure que les connaissances et les techniques à transmettre devenaient de plus en plus complexes : « La syntaxe du langage humain contemporain n’est possible qu’en raison d’une longue histoire, couvrant peut-être deux millions d’années, de manipulations symboliques à partir d’un protolangage, qui a créé des pressions de sélection qui, à leur tour, ont entraîné des changements significatifs dans le cerveau hominine.  »

Les animaux ne manifestent pas encore, à ce jour, la capacité à combiner des symboles pour créer des messages sophistiqués comme ceux des humains ni de tendance à innover... La culture et le langage ont renforcé les capacités adaptatives des humains leur permettant de ne pas rester piégés par leur héritage biologique : « Nous survivons dans des circonstances difficiles parce que précisément notre culture nous confère généralement une plasticité adaptative plutôt qu’une inflexibilité. Cette plasticité s’appuie sur une énorme base de connaissances culturelles qui conserve sur de longues périodes les bonnes idées et les solutions qui se sont montré efficaces. »

 

La roue de l’évolution tourne...

Au commencement de cette histoire, il y eut sans doute la roue, mère de toutes les inventions, apparue à Uruk, haut lieu de la civilisation sumérienne, vers 3150 avant notre ère, voire aussi en Europe centrale : « La roue, que les Grecs ont intégrée à leurs charrues, fut initialement conçue pour tirer de lourdes charges sur une structure en forme de traîneau, ce qui a produit le tour du potier et la charrette en Mésopotamie, le char en Grèce, des instruments pour moudre le blé  », etc... Ainsi, sans roue, pas de brouette, ni de locomotion terrestre telle que nous l’envisageons, de la bicyclette au train à très grande vitesse. Ni de « civilisation » du « toujours plus vite, toujours plus loin »...

Le biologiste invite à mesurer le chemin parcouru depuis le paléolithique puis la révolution néolithique marquée par la domestication des plantes et des animaux et l’invention de l’agriculture : « Avant l’avènement de l’agriculture, chaque population possédait tout au plus quelques centaines de types d’artefacts, alors que, aujourd’hui, les habitants de New York ont le choix entre cent milliards de produits ornés de codes-barres différents. »

L’art du moteur viendrait-il du contrôle moteur permettant aux humains de « produire spontanément des oeuvres et des performances artistiques » qu’aucun animal ne pourrait partager avec eux ? Kevin Laland fonde sa démonstration sur la danse : celle-ci est possible parce que « sa performance exploite les circuits neuronaux employés dans l’imitation ». Mais pas seulement... Certes, l’on a cru voir des primates « danser » autour d’un arbre... Mais « pour danser, l’interprète doit faire correspondre ses actions à la musique ou battre la mesure pour que ses mouvements s’adaptent au rythme, qui peut parfois être interne, comme les pulsations cardiaques  ». Voilà qui exige de « mettre en correspondance les signaux auditifs que le danseur entend et les actions motrices qu’il produit  ». Imagine-t-on un bonobo réagir à L’Apothéose de la danse de Beethoven en entrechats exaltés ou se lancer dans les subtils enchaînements d’une danse dite « de société » ? Et puis d’abord, ressentent-ils le besoin de danser pour s’accoupler ?

Précisément, « pour maîtriser une danse de couple ou de groupe, il faut que les individus coordonnent leurs actions et, ce faisant, qu’ils ajustent, inversent ou complètent leurs mouvements  ». Voilà qui nécessite aussi une « correspondance entre les entrées visuelles et les sorties motrices ». Ce qui témoigne d’un appareil neuronal hérité de « la sélection d’une faculté poussée d’imitation ». La danse n’est pas seulement une « question de maîtrise du corps, de grâce et d’énergie » : elle exige, outre la capacité à imiter, un « type d’intelligence spécifique ».

Plus on imite, plus on crée d’interactions coopératives. Ainsi, une « dynamique coévolutive gènes-culture » bien sinueuse, entamée voilà au moins 2,5 millions d’années et poursuivie en un progrès techno-culturel continu, a assuré jusqu’alors les conditions nécessaires de la domination planétaire d’une espèce ainsi que, par conséquent, l’enrichissement de nos vies. Du moins jusqu’au déchaînement d’une irrépressible pulsion de destruction et à la propagation du rien qui détruit le réel, faute d’un « système immunitaire spirituel » (Bergson).

Pendant des millénaires, l’humain a demeuré dans un monde qui dure, y côtoyant gouffres et merveilles – jusqu’à arriver au seuil de destruction de ses moyens de subsistance. Aurait-il crée les conditions de sa domination en même temps que celles de sa perte ?

Désormais, le voilà à un nouveau point d’inflexion de sa longue histoire, confronté à l’inhabitable qui l’exproprie de sa biosphère. La suite dépend de sa capacité à s’arracher à sa fascination du gouffre et à la course au désastre pour réinventer une autre forme de rapport à l’univers. Il y faudra une intelligence de la vie, un désir de bien-vivre voire simplement un sens commun et un instinct de survie qui semblent justement des « biens communs » en voie de disparition, engloutis par le rien cybernétique où se perd le réel.

Kevin Laland, La Symphonie inachevée de Darwin, La Découverte, collection « Sciences sociales du vivant », 450 pages, 28 euros.


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