Quand John Kennedy fait son discours annonçant que les USA se lancent dans la course à la Lune, le 25 mai 1961, il faut bien le dire, une bonne partie du monde reste totalement incrédule et sceptique.
"Nous avons choisi d’aller sur la Lune...pas parce que c’est facile mais parce que c’est difficile" annonce le nouveau président : effectivement : à ce moment là, on ne donne pas cher des chances américaines, en effet. C’est bien visible, la recherche spatiale américaine est l’objet de toutes les moqueries depuis quatre années au moins : fusées qui explosent les unes après les autres, n’arrivent pas à faire un seul mètre, partent en vrille et pirouettent dangereusement en l’air, rivalités entre l’armée et la marine, bricolages de dernière minute, etc, la recherche spatiale américaine fait piètre figure face à son concurrent. Les Russes, en effet, caracolent en tête de la conquête spatiale depuis 1957 et ce, sans interruption. Toutes les "premières spatiales" ce sont eux qui les ont faites :
premier satellite, premier être vivant satellisé, premier cosmonaute,
première cosmonaute (vol du 16 au 19 juin 1963), première sonde lunaire
(programme Luna), premier véhicule orbitant ou p
osé sur la Lune, etc... en 1961 on ne donne pas cher de la NASA face à l’ogre soviétique qui l’a littéralement laminée. En 1961, à vrai dire, les USA sont avant tout humiliés. La décision de Kennedy est donc toute politique, et n’a que fort peu à voir avec la recherche scientifique.
Chez les scientifiques du monde entier aussi, même réaction : l’avantage est très nettement russe, à voir les déboires de la première satellisation américaine, faite grâce à un bricolage de dernière minute
signé Von Braun, les premiers lancements humains américains qui n’orbitent même pas, mais font un simple bond dans l’atmosphère pour atteindre quelques secondes d’apesanteur et retomber comme des briques, les vaisseaux russes eux-mêmes qui sont énormes, comparés à ceux des premiers vaisseaux américains. Spoutnik pèse 83,5 kg, Spoutnik II (avec L
aïka) : 499kg. Le premier satellite des Etats-Unis : 14000... grammes
. Spoutnik III : 1325 kg. (l’engin n’était qu’un amoncellement de
batteries au plomb !). Chez les américains : 14 kg... Comme le dira un jour plus tard le lucide Neil Amstrong, à ce moment là, il est vrai,
"la conquête de la Lune n’est qu’une extension de la guerre froide", et à cette époque là l’Amérique ne fait pas le poids, c’est le moins que l’on puisse dire ! Le
Spoutnik 10 sera le dernier essai avant le lancement de Vostok : c’est le même engin, mais avec un
mannequin, qui
s’éjectera (et surnommé avec humour
Ivan Ivanovich !) et la chienne
Zvezdochka. Les Vostoks
produits à la chaîne seront vite reconvertis en satellites militaires d’observation, les
Zond. Les "Spoutniks" 4, 5, 6, 9 et 10 auront donc tous été des Vostoks : dès le 15 mai 1960, les russes avaient déjà la capacité d’envoyer un cosmonaute dans l’espace, dès leur 4eme (lourd) satellite, et dès l
e 25 mars 1961 leur vaisseau spatial est déjà certifié pour les vols humains, après avoir aussi envoyé dans l’espace le duo de chiennes
Belka et Strelka !
Pour ce faire, les russes, au côté pratique fort développé, avaient tout simplement réussi à caser dans leur Vostok
deux capsules comme celles de Spoutnik II et de
l’infortunée Laïka ! Lui-même n’étant qu’un Spoutnik I surmontant une case à équipement transformée
en niche spatiale. Les russes, prosaïques, font dans le pratique et le rustique, avant tout. Leur longue préparation et leurs essais préalables très minutieux excluent l’idée des cosmonautes fantômes, donc. On veut aller sur la Lune des deux côtés, mais pas pour des découvertes scientifiques : on veut aller y planter un drapeau avant son adversaire, "
pour qu’il y reste 500 000 ans" selon l’expression d’un astronome, et rien d’autre. Kroutchev l’a bien compris, qui débloque tous les crédits pour la recherche spatiale, qui fonctionne toujours chez lui comme l’aviation : à savoir que l’on fait pour chaque grand projet deux équipes, qui vont jusqu’au bout de leurs expériences, et à la fin c’est le pouvoir politique qui tranche. La N-1 explosée, restera la Proton pour aller visiter la banlieue lunaire. L’engin lancé pour la première fois
en 1965 fonctionne toujours e
t concurrence Ariane V. Et quand le pouvoir se rebiffe, c’est le goulag, qu’auront connu les deux plus grands constructeurs de fusée russe, à savoir Sergueï Pavlovitch Korolev et Valentin Petrovitch Glouchko, tous deux sous Staline, disparu quatre années seulement avant Spoutnik. Mais avant d’arriver là, il va falloir de sacrés efforts. Et de bonnes pressions scientifiques des deux côtés pour qu’on n’y aille pas planter qu’un drapeau seulement, mais pour qu’on en ramène des pierres et qu’on fasse quelques études sur place, géologiques et sismiques notamment. C’est Korolev qui va convaincre Kroutchev de l’utilité médiatique d’un lancement de satellite, pas l’inverse : à l’époque, il n’y a que lui qui est convaincu. Kroutchev ne s’intéresse, comme tous ses généraux, qu’ à un missile balistique capable d’expédier aux Etats-Unis une bombe atomique, rien de plus.
Au niveau des véhicules, déjà, le retard américain est significatif. En 1961, la
capsule Mercury américaine est comme le Vostok russe : elle ne peut contenir qu’un seul cosmonaute, mais le véhicule russe est bien plus lourd (près de quatre fois plus !) et emportait même dans sa première version un siège éjectable, que va utiliser Gagarine pour redescendre dans un champ de blé (et ses proches successeurs), mais sans l’avouer, car leur exploit n’aurait pas été reconnu : Vostok ne dispose pas de rétro-fusées d’atterrissage !. Quand Kennedy fait son annonce, la nouvelle
capsule Gemini en projet n’a même pas encore volé, et elle-même ne peut contenir que deux cosmonautes, ce qu’on trouve insuffisant pour se rendre sur la Lune (ceci chez les américains, car les russes, plus téméraires, on va le voir ont une autre vision de la chose). Gemini est présenté tout de suite comme un programme intermédiaire, un projet Mercury biplace, avant
celui d’ Apollo, chargé avant tout de tester la sortie et le rendez-vous dans l’espace. Les russes, favorisés par leur fusée en faisceau qui arrache de terre un poids considéré comme phénoménal, vont tenter dès le 12 octobre 1964 de devancer tout de suite le programme Gemini en lançant
Voskhod, un Vostok agrandi et amélioré, le premier engin à
trois places avec à bord comme pilote Komarov, présenté comme un des meilleurs éléments des cosmonautes soviétiques. On y évolue en bras de chemise, sans scaphandre, preuve de la maîtrise de l’environnement à bord du vaisseau, car sinon on ne peut y caser que deux cosmonautes. Le
modèle suivant de Voskhod emportant le
premier sas (gonflable !) qui permettra la première sortie extra-véhiculaire de Leonov (qui, ce jour-là, a failli perdre la vie dans ce fameux
sas quasi impraticable, ce quo’n apprendra bien après !).
La s
ortie dans l’espace (ici celle de
Pavel Belaïev, à celle d
e White) est en effet une nécessité impérieuse pour la conquête de la Lune : il faudra y passer, très certainement, pour se rendre dans l’appareil qui va descendre (on songera au sas direct après seulement !) ou en cas de pépin pour rejoindre le vaisseau de retour. Dans leur projet lunaire, les russes ne prévoiront même pas de sas du module orbitant vers le module pour se poser : chez eux, il faudra sortir dans l’espace pour entrer dans le module de descente ! Le rendez-vous orbital (ici celui de
Gemini VI et VII) est perçu comme une nécessité ou une obligation, et ce, des deux côtés. Chez les américains, il faudra attendre la capsule Apollo pour passer à trois occupants : pour ça il faudra attendre encore 5 ans, le premier bon d’essai (à vide !) n’ayant lieu que le 26 février 1966. Trois ans à peine avant le premier pas lunaire, c’est dire la course à la vitesse engagée (malgré pour les américains un drame atroce et la
mort de trois cosmonautes le 27 janvier 1967 dans le véhicule, mal conçu au départ !).
A signaler que dans la gué-guerre que se livreront les deux pays, les américains
perdront un jour une maquette du véhicule Apollo portant le numéro BP-1227, l’année même de la conquête lunaire, à Biscay Bay, à la pointe nord-est du Canada, un modèle repêché par un chalutier russe en embuscade, qui sera remis l’année suivante à Mourmansk, lors de la visite d’un brise-glace américain dans le port russe. Les soviétiques prépareront eux de leur côté un modèle Soyouz à trois places préfigurateur d’un visiteur lunaire, dont le premier essai sera tragique : le 19 mars 1965, so
n parachute en torche, une défectuosité surprenante pour ce genre d’engin, le vaisseau ayant connu un premier vol totalement catastrophique avec pannes à répétition (un seul panneau solaire déployé, etc), provoquera le premier mort de l’espace, Vladimir Komarov, et la consternation chez les soviétiques. Du pauvre Komarov, dans son véhicule
broyé et incendié, on ne retrouvera
que peu de choses (il faudra attendre plus de 30 années pour voir le
terrible cliché de ses restes). Soyouz expérimentait aussi une nouvelle façon d’atterrir, grâce à des rétro-fusées se déclenchant près du sol, qui feront la joie plus tard des journalistes, à provoquer des
projections de poussières dans la steppe russe. Ce jour là, la cabine en morceaux, ce sont ces mêmes rétro-fusées inutiles qui avaient incendié les restes de la cabine et carbonisé l’infortuné Komarov.
Les
trois infortunés
cosmonautes d’Apollo devant subir le
même sort, le
27 janvier 1967, piégés dans une capsule à oxygène pur et une porte ridicule aux trop
nombreux verrouillages. Brûlés vifs, comme l’atteste l’état de leurs combinaisons. Au seuil de partir sur la Lune, des deux côtés, l’espace nous rappelle à sa dangerosité. Les américains effectueront 1341 changements dans le vaisseau Apollo. Chez les russes, un deuxième véhicule prêt à partir qui devait rejoindre celui de Komarov lors d’un rendez-vous spatial programmé sera heureusement maintenu au sol : il présentait la même défectuosité ! La mort prématurée et atroce de Komarov sauvera la vie de Bykovski, son vieux compagnon d’armes, le
cinquième cosmonaute russe (et ses deux confrères). Leur programme subira ce jour là un retard qu’ils n’arriveront plus à combler. Je précise que Komarov est bien le premier mort de la conquête spatiale (et là encore je ne vais pas gloser des heures sur le mythe des cosmonautes russes qui seraient morts avant Gagarine, dont l’un des fils des constructeurs de fusées et d’avions, des ragots complets invérifiés (entretenus par une presse avide de sensations).
Personnellement, je découvre dans le détail tout cela à 12 ans. Mon premier numéro du magazine US dont je vous ai déjà parlé ici, que je vais acheter tous les mois chez le libraire jusqu’à sa disparition des kiosques en 1972 est daté de mai 1963, c’est le
N°204. Dedans, un article passionnant sur la taille du Vostok Russe, comparé justement à la cabine Mercury. Une série de plans (voir en bas de l’article) nous montrait l’incroyable taille de Lunik 3, ou la coiffe de Spoutnik 3 muni, selon les américains d’une "
trappe d’éjection". Les américains disposent d’une seule
photo de la coiffe de
Lunik 3 et mais n’imaginent pas ce qu’il y a
dessous. La base du cône est énorme et fait 2,60m de diamètre. Comparé au 1,89 m de la capsule
Mercury, il y a de la marge. Les soviétiques effraient avec leur lanceur phénoménal. Quand sera dévoilée la fusée russe des débuts, tardivement, dix ans après son premier lancement, au salon du
Bourget de 1967, on n’en reviendra pas : personne n’avait imaginé cette disposition de
boosters en faisceaux. Un choc. L’engin était simplissime et...absolument parfait ! On comprend immédiatement à voir son
énorme puissance d’arrachage au décollage. Et on comprend tout de suite pourquoi le
Spoutnik était aussi gros, et pourquoi aussi, dans les tous premiers mois, le poids des satellites russes avaient si vite grimpé en flèche en à peine trois ans : c’était le
même lanceur lourd pour tous !
On nous annonçait dans le même numéro que le programme Gemini serait muni de
sièges éjectables, comme sur le Vostok de Gagarine. Les
sièges seront effectivement fabriqués par
Weber et leur présence expliquera l’absence de tour d’éjection au
sommet de la fusée Titan II. Et dans un coin, un petit schéma essayait de deviner la taille de la fusée du Vostok, dont on possédait une photo de l’enveloppe extérieure sans deviner que dedans se cachait une
sphère parfaite, en précisant qu’avec un engin similaire, il faudrait sept lancements et sept rendez-vous en orbite pour lancer un seul cosmonaute sur la Lune... autrement dit, à la mort de Kennedy, nul ne sait où en sont réellement les soviétiques ! Comme on ignorera jusqu’au bout qu
’un Soyouz modifié pour recevoir un engin pour se poser sur la Lune était prêt, comme l’était leur gigantesque fusée. Mais à les voir envoyer des capsules automatiques vers toutes les planètes ou dès le début vers le satellite de la Terre, on se doute bien qu’ils n’ont que ça en tête aussi : poser eux aussi les premiers le pied sur la Lune.
Pour conquérir le Lune il fallait réussir en effet plusieurs étapes préalables : réussir un rendez-vous spatial (ici celui de Gemini
8 avec une fusée Agena), nécessaire à l’assemblage du "train" spatial comportant une cabine et un module pour se poser, ainsi qu’une fusée de retour. Ainsi quand le 16 janvier 196
9, Soyouz 4 et Soyouz 5 se rejoignent en orbite et restent connectés durant plus de 4 heures, les américains savent que les russes ont la Lune en tête, et non pas seulement un projet de station orbitale (qui sera Mir). La presse s’en doute aussi. Mais aussi l’équipement de relais de radars disséminés obligatoirement autour de la terre : or là encore les russes sont avantagés par leur pays extrêmement étendu et leurs pays alliés disséminés dans le monde entier. Les américains devront négocier avec l’Australie par exemple pour pouvoir suivre leurs cosmonautes en orbite. Ils auront recours à des bateaux, de forts étranges navires il est vrai, bardés d’antennes monstrueuses. Ou des avions, dont un au nez monstrueux, capable de tracker la montée de la fusée ou sa rentrée dans l’atmosphère (ici d’Apollo 8). Il faut enfin une fusée colossale pour aller sur la Lune et expédier à 300 000 km trois hommes, un vaisseau spatial et un engin pour descendre à la surface de la Lune, les deux camps ayant déjà résolu que la conquête de la Lune sera modulaire : les rêves des années 50 de Von Braun d’une fusée à la Tintin pour se poser sur la surface lunaire ont fait long feu. C’est impossible à réaliser tel quel. Von Baun avait fait des croquis, dont on s’inspirera longtemps pour présenter un modéle lunaire (et le fabricant de maquettes Lindbergh, repris par Glencoe, une réplique très fidèle) comme dans ce numéro de septembre 1959 de Mécanique Populaire (présenté ci-dessous). La réalité sera tout autre. Enfin, il faut avant même tout cela lancer toute une série de sondes automatiques pour photographier voire ramener sur Terre un morceau de sol lunaire pour se faire une idée de sa composition. Quand Kennedy décide de se rendre sur la Lune, on ne possède en effet même pas de cartes assez précises pour le faire. Tout est à découvrir et à inventer. Les américains, comme les russes, tout en faisant monter en puissance et en volume leurs vaisseaux humains lanceront donc en priorité toute une pléiade d’engins automatiques, en commençant par les robots photographes, suivis par les engins posés à la surface, pour terminer par des véhicules lunaires et des engins carotteurs capables de ramener sur terre des échantillons (ces derniers aluniront après l’homme !).
Il va sans dire aussi que tous ces moyens nécessiteront des fortunes colossales en investissement, des dépenses telles qu’on peut d’ailleurs sans hésiter imputer à la recherche spatiale russe l’une des raisons de l’effondrement économique du pays quelques années après. L’URSS de l’époque n’avait pas les moyens réels de son ambition spatiale, que Kroutchev en homme habile avait transformée en vitrine du savoir-faire russe en à peine une seule décennie. Aller dans l’espace, et pire, y envoyer des hommes coûte très, très, cher. A la fin d’une interview, le responsable
Vasily Mishin, ancien bras droit de
Korolev, décédé en 2001, finit par dire pourquoi les russes n’avaient pas cherché à se rendre sur la lune "
pour l’honneur" après les américains : il n’y avait plus d’argent dans les caisses du pays pour le faire. Le projet avait coûté 4 milliards de dollars, et 25 milliards aux Etats-Unis : l’URSS n’avait pas pu tenir le rythme des dépenses, tout simplement, en dépensant six fois moins pourtant !
Les Etats-Unis ont failli eux aussi y laisser leur économie : aller sur la Lune, qui va leur coûter 1% de leur budget pendant 10 ans, va grignoter pendant des années leurs programmes scolaires ou de santé : c’est le terrible revers de la guerre froide et de sa course aux armements dont l’astronautique n’est qu’un épisode, en définitive. La conquête de la Lune avait
mobilisé au total 10 millions de personnes aux Etats-Unis. Jamais entreprise nationale, même au plus fort de l’effort de guerre de la seconde guerre mondiale n’avait réussi à en capter autant en même temps. Au total, la conquête lunaire revenait à 150 milliards de dollars. On avait construit des fusées, de
s avions qui se pliaient en deux pour transporter e
t avaler d’énormes morceaux de fusée, des
péniches s
péciales, des
tours gigantesques
à chenilles, mais aussi des bâtiments colossaux : pour abriter ou assembler les fusées colossales. Tout cela, avouons-le, faisait furieusement rêver. A Houston, le VAB (
Vertical Assembly Unit) était un cube de 160 m de haut où l’on pourrait caser toutes les pierres de la pyramide de Khéops. Le projet Apollo était bien... pharaonique !