La conspirationnite aigue, maladie imaginaire ?

par foofighter
lundi 8 février 2016

Je lisais récemment un énième article de presse sur les "théories du complot" et leur prétendue dissémination par le biais du vil Internet, pondu par La Voix Du Nord les 21 et 22 janvier 2016. Pour le retour de cet épouvantail pourtant maintenant bien usé, il fallait bien y consacrer deux éditions successives et en faire sa une pour le premier opus. L'argumentation, en tout cas ce qui en tient lieu, est une nouvelle fois brandie tel un crucifix pour ramener les brebis égarées dans le droit chemin. En vain. Au mieux maintiendra-t-elle dans le troupeau ceux qui ne l'ont pas encore quitté : les moutons.

Avant d'évoquer le contenu plutôt affligeant de ces deux articles, je précise que j'ai voulu laisser à la suite du premier un commentaire construit, pointant du doigt leur légéreté. J'ai dû faire mouche auprès de la modération : cet avis n'a jamais été publié.

La journaliste Béatrice Quintin nous gratifie donc le 21 janvier 2016 du Web, caisse de résonnance pour les théories du complot, puis le lendemain, secondée par Magalie Ghu et Bruno Masseboeuf (il fallait bien s'y mettre à trois !) d'un non moins pédant Internet : comment ne pas se faire avoir par la complosphère.

La méthode est toujours la même : on ne définit ni complot, ni ce que serait une "théorie du complot"[1], mais on y amalgame tout ce qu'on veut. En clair, prenez des sujets divers, mettez-y un fond de trucs délirants, osez la caricature, mêlez-y des choses plus sérieuses, amalgamez bien le tout (cette opération est TRES importante pour bien réussir votre "démolissage"), et voilà, vous avez obtenu votre mélange destiné à décrédibiliser toute opinion ou argumentation dissidente en regard des dogmes officiels sur les sujets cibles. 

Morceaux choisis par La Voix Du Nord (LVDN) :

" L’homme n’a pas marché sur la lune : [...] le film du « premier pas pour l’homme » aurait été tourné à Hollywood, par Stanley Kubrick.

Les faux morts : Ils n’auraient pas été tués par qui on croit (JFK, Diana, Martin Luther King, Malcolm X) [...]

Les Illuminati et l’Ordre du Nouveau Monde nous dirigent..., francs-maçons et sionistes aussi...

Le virus du Sida a été créé en laboratoire : un coup du KGB ou de la CIA [?]

Sans oublier reptiliens et aliens : [...] des reptiliens qui pourraient prendre forme humaine (et compteraient dans leurs rangs la famille royale britannique, la dynastie Bush et Margaret Thatcher)... Ou encore les aliens : Roswell ou la zone 51 seraient la preuve que les autorités (américaines surtout) dissimulent les preuves, notamment de nombreux enlèvements d’humains.

Mais encore, saviez-vous que Shakespeare ne serait pas Shakespeare ? Que Barack Obama ne serait pas chrétien mais musulman ? Que l’Antéchrist dominerait le monde après l’Apocalypse ? "

Remarquez, moi qui avait besoin d'être déniaisé sur les dernières tendances des "théories du complot", l'article tombait finalement bien : je me suis remis au gout du jour.

Plus sérieusement, au milieu de choses forcément farfelues, figurent aussi des sujets bien loin d'avoir épuisés tous leurs secrets. Je pense notamment à l'assassinat de JFK, dont de nombreuses enquêtes ultérieures ont montré qu'il y avait nécessairement au moins un deuxième tireur.

 

Le complot des complots

Mais il ne manquerait pas un absent dans la liste ci-dessus ? Evidemment que si : le 11 Septembre, le "complot par excellence", et là encore la cible principale comme en témoigne la une de LVDN du 21 janvier 2016. Ca tombe bien, car sur ce sujet là, le quotidien n'a pas trop révisé sa copie.

 

On nous dit en substance au sujet de la (au singulier) "théorie du complot" sur le 11 Septembre ;

Le 11 septembre a été organisé par les Américains

Bush, cherchant une excuse pour attaquer le Moyen-Orient, aurait organisé de toutes pièces le 11 Septembre. Il n’y a pas eu d’avion sur le Pentagone et les tours jumelles ne sont pas tombées du fait des crashs d’avions mais à cause des explosions et des incendies organisés à l’intérieur...

 

Les "complotistes" du 11 Septembre, c'est à dire ceux qui trouvent la version officielle peu convaincante (on le serait à moins), seraient donc (tous) enclins à penser ce qui précède. C'est déjà on ne peut plus réducteur.

Des personnes qui pensent que Bush fut à la tête de tout cela, personnellement je n'en connais pas. Cette "théorie" est donc au mieux marginale, mais prétend englober tous ceux qui remettent en cause la version officielle du 11 Septembre. Elle a pu être extraite d'un commentaire d'un forum en particulier, à moins qu'elle ne se veuille une synthèse de plusieurs choses lues ça et là, peut-être même sur le site de La Voix Du Nord lui-même, ce qui en ferait alors aussi un site "complotiste", si l'on extrapole un peu la méthode LVDN. Seulement entre "Bush a organisé le 9/11" et "19 pirates de l'air ont organisé le 9/11 sous le commandement de Ben Laden" (ce qui, au passage, constitue aussi un "complot"), il y a de la marge et des nuances propices à la recherche et à la réflexion, plutôt qu'à leur découragement. Mais les "obsédés du conspirationnisme" aiment bien raisonner binaire, nous y reviendrons, c'est fondamental pour l'étape la plus importante décrite ci-dessous : l'amalgame.

 

Un peu de sociologie pour paraître sérieux

Mais revenons aussi aux faits puisque jusque là l'article n'en parle pas beaucoup. Ensuite on nous dit qu'il "n'y a pas eu d'avions sur le Pentagone". Effectivement, la seule video diffusée (sur les dizaines qui auraient manifestement pu l'être) ne montre pas quelque chose d'identifiable comme un avion, à fortiori encore moins un avion de ligne. C'est juste un fait, pas une supposition, et les faits sont malheureusement têtus. Toutes choses considérées par ailleurs, ça ne veut pas nécessairement dire qu'un avion ne s'est pas écrasé là. Mais ceux qui voient un avion sur ces images saccadées de la station service du Pentagone sont juste obligés de... l'imaginer. Et ainsi de croire les histoires qui vont dans le sens de leurs convictions ou préjugés... ce que dénonce précisément "l'expert" interviewé pour les besoins de l'article, Gérald Bronner, sociologue, dans son ouvrage intitulé "La Démocratie des crédules". On se demande alors où se situent les fameux "crédules" !

Poursuivons l'exposé présumé des "conspirationnistes unifiés" du 11 Septembre. La Voix du Nord nous dit à la suite que ces pauvres gens là pensent aussi que "les tours jumelles ne sont pas tombées du fait des crashs d’avions mais à cause des explosions et des incendies organisés à l’intérieur..." Sauf que là, la journaliste Béatrice Quintin montre surtout ses connaissance limitées sur le sujet, y compris de la version officielle. Car le fait que les tours jumelles soient tombées du fait, non pas, des avions qui les ont percutées (elles avaient été étudiées pour encaisser un tel choc avec un avion comparable de l'époque, Boeing 707), mais des incendies "ravageurs" qui y auraient pris place, ça ne vient pas des "conspirationnistes"... C'est la version officielle elle-même qui l'évoque, puisque la FEMA, tout comme le NIST, concluent que les effondrements résultent des incendies de bureau et que les dégâts structurels occasionnés par les impacts d’avion n’ont pas joué un rôle déterminant dans l’effondrement des Tours. La version officielle conspirationniste aussi ? Il aurait fallu réviser un peu un sujet manifestement mal maitrisé. Quant aux explosions, c'est un fait, aussi, que nombre de témoins en évoquent, sans préjuger de leur origine ni de leur implication effective dans le processus d'effondrement des trois tours tombées ce jour là (LVDN omet, par ignorance ou de façon délibérée, d'évoquer le WTC7).

(Source de l'image) 

 

Rudy à la rescousse

A ce stade, les amalgames douteux et les connaissances très partielles des sujets évoqués jettent déjà le discrédit sur le "travail" journalistique réalisé, comme bien souvent dans ce genre d'articles. Mais qu'importe, il faut bien avoir à l'esprit que l'entreprise ne vise surtout pas à débattre sur ces sujets ni à en présenter tous les aspects, puisque le postulat de départ veut qu'il soit "conspirationniste" à l'idée même de le faire : on ne remet pas en cause les fondements mêmes d'un dogme ou d'une religion. Forcément, par la suite, tout est bon pour tenter de renforcer l'hypothèse de départ. Mais pas toujours facile de faire rentrer un pied chaussant 45 dans du "38 fillette".

Par conséquent, on ne peut pas construire un tel article sans que ne figure quelque part l'inénarrable Rudy Reichstadt, pourfendeur des conspirationnistes devant l'éternel. Pour ceux qui l'auraient un peu oublié, Reichstadt est le créateur de Conspiracy Watch, que La Voix Du Nord érige en référence comme "site Web qui répertorie et analyse les thèses conspirationnistes et théories du complot". Ce site, qui se définit pompeusement comme un "observatoire du conspirationnisme", observe finalement un phénomène mal défini et au mieux hyper marginal, pour ne pas dire inexistant. La méthode employée ne vise de toute façon pas, là non plus, à argumenter sur le fond, mais uniquement ad hominem.

LVDN pointe ensuite des dizaines de sites, qui, sous prétexte de délivrer une « autre information », remettent en cause des faits vérifiés. Concernant des exemples de "faits vérifiés" remis en cause, nous resterons sur notre faim. Dommage, encore. On nous demande de nous méfier comme de la peste des sites usant des termes « vérité », « réinformation » ou « information alternative ». Quant à ceux qui se posent trop la question « à qui cela profite-t-il ? » et qui évoquent des « false flag » ou « opération sous fausse bannière », ils frisent forcément la paranoïa, puisque c'est bien connu, notre monde nous éclaire de sa transparence absolue.

Et LVDN de rajouter que les sites "conspirationnistes" "jouent d’autant plus sur cette ambiguité qu’ils partent souvent d’informations établies et largement relayées dans la presse. Exemple : le matin du 13 novembre, le Samu s’entraînait à gérer des attentats de grande ampleur. Leur conclusion : c’est bien la preuve que tout était planifié." Contrairement à ce que LVDN affirme en dernière phrase, il est rare, déjà, que ceux qui s'interrogent aillent plus loin et osent quelque conclusion. Ensuite, si l'exercice organisé quelques heures plus tôt le 13 novembre dernier était un cas isolé, on pourrait évoquer la coïncidence, ou un "hasard effroyable" pour paraphraser l'urgentiste Patrice Pelloux. Mais ce que LVDN omet encore de préciser, c'est que cet incroyable hasard du scénario fictif qui passe à la réalité est arrivé à plusieurs reprises sur des attentats d'envergure ces dernières années (Londres en 2005, 11 septembre 2001 parmi de multiples autres exercices en cours) au point que c'est justement le fait de ne pas se poser de question qui doit au contraire interpeller. Ces exercices n'étant pas planifiés tous les jours, il serait surprenant que nos "terroristes aliénés" attendent sagement ces jours là pour agir. M'enfin, selon LVDN, tout ceci n'est rien que de plus normal, et il est inconvenant de s'en étonner.

Parmi les sites décriés dans l'annuaire des sites dits "conspirationnistes", on y trouve forcément tout et n'importe quoi, puisque le terme même de conspirationnisme n'a pas été défini. Et puisque cet annuaire n'a pas daigné mettre les liens directs vers les sites en question, je le fais bien volontiers pour que chacun puisse se faire son idée. Florilège : le Réseau Voltaire et son "grand Satan" Thierry Meyssan, son homologue canadien Michel Chossudovsky avec Mondialisation.ca (dont les membres comptent aussi Peter Dale Scott), l'Agence Info Libre ou TVlibertés qui donnent pourtant la parole en images à des gens qui n'ont généralement pas d'audience dans les plus grands médias, Le Cercle Des Volontaires (c'est vrai qu'encourager à aller voir le docu Demain, interviewer Jean Michel Vernochet ou évoquer Larry Lessig, c'est flippant !), Il Fatto Quotidiano, Michel Collon / Investig'Action, et, évidemment si j'ose dire, Reopen911. A la consultation de ces sites, pourtant, rien de bien délirant, si ce n'est des analyses un peu moins simplistes que celles qui nous sont habituellement servies, mais au contraire souvent bien mieux documentées et surtout sourcées que ce que l'on trouve dans des médias qui se veulent élitistes. Mais pour le découvrir, encore faut-il avoir consulté ces sites, ce que Béatrice Quintin et ses accolytes n'ont sans doute pas eu le temps -ou la volonté- de faire. Bref, quitte à recenser n'importe quoi comme "conspirationniste", on aurait pu y ajouter LesCrises.fr, ArrêtSurInfo.ch, et pourquoi pas Arrêt Sur image de Schneidermann tant qu'on y est !

(Source de l'image)

 

Quand la curiosité est étiquettée "extrême droite" !

Où est ce que ces gens là vont trouver toutes ces idées se demande ensuite LVDN, reprenant quelques commentaires postés à la suite d'articles précédents ? «  On sait bien qui tire vraiment les ficelles... » « Il est dans votre intérêt de ne pas nous en dire plus. » « Vous êtes à la botte des socialo - francs-maçons. » « Encore un coup du lobby juif.  » « Les islamistes ont pris le pouvoir à La Voix du Nord.  » Mais sur Internet, bien sûr ! C'est vrai que pour ne pas avoir à se poser de question, on peut aussi regarder sa télé (à moins que ça ne soit l'inverse) ou lire son journal, puisque évidemment absolument tout (ce que ces médias veulent nous dire) y figure, et bien que l'interactivité y soit nulle.

Mais à qui cela profite-t-il  ? Poursuit LVDN, non sans avoir prévenu plus haut de se méfier des sites cherchant toujours à savoir le cui bono. Réponse : « aux extrémistes et aux extrémismes », y répond encore notre cher Rudy Reichstadt, arguant que "derrière cette « autre vision du monde », il y a un désir de désigner l’autre, le juif, le franc-maçon, le musulman, à la vindicte…" Nous y sommes, la boucle est ainsi bouclée : vous essayez de réfléchir par vous même, vous faire votre propre opinion, vous allez chercher des informations sur tel ou tel événement, sans attendre la becquée du JT et avec le détachement nécessaire ; alors vous êtes extrêmiste, donc antisémite, un petit peu islamophobe aussi (c'est "tendance"), bref catalogué "extrême droite". Là, on a du raisonnement, du lourd même, digne du tandem Val-Fourest.

S'ensuivent pour terminer quelques recommandations d'usage sur le recoupement de l'information (avec une bonne idée tout de même pour vérifier la source d'une image), sur les sites qui traquent les méchants conspirationnistes (et celui du petit Rudy en tête, bien évidemment !). Et de reprendre Najat Vallaud Belkacem qui s'émouvait en janvier 2015 qu' « un jeune sur cinq croit à la théorie du complot ». Quel complot ? Nous ne le saurons toujours pas. Pour ma part je me souviens que la ministre de l'Education (oui, de l'Education !) trouvait surtout que le questionnement des élèves au sujet des attentats du 7 janvier 2015 était insupportable !

 

La presse généraliste et Internet : le second palie tout autant les carences de la première que l'inverse

Ce qui gêne ici les grands médias c'est, on peut l'imaginer, une forme de concurrence dans la délivrance de l'information, la perte de leur monopole. La presse écrite ne va pas bien, on le sait, elle survit à coups de subventions d'Etat bien qu'elle soit paradoxalement de plus en plus concentrée entre les mains de puissants intérêts privés. Ceci doit d'ailleurs nécessairement interpeller sur l'indépendance qu'il reste à ces médias, mais chut !, nous commençons déjà à "conspirationner" ![2]

Car le grief fait souvent à la presse dite "mainstream" par LVDN lui-même, ce n'est pas tant que ces médias mentent, encore qu'ils relaient généralement assez docilement sans autre vérification ce qu'il ne faut pas hésiter à appeler propagande pour justifier notamment certaines opérations militaires (Syrie et Libye en tête). Non, ce qui est davantage reproché à ces mêmes médias, et Natasha Polony l'évoquait récemment avec ouverture, c'est qu'ils sont silencieux sur des sujets d'importance, ou qu'ils ont la fâcheuse tendance à mettre le pluralisme de côté pour mieux véhiculer un espèce de consensus artificiel sur certains sujets. Et comme la curiosité d'un nombre croissant de personnes n'est pas satisfaite, ceux-là vont logiquement chercher des éléments de réponse ailleurs. Parfois sur des sites douteux, mais Internet exige un apprentissage pour identifier les sites de qualité, et, comme dans la vie, on apprend souvent de ses erreurs.

Mais alors qu'elle devrait se féliciter de cette ouverture au monde, la presse généraliste la dénigre et la décourage malheureusement le plus souvent. Il ne faut pourtant pas imaginer que ceux qui vont chercher les informations qui les intéressent, et qui font parfois défaut dans la "grande presse", sont plus crédules que la moyenne. Ils savent au contraire majoritairement à quoi s'en tenir concernant les contenus dont ils prennent connaissance. L'échec récent du documentaire internet de Thomas Huchon [3] est à ce titre révélateur. Et quand bien même des internautes sont curieux et partagent un lien avec leur cercle de connaissances, cela signifie-t-il qu'ils y croient aveuglément ? Evidemment non. Cette prudence est valable concernant les contenus qu'ils trouvent sur Internet, tout autant que pour ce qu'ils glanent dans la presse généraliste. Ces gens là veulent disposer de plusieurs sources pour se faire une idée plus aboutie, ils veulent conserver leur esprit critique, et c'est d'ailleurs majoritairement pour cela, parce qu'ils voient bien la légéreté ou l'absence de la presse traditionnelle sur certains sujets, qu'ils s'en détournent et cherchent une information complémentaire. Cette presse là, et LVDN en fait partie avec ce genre d'articles sur l'épouvantail du "conspirationnisme", se fait en réalité son propre mal, se tire une balle dans le pied. C'est dommage car La Voix Du Nord sait parfois aussi soulever des lièvres, et ainsi valoriser un vrai travail d'enquête.

La presse traditionnelle et Internet sont par conséquent davantage complémentaires qu'opposés. On trouve sur Internet le pire, mais aussi le meilleur. Des documents que l'on ne trouvera jamais évoqués dans un JT ou dans La Voix Du Nord. Des bases de données incroyablement riches, des analyses pertinentes et documentées. Alors pourquoi la presse généraliste s'en prend-elle encore d'une façon aussi puérile, et au final contre-productive, à ces médias alternatifs ?

(Source de l'image)

 

Des "masses" trop stupides pour savoir ce qui est bon pour elles

A l'instar de nos élites qui peuvent parfois s'abandonner à penser que le peuple est "trop stupide pour qu'on lui confie le pouvoir" et pour mériter la démocratie[4], il me semble que les médias traditionnels estiment trop souvent que les gens sont sans doute "trop cons pour savoir quelles sont les bonnes informations". Nous aurions ainsi besoin d'être guidés vers les choses à retenir, et détournés absolument de celles à oublier, comme si nous ne pouvions pas faire le tri nous mêmes. "Voici ce qu'on pouvait retenir de l'actualité" entend-on encore fréquemment à la fin d'un journal télévisé. Nous sommes ainsi traités comme de candides enfants qui ne pourraient pas prendre conscience de l'hypothétique danger de certaines choses. Le problème c'est qu'en devenant majeurs, nous voilà tous adultes et responsables. A moins qu'une hypothétique loi à venir vienne justement atténuer cette responsabilité et notre citoyenneté (tout semble possible par les temps qui courent !), sauf à occuper peut-être des postes privilégiés au sein de la société. Ce paternalisme pédant est d'autant plus insupportable que les donneurs de leçons sont régullièrement pris la main dans le sac en flagrant délit de mensonge. Caroline Fourest, "obsédée du conspirationnisme" et proche de Rudy Reichstadt cité plus haut, ne pourra notamment pas nous démentir.

 

Un raisonnement binaire

Dans les articles de La Voix Du Nord, le sociologue Gérald Bronner argue également que "les théories du complot sont des théories simplistes de lecture du monde." Or, quand on analyse ce qui tient lieu d'argumentation dans le genre d'articles destinés à dénoncer le "conspirationnisme", on relève surtout une absence totale de nuance et de pondération, et par conséquent un décryptage hyper-simpliste et binaire : soit vous êtes "complotiste", soit vous ne l'êtes pas. Soit il y a complot global, soit il n'y en a pas du tout. Soit c'est noir, soit c'est blanc, sans possibilité d'osciller entre le gris clair et le gris foncé. Tout ceci est de la même trempe que les concepts manichéens de "bien" et de "mal" si chers à l'administration Bush junior, que le président français a depuis peu importés sur le Vieux Continent.

Un complot est pourtant quelque chose de très banal, il est temps de s'en rendre compte : selon le Larousse il s'agit d'un "projet plus ou moins répréhensible d'une action menée en commun et secrètement." Autrement dit, une collusion entre entreprises d'un même secteur pour s'entendre sur les prix ? C'est un complot. Une frappe de drone au dessus d'un pays souverain ? C'est un complot (à moins de prévenir à l'avance la "cible" peut-être ??!). Une tentative de déstablisation d'un pays en finançant une opposition, aussi peu représentative soit-elle ? C'est un complot. Rien de bien extraordinaire et de rarissime là dedans, donc. Ces comportements sont même profondément ancrés dans notre société réputée civilisée, où celui qui arrive à flouer l'autre obtiendra généralement ce que les deux convoitaient. Et pour bien "enfumer" son prochain, il est de coutume de ne pas le lui annoncer à l'avance.

Le magazine en ligne de référence" Slate.fr illustre parfaitement cette binarité intellectuelle dans un article daté du 27 janvier 2016. Le site se fait en effet l'écho de l'étude originale d'un chercheur ayant mis au point "une équation qui permet de prévoir la probabilité qu'un complot soit maintenu secret en fonction du nombre de personnes impliquées." La chose semble sérieuse et documentée, mais visiblement ce chercheur est incapable d'imaginer autre chose qu'un complot global. Ainsi, pour la "théorie du complot" voulant que les américains n'ont jamais marché sur la lune et que tout ceci aurait été mis en scène, le nombre de personnes impliquées dans le complot serait de... 411 000 ! C'est à dire le nombre d'employés de la NASA à cette époque (personnels d'entretien et garde barrière compris, sans doute !). Et le chercheur de démontrer ainsi qu'un tel complot n'aurait pas dépassé les 3.68 années (quand même !). Selon ce raisonnement simpliste, dans l'affaire dite des paillottes Corses en 1999, ce serait donc toute la gendarmerie (environ 100 000 hommes répartis sur tous le territoire), et pourquoi pas toute la Préfecture de Corse aussi, qui auraient été au courant de ce complot.[5] Le ridicule ne tue pas. Mais il décrédibilise, assûrément.'auto-proclamé>

(Source de l'image)

 

Conclusion

La chasse aux sorcières des "conspirationnistes" poursuit son petit bonhomme de chemin dans la presse française, avec des compositions caricaturales de plus en plus affligeantes. Toujours avec les mêmes cordes, tant les ficelles sont grosses. Toujours, aussi, avec les mêmes noms en toile de fond : Reichstadt, Bronner, Fourest,... Les "obsédés du conspirationnisme" ne seraient-ils finalement pas plus nombreux que les "obsédés du complot" ? Et la maladie consistant à "voir des complots partout", que l'on pourrait appeler la "conspirationnite aigue", n'est-elle pas, alors, qu'une maladie imaginaire, à tout le moins une maladie dont l'épidémie est nettement surestimée ? "Qui veut noyer son chien l'accuse de la rage" nous enseigne depuis longtemps le dicton populaire. Parfois tous les prétextes sont ainsi bons pour se débarasser de ce qui devient gênant. Il n'en demeure pas moins qu'il faut un minimum de crédibilité, de sérieux et de rigueur quand on se prétend professionnel de l'information, sous peine de voir fuir sa clientèle, certainement pas (encore) assez stupide pour se contenter d'un tel nihilisme.

 

 

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Notes :

[1] Rappelons que la terminologie théorie du complot ne date pas d'hier. Elle était déjà utilisée à la fin des années 60 pour dénigrer ceux qui osaient remettre en cause les conclusions de la Commission Warren ouverte à la suite de l'assassinat du Président Kennedy.

[2] Voir notamment l'Acrimed, qui s'alarme régulièrement sur la concentration des médias français.

[3] Le concept du film était inventer de toutes pièces une "théorie du complot", la lancer sur le Net, avec une publication du faux documentaire sur YouTube, en faire habilement la promotion sur les réseaux sociaux, et essayer de comprendre comment des esprit naïfs peuvent tomber dans le piège. Le complot en question consistait à faire croire que les Etats-Unis avaient créé le virus du Sida pour combattre la révolution castriste à Cuba, puis imposé un blocus à l'île. Blocus qui serait en passe d'être levé car les Cubains auraient maintenant trouvé un vaccin, économiquement juteux pour les laboratoires pharmaceutiques. Sauf que le docu Internet n'aurait pas dépassé 5687 vues en plusieurs mois, c'est à dire moins qu'une video de votre chat en train de faire une cascade en un jour.

[4] Il semble à priori inconvenant de devoir mentionner ici que le terme démocratie vient du grec et signifie "le pouvoir au peuple". Mais ce rappel s'impose pour entrevoir le fait que les régimes occidentaux se rapprochent davantage de nos jours de systèmes "oligarchiques" (le pouvoir dévolu à une élite), voire "ploucratiques" (le pouvoir dévolu aux détenteurs de la richesse), les deux se mélangeant allégrément, plutôt que de systèmes "démocratiques" au sens strict.

Voir notamment à ce sujet une allocution récente de l'ancien président américain Jimmy Carter.

[5] Dans la réalité, les faits ont été commis secrètement par un groupe très réduit d'individus - moins d'une dizaine - appartenant à un service très particulier, au doux nom de GPS (Groupe de Peloton de Sécurité), créé sur l'Île de Beauté. Des effets abandonnés dans la précipitation par les "barbouzes" lors de l'incendie volontaire (poste radio, cagoule, bidons...) ont d'ailleurs rapidement été retrouvés par d'autres gendarmes locaux. Ces objets ont été mis d'autant plus rapidement en avant par les enquêteurs de terrain que ceux-ci n'étaient pas au courant de l'opération impliquant leurs camarades.

Pour en savoir davantage, voir par exemple ces liens : LaDepeche du 11/11/2001 ; chronologie des faits et suites judiciaires

 


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