La conquête arabe (632 -750)

par maQiavel
jeudi 13 novembre 2014

Entre 632 et 750, les armées surgies de la péninsule arabique s’emparent d’un territoire allant de l’ indus aux Pyrénées.

Depuis Alexandre, on n’a jamais connu de conquête aussi rapide que démesurée. Réussite extraordinaire qui va susciter au cours de l’histoire bien des interrogations : comment des sauvages ont-ils pu s’adjuger un empire allant de l’atlantique aux avants poste de la Chine ?

Au sud de la méditerranée, on invoque le miracle : les arabes ont triomphé grâce au mandat divin donné à leur prophète Muhammad et à la grâce que Dieu leur a octroyé.

Au nord de la méditerranée, l’Europe chrétienne explique les conquêtes arabes comme une forme de châtiment des fautes de la chrétienneté.

L’Europe des lumières, si elle reconnait les mérites et les prestiges de la civilisation islamique , une fois à Bagdad ou à Cordoue , elle répugne à en comprendre l’origine, c.à.d. le succès des bédouins , symbolisant la victoire de la barbarie qui brise la marche du progrès ramenant l’ orient en quelques batailles gagnées à l’âge d’ Abraham comme aurait dit au XIX ème siècle le philosophe Renan.

Pour cette Europe laïque, les arabes auraient triomphé par leur fanatisme à une religion simpliste, force obscure que la civilisation se serait forcée à refouler depuis qu’elle existe.

Une telle conquête se déroulerait de nos jours à l'ère des grandes théories du complot voyant derrière chaque événement historiques des puissances obscures tapies dans l’ombre, on n’expliquerait pas autrement le succès de « tribus ignorantes » sur les deux superpuissances du moment par quelques financements occultes.

Blague à part, le magazine « guerre et histoire » dans son dossier « l’empire arabe, une conquête sans Jihad » va livrer une brillante analyse historique montrant que les conquêtes arabes présentent un cas exceptionnel dans l’histoire mais pas unique, qui doit beaucoup à l’excellence militaire, aux faiblesses adverses et que les acteurs arabes obéissaient à des règles très largement rationnelles, dictées par les nécessités matérielles de leur temps et à leur connaissance du monde.

Cet article synthétise les facteurs évoqués dans ce dossier expliquant la conquête arabe.

  1. Islam, facteur d’unification de la péninsule arabique

On ne peut pas nier la foi ardente des conquérants musulmans, ni surtout le rôle que l'appel religieux a joué dans la genèse et le renforcement des solidarités entre groupes tribaux arabes jusque là étrangers ou hostiles les uns aux autres. L’historien Ibn Khaldoun notait que l' Islam a crée le peuple des arabes à partie de poussières de clans de quelques dizaines ou centaines d’individus ankylosés dans les limites d’une parentèle étroite.

Caractéristique clé de l’Islam conquérant, son chef et inspirateur, Muhammad, est également son chef militaire fondateur et son premier général, ce qui aura des conséquences sur la discipline de fer imposée dès l’origine.

Muhammad a réussi à rassembler en un seul Etat La Mecque, Médine, les tribus du centre et de l’ouest de l’Arabie, et le Yémen. Leur ralliement s’accompagne du versement d’un tribut et de l’arrêt des razzias mutuelles.

Quand meurt son successeur, Abu Bakr en 634, l’unité de l’Arabie est établie et les arabes peuvent se lancer à la conquête du monde.

Ces conquêtes ne sont pas le fait de vagues nomades incontrôlées guidées par la seule ferveur religieuse, il faut les considérer comme l’expansion d’un nouvel Etat centralement contrôlé depuis Médine puis bientôt depuis Damas.

  1. Un équipement léger, rustique et rudimentaire

La plaine balayée par le vent, la mer de burnou blanc des guerriers montés sur de fringants chevaux, leurs étendards vert claquant au vent … c’est l’image de la conquête telle qu’on l’imagine.

Mais tout cela tient du cliché, ni épée courbe, ni cimeterre, ni cheval ni burnou pour le soldat des débuts de l’islam.

Le Romain Marcellin qui fréquente des arabes vers 350 précise qu’ils portent une sorte de pagne qui leur couvre les reins et qu’ils ont les cheveux longs et tressés.

En 690, le prêtre syriaque Jean Bar Pënkayé rapporte que les conquérants musulmans sont " nus", sans armures ni boucliers ». En 1199, la patriarche Michel le Syrien rappelle qu’un certain "Hiran" envoyé pour espionner les arabes les décrits comme « sans chaussures, ni équipements, ni provisions ». Dans le livre des rois, le Shah-Nemeh, poème épique Persan écrit vers l'an mille, le général Sassanide Rostam, étrillé à la bataille d'al-Qadisiyya s’en plaint amèrement : « j’ ai des flèches pour transpercer l’acier mais inutiles contre des guerriers nus ».

Le cheval n’est pas non plus présent, les soldats arabes sont des fantassins au départ. Lorsque les cavaliers au fil des conquêtes apparaissent, ils montent à cru avec de petites selles et manient la lance et l’arc. Sans protection, ils sont vulnérables et servent surtout à harceler, couvrir les flancs et à achever les fuyards.

Fred Donner dans « the early islamic conquests » pose d’entrée : « il semble clair que les armées de la conquête islamique n’ont aucun avantage technologique sur leurs adversaires et qu’elles leur sont même inférieures ».

Elles arrivent pourtant à battre toutes les autres armées grâce à des caractéristiques originales.

3. Des unités calquées sur la tribu

Le Prophète Muhammad et ses successeurs adaptent leurs armées au modèle tribal traditionnel dans lequel le chef exerce une autorité personnelle sur ses hommes : chaque membre est lié par des liens de sang ou par des alliances tribales à son commandant.

Une armée est dirigée par un émir qui a sous ses ordres des officiers qui dirigent des commandants de dizaine, en dessous desquels on trouve des chefs à la tête de l’unité de base, la qabila (« la tribu »).

Dans les pays conquis, ces hommes sont rassemblés dans des villes garnisons appelés « amsar », ce qui permettra aux chefs arabes d’établir et d’affermir leur pouvoir sur les territoires conquis sans diluer leur force, et de contrôler les éléments les plus turbulents quitte à les envoyer se faire tuer ailleurs. D’une pierre, trois coups !

Après la conquête de la Syrie, l’organisation change mais seulement en apparence : l’unité de base, la « qabila » est subdivisée en « ajnad » basé dans une ville, le recrutement devient peu à peu régional mais le fonctionnement tribal demeure.

4. Mobilité, autonomie, discipline : les piliers de la tactique !

Ne pas se méprendre : les invasions ne sont pas le résultat d’une poussée incontrôlée de fanatiques religieux mais une campagne militaire parfaitement orchestrée par une « élite désireuse de renforcer son autorité sur ses bédouins » confirme l’historienne Hugh Kennedy.

Habitué des razzias, les arabes sont des guerriers autonomes redoutablement adaptés aux conditions difficiles de la péninsule, leur tactique de combat consiste en une attaque rapide suivis d’un replis derrière les lignes articulées autour d’une ligne de piquiers et d’unités d’archers capables de passer à travers l’infanterie pour harceler l’ennemi (l’habileté des arabes à manier l’arc est renommée mémé chez les Sassanides pourtant experts !). La cavalerie, comme celle des anglais d’Henri V se tient à l’arrière ou sur les flancs, prête à saisir toutes les occasions mais est utilisée avec parcimonie. Avec le temps, les victoires, le butin et le type d’adversaire rencontré, l’équipement du guerrier de l’islam se perfectionne. Leur déploiement défensif depuis une position dominante fait qu’on compare la tactique arabe à celle des Anglais de la guerre de cents ans.

On l’oublie trop, les arabes sont considérés comme d’excellents navigateurs, servis par des marins particulièrement culottés menant des raids en territoire Sassanide depuis le IV ème siècle. Moins de 50 ans après l’hégire, les armées de l’Islam s’assurent non seulement de la maitrise des terres qui bordent la méditerranée mais aussi celle indispensable de la mer : en 670, la marine arabe met le siège devant Constantinople.

5. Gigantesque capacité de mobilisation

Dans l’organisation sociale bédouine, la garantie contre l’agression est la solidarité naturelle des clans et des familles, ce qu’Ibn Khaldoun appelle la « asabiya. Cette organisation cache un atout militaire fondamental : chaque homme est un guerrier qui doit pouvoir défendre ses biens et ses proches, il y a donc un vivier considérable de combattants disponible pour la conquête.

Dans les mondes sédentaires qui leur font face, la fonction guerrière est abandonnée à des spécialistes soldés et très cher, par conséquent peu nombreux. Voilà pourquoi en dépit de leurs énormes populations, les empires byzantin et Sassanide ne disposent que d’une très faible supériorité numérique face aux envahisseurs arabes.

Selon certains spécialistes, les arabes peuvent compter cinq à dix fois plus de combattants que leurs adversaires à population égale.

 

6. Des effectifs en croissance permanente

Malgré cette impressionnante capacité de mobilisation, les débuts sont très modeste, toujours à court de soldats, les forces arabes combattent apparemment en infériorité numérique constante.

Cependant, l’effort arabe ne se dilue pas mais s’amplifie au contraire grâce à une astucieuse dynamique d’enrôlement fondée sur l’intégration, plus ou moins à égalité de statut des vaincus dans l’armée des vainqueurs à condition qu’ils se convertissent. Les nouveaux convertis se montrent tous impatients de montrer leur enthousiasme religieux … et de partager le butin avec les premiers fidèles.

Sincères ou politiques, les conversions de chefs de tribus alimentent les conquérants en troupes fraiches. Toutes ces adhésions expliquent que moins d’un siècle après la mort du Prophète, les Omeyyades parviennent à rassembler l’immense armée qui va assiéger Constantinople : selon les contemporains, elle compte 200 000 hommes.

7. Deux superpuissances en déclin

L’expansion arabe commence contre deux adversaires à la fois deux empires gigantesques, en territoire, en hommes et en moyen comparé à l’Arabie presque déserte.

Un David nouveau né défiant non pas un mais deux monstrueux Goliath. Et pourtant, c’est bien la grenouille arabe qui dévore les deux gros bœufs gras légués par l’antiquité. Il n’aura fallu que deux batailles en 636 pour ébranler les forces des deux grands empires d’alors, Yarmuk et Qadisiyya.

Sur l’affiche, le cliché du combat biblique semble conforté : quand les héritiers du Prophète se lancent à l’assaut du moyen orient en 634, l’unification des tribus arabes a quelques mois à peine. L’empire Perse, lui, se prévaut d’un millier d’année d’existence sous les dynasties « achéménide », « Parthe » et depuis le début du IIIème siècle « Sassanide ». L’empire romain d’orient dit « Byzantin » a de son coté plus de 1300 ans d’histoire. Le rapport démographique entre les conquérants arabes et les deux empires est de un contre quarante ou soixante. Et pourtant, c’est bien la grenouille arabe qui dévore les deux gros bœufs gras légués par l’antiquité.

Ce rapport de force démesuré masque une réalité très différente : la rapidité de la conquête arabe et son incroyable étendue n’ont rien de miraculeux et s’expliquent par la décadence des deux empires immenses minés par des crises internes et de surcroit épuisés par la longue lutte qui vient de les opposer.

Dans l’empire romain d’orient, la tendance est à la baisse de la population, au recul des villes à la contraction des échanges qui prépare la ruralisation de la société du haut moyen âge occidental, déclin accentué par les ravages de la peste qui perdure depuis deux siècles.

En plus des ressources humaines, ce déclin favorise le repli sur elles mêmes des régions qui composent l’immense territoire impérial : les autonomies provinciales gagnent du terrain entre le IV et le VIII ème siècle.

Par-dessus cette crise se greffe l’effort de guerre : les romains s’usent en raison d’un écrasant effort militaire contre le Goliath Sassanide voisin : de 602 à 682, les deux dernières superpuissances du moyen orient se livrent l’ultime et la plus féroce des guerres qui les opposent depuis des siècles.

La paix revenue, les deux Goliath sont exsangues.

Une autre raison de la défaite face aux arabes repose sur la fissuration interne qui mine la capacité de résistance :

-Fissuration ethno-géographique : Il se trouve que les régions les plus dynamique, l’Irak actuel pour l’empire Perse et la Syrie pour de l’empire Byzantin, sont frontière de l’Arabie. Elles accueillent sans déplaisir les conquérants dont elles se sentent proche : cette circonstance explique non seulement le succès des arabes mais aussi la difficulté de la contre attaque puisque les provinces demeurées au pouvoir des Perses et des Byzantins sont moins peuplées et moins prospères.

-Fissuration linguistique et religieuse : la sympathie naturelle des populations qui facilite la pénétration arabe nait aussi d’un fossé linguistique et religieux creusé au fil des siècles. Ainsi, dans l’empire Perse, la Mésopotamie de langue sémitique s’oppose au plateau Iranien ou dominent les langues indo-européennes. Cette différence linguistique se double de choix religieux différent depuis le III ème siècle : au culte officiel de Zoroastre, imposé par les Sassanides et qui caractérise le plateau Iranien s’oppose le christianisme et le manichéisme, très puissant et persécuté.

De même dans l’empire Byzantin, l’Egypte de langue copte et la Syrie de langue sémitique s’oppose au pouvoir de la langue grecque de Constantinople sur le christianisme : ainsi, quand les régions hellénophones ont adopté le dogme des deux natures humaines et divines du christ , l’Eglise d’Egypte opte pour sa nature unique et divine comme l’Eglise Syrienne occidentale alors que l’Eglise Syrienne orientale se rallie à la thèse inverse en privilégiant la nature humaine simplement prophétique du christ , hérésie que l’on nomme nestorienne qui est déjà proche sous certains aspects ,de la position que l’ Islam adoptera à l’égard du dogme chrétien.

-La fiscalité est un facteur expliquant le succès de la conquête, voir la conversion à l’Islam dans les générations qui suivent dans la région : les populations locales auraient d’ autant plus volontiers troqué la domination des romains et des perses contre celle des arabes que la fiscalité s' en serait trouvée brutalement allégée, du fait surtout de la désorganisation des administrations impériales que les arabes bédouins auraient été dans un premier temps incapable de contenir.

Perse et Byzantin, perdent en quelques mois le joyau de leurs empires, le croissant fertile. Abasourdis, ils sont dans l’incapacité de réagir, les successives défaites des deux empires livrent en quelques décennies aux conquérants arabes un domaine si étendu qu’il faut aux voyageurs actuels huit heures d’avion pour le survoler d’est en ouest.

Arrêt des conquêtes

L’Egypte tombe, l’empire Perse est totalement conquis, ainsi que la Maghreb et l’Asie centrale, Constantinople est assiégée, l’Espagne est envahie et des raids sont lancés en Gaule.

Le système bédouin a cependant des limites et à cause d’une série de facteurs, la conquête marquera le pas :

-La qualité de l’armement : elle reste du coté de leurs adversaires et explique l’échec arabe devant Constantinople en 717 -718 malgré un rassemblement de forces considérable. Les murailles, le feu grégeois et la qualité de la marine Byzantine ont raison de l’assaut, l’armée arabe se replie au prix de lourde perte.

La conquête marque également le pas car les arabes se heurtent à d’autres sociétés organisés comme eux (Turcs, berbères etc.).

-Les dissensions internes : dans le monde arabe des premiers siècles, la légitimité politique puise dans la parentèle du Prophète, coutume de rigueur dans le monde clanique des bédouins.

En réalité, l’expansion arabe musulmane utilise les hiérarchies que l’oligarchie marchande de la Mecque a constitué à son profit avant l’Islam : tous les chefs sont des Mecquois ou de la tribu des Quraysh, se connaissant tous et pour le meilleur et pour le pire s’aimant et se détestant.

Ces haines vont avoir des conséquences sur les successions qui se font sur fond de querelles généalogiques et dynastiques à l’origine des guerres civiles et des shiismes.

Les dissidences politiques qui opposent les successeurs du prophète vont s’étendre aux nouveaux convertis à l’islam qui réclament une égalité de traitement : en effet, dans le premier siècle de très forte expansion, l’élite arabe choisit surtout de préserver son monopole sur la religion musulmane.

Abu muslim , chef de la révolte des étendards noirs ( le jihadisme sunnite contemporain a repris cette couleur messianique ), qui aboutira à la proclamation du califat des Abbassides , il est le premier Persan a avoir joué un role aussi décisif dans l' Islam

Ces dissensions vont mettre un frein considérable à la vague d’expansion et déboucheront sur des séries de guerres civiles.

-Le désarmement des sujets : devenus administrateurs d’un empire, le pillage ne suffit plus à financer et à mobiliser les troupes, ce qui entraine que le volontariat manque de plus en plus d’attrait.

Ainsi, l’effondrement de la fiscalité ne dure pas au-delà de quelques générations, l’impôt est rétablit des armées professionnelles plus couteuse à entretenir et moins nombreuse voient le jour.

L’Etat Islamique encourage cette évolution dans sa volonté de désarmés ses sujets : les guerres civiles des premières générations aboutissent soit au désarmement des vaincus, soit à leur exil.

L’empire sape donc lui-même sa force d’expansion, ou dit autrement selon la dialectique sécurité/ puissance *, préfère sa paix intérieure obtenue par le désarmement des sujets à son expansion extérieure.

La conséquence du processus de transformation de l’Etat tribal en une machine sophistiquée fondée sur le papier et le grand commerce caravanier sera l’arrêt des conquêtes, l’empire se contentera par la suite de défendre pendant trois siècles ses frontières, position défensive qui permettra à la dynastie des Abbassides d’amener l’Islam à son apogée culturel.

C’est sous l’impulsion de nouveaux peuples, berbères à l’ouest, et surtout Turcs à l’est que les conquêtes reprendront à partir du XI ème siècle.

 

*Voir l’article « comprendre Nicolas Machiavel  », point 8, « du couple sécurité puissance »


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