La grande différence entre les américains et les russes, au delà de la conception de leurs vaisseaux spatiaux ou de leurs sondes, est aussi dans la vision qu’ils ont de leurs fusées. Les uns sont du genre évolutifs, et plutôt prudents, les autres accumulent des projets successifs et donc les possibilités d’échecs ; en prenant davantage de risques. Les uns comme les autres partent pourtant du même background : celui de
Peenemünde, qu’ils ont tous deux
savamment pillé. Les américains emportent le gros lot, les russes les miettes, allant jusqu’en Pologne ramasser des morceaux d’engins ayant raté leur trajectoire. Il faudra 92 trains pour ramener en URSS ce qu’ils avaient glané, ingénieurs compris. Et il y en avait en effet, à rapporter : durant la guerre, les allemands avaient réussi à tirer 1561 missiles V2.
Les américains, sous la direction d’
Holger Toftoy, feront des
WAC-Corporal (à alcool et acide nitrique) à W
hite Sands à partir d
es essais de V2 capturés, les russes des R1 et des R2, véritables copies conformes. Une fois le savoir-faire allemand absorbé, les russes relâcheront leurs savants, au contraires des USA qui les naturaliseront. L’un des modèles amélioré russe, le G4, servira de base à la conception de la R-7, la plus célèbre des fusées.
Accouplés à plusieurs, les G4 deviendront booster d’une G5, qui deviendra R-7. A tâtons, patiemment, les russes vont trouver la formule magique en une dizaine d’années, de la fin de la guerre au 3 mars 1957, date d’arrivée du premier modèle au complexe de tir de Tyaratam (future Baïkonour),
étroitement s
urveillé par la CIA. N
otamment par les U2 a décollage de Wiesbaden en Allemagne. De là, ou plutôt de Badaber, près de Peshawar, d’où décollait
Gary Powers, dont le U
2 avait été abattu par un missile le 1er mai 1960, après avoir photographié le site secret de lancement. Par les U2 ou par les
satellites Corona bourrés de
caméras lancés à la pelle par les USA. la récupération de leur module de photos était tout un sport, la
capsule contenant les clichés (non transmis donc) étant parachutée et attrapée en vol par un avion
C-119... ou un
C-130. Une superbe vidéo nous en
rappelle la délicate manœuvre.
Le 21 août, au troisième essai, la
R7 devient la fusée du siècle, et le RD108 le moteur mythique de Glouchko devenant de fait la référence. Un très bon documentaire de la BB
C "Space Race", visible ici en 4 parties, relate très bien ses premiers succès russes et ses premiers échecs cuisants. L’engin, régulièrement amélioré, fera toutes les grandes "unes" des débuts spatiaux russes, à en exaspérer les USA, tant le modèle s’avère performant et capable très tôt d’emmener des lourdes charges. A en éclipser aussi les modèles Proton ou Zenit, voire la formidable
Energya venus plus tard. Sous le nom de
Soyouz III, avec à la base des moteurs uniques par booster, elle lancera bientôt l
e Klipper, le nouvel engin spatial russe de 14-18 tonnes, une mini-navette qu’ont "oublié" de fabriquer les américains. Le projet est apparu en 2005, il devrait être opérationnel en 2013.
Les américains utiliseront un panel bien plus large de fusées, changeant de lanceur en même temps que de véhicule : Mercury avec
Redstone et
Atlas, tous deux missi
les balistiques, Gemini avec Titan II (un autre m
issile intercontinental adapté), Apollo avec Saturn V, uniquement dédié à la conquête lunaire. Question fusées, les russes ont joué à l’économie, en choisissant un lanceur lourd dès le début, et en ne faisant que l’améliorer, les américains ayant multiplié les coûts de développement inutilement en faisant des modèles différents à chaque projet, lanceur et véhicule spatial. Il n’y a que sur le dernier modèle qu’ils se rejoignent : pour envoyer 1, 2 ou 3 hommes vers la lune il faut une fusée différente de celle pour satelliser 5 tonnes maxi autour de la terre Tout le monde est d’accord : il faut u
n monstre. Cent mètres de haut pour satelliser cent tonnes (il faut inclure le dernier étage qui donne l’impulsion lunaire), le calcul est simple. Les deux fusées concurrentes feront les mêmes dimensions à quelques mètres près, et ce ne
peut pas être un simple hasard.
Et finalement, plus on avance dans le temps et plus on peut analyser avec recul le pourquoi de la réussite américaine et son pendant de l’échec russe. On pensait au départ que ce n’était qu’un problème de fusée : pas simplement. En réalité, le vainqueur de la course à la Lune, c’était écrit, et celui qui dominerait l
’univers méconnu des turbo-pompes. Des engins tournant à des vitesses folles (jusqu’ a 30 000 tours/minute aujourd’hui, 15 471 t/m pour Saturn V), nécessitant des aciers ou des métaux hyper-résistants mais difficiles à forger tel le titane et capables de brasser des milliers de litres en quelques secondes de liquides déboulant à des températures immensément basses sous des pressions phénoménales (jusqu’à 400 bars chez Ariane, 250 bars chez la UR-700 ). Et là, en effet, se tient le vainqueur : ce sont les turbo-pompes géantes des tuyères non moins géantes de Saturn V qui vont réussir à soulever l’équivalent de la Tour Eiffel pour satelliser le "train" d’éléments nécessaires à un voyage lunaire. Les russes échoueront, et pas vraiment en raison de difficultés techniques, mais plutôt en raison des luttes toutes politiques au sein des savants russes, vraiment traumatisés par leur expérience du goulag. Glouchko, l’homme des moteurs de la Semyorka s’est vu adjoindre Cholomeï, par le pouvoir central, or les trois hommes, avec Korolev, ont des vues fort divergentes. Cholomeï préconise depuis toujours sa fusée UR-500 agrandie en UR-700 qui deviendra la fameuse Proton, mais Kroutchev tranche en faveur du projet de Korolev, avec le résultat que l’on connaît. Car les russes sauront faire de très bon moteurs, de taille inférieure, mais ne sauront pas les gérer correctement tous en même temps. Une fusée à 5 tuyères est déjà un casse-tête. Sur leur Semiyorka, il y en avait déjà...
. 20, plus 12 petits verniers. Sur la N-1, ils vont
en mettre 30. Gérables symétriquement deux par deux. C’est trop pour leur électronique, leur point faible, on le sait. Cholomeï avait la meilleure option, mais ce n’est pas lui qui a été retenu. Les américains, vont au final développer un gigantesque travail de plomberie davantage que d’innover réellement et vont gagner face à des russes qui mettent en avant leur scientifisme : c’est le contraire de ce qu’on imaginait au départ avec les fusées russes à la rusticité caractéristique, en 1957. C’est l’industrie américaine de pointe qui l’emportera, pas le savoir-faire russe... Des russes minés par des choix politiques et non des choix scientifiques. Les couloirs de Moscou ont plus d’influence encore que ceux de Washington, où Von Braun avait si durement bataillé en 1957. La mort tragique et assez ridicule de Korolev, charcuté par décision du pouvoir central, sonnera la fin de tous les espoirs soviétiques ; privés de son mentor, l’astronautique russe ne survivra pas à la honte d’avoir raté le sprint final. Elle ne fera plus que copier, comme avec
Bourane et son magnifique vol e
ntièrement automatique du 1
5 novembre 1988... pou
r rien. Sa concurrente américaine vole déjà depuis sept ans. Deux des trois engins construits ne seront jamais achevés faute d’argent, le seul ayant volé sera
détruit lors de l’effondrement en mai 2002 d
e son hangar. Reste l’une des trois, près de Baïkonour, en
piteux état... Son modèle atmosphérique, à réacteurs, à été sauvegardé au musée de
Speyer.
Ce n’est pas non plus une affaire de carburant pour nos fusées gigantesques : les américains comme les russes vont en rester à leur bon vieux mélange oxygène liquide/kérosène pour les étages inférieurs. C’est presque celui de
la V2, le kérosène remplaçant l’éthanol ! La taille de l’engin n’explique pas tout, même si Saturn V fait 363 pieds de haut, soit 60 de plus que la Statue de la Liberté
. "A team led by German-born Wernher von Braun at NASA’s Marshall Space Flight Center in Huntsville, Ala., came up with a 3-stage design that stood 363 ft. tall—60 ft. taller than the Statue of Liberty—when the Apollo spacecraft was sitting on the launchpad. " Le premier étage sera monstrueux, fournissant l’équivalent de 85 barrages du Boulder Dam, ou l’équivalent d’un chaîne de voitures pare-chocs contre pare-chocs entre N-York et Los Angeles, ou encore de quoi éclairer New-York pendant 75 minutes d’affilée
. "When fully loaded with propellants, the rocket weighed 6.2 million pounds. It had more than 3 million parts. At full throttle, its five first-stage engines produced a thundering 7.6 million pounds of thrust at liftoff. All told, a Saturn V churned out more power than 85 Hoover Dams or, if you prefer, enough energy to light up New York City for 75 minutes." Par rapport à ce qui suivra, on peut donner un élément de comparaison : chaque moteur de Saturn V développe plus de poussée que les trois en queue de la navette spatiale actuelle
fonctionnant en même temps !
Les américains vont gagner avant tout grâce à ce
moteur F1. Les cinq qui composent la base de leur monstre. Capables de délivrer 15 tonnes/seconde de mélange kérosène/oxygène liquide, car les pompes qui les surmontent délivrent l’équivalent de 30 locomotives diesels chacune.
Le F1 a pour origine un projet non abouti d’American Rockwell pour son missile Navaho, avec son atelier de Santa Susana Field Laboratory, puis celui du E-1, fabriqué par RocketDyne, au départ le moteur de rechange de la fusée Titan (qui aurait dû lancer une mini-navette appelée
Dyna Soar). C’est à partir de l’E-1 que RocketDyne a dével
oppé le F-1. Les essais sur des
bancs gigantesques seront
monstrueux : l
es tuyères (orientables) délivrent 200 décibels alentour, et sont refroidies par la circulation d’oxygène liquide au travers de leurs parois. Il faudra tester, tester et retester, à aller jusqu’à mettre des caméras à l’intérieur des réservoirs pour voir comment il
s se vidaient. Et mettre forces croisillons et renforts pour éviter le ballotement du carburant. En fait, le F1 est déjà une fin d’espèce, le dernier dinosaure issu de la famille des V2. Les américains, comme les russes, avaient fait confiance à des carburants faciles à manipuler (pour le kérosène s’entend) mais sans surprises au point de vue fonctionnement. Au final, on ne gardera rien du F-1, construit seulement dans un seul but : soulever cet énorme poids (celui de la Tour Eiffel !) et envoyer en altitude les autres étages, tous gérés par un mélange de carburant-comburant plus efficient : l’oxygène liquide, certes, mais mélangé à de l’hydrogène cette fois : c’est le rôle du moteur J2. Plus moderne, il connaîtra un plus long avenir : on vient de le choisir pour équiper le second étage de la future fusée lunaire US :
" Unlike the J-2 engine, which powered the Saturn 5’s upper stages and has been resurrected for use on the Ares 1 and 5’s upper stages, the F-1 has long since been retired". Depuis 40 ans, on n’a pas réussi à faire mieux : c’est dire la prouesse technologique initiale !
Pourra-t-on refaire un jour pareil engin pour une nouvelle course à la Lune ? On pourrait, même si les techniques actuelles des boosters solides sont devenues plus fiables et moins difficiles à préparer. Mais, on a failli ne jamais pouvoir la reconstruire : les plans de Saturn V ont été égarés, ce qui a fait naître une énième légende à propos de la fusée : "in 1996, John Lewis, in his book Mining The Sky, made the startling claim that NASA had lost the Saturn blueprints. Like all rumors, the story contained a grain of truth. Paul Shawcross of NASA’s Office of Inspector General came to the rescue. While the claim that the blueprints could not be found was true, that did not mean the engineering genius of the Saturn had been lost. The plans for the world’s largest rocket still exist, on tiny pieces of microfilm". Encore un des autres mystères de cette extraordinaire aventure !
En regard du succès de Saturn V, la N-1 russe sera donc elle un échec en raison de son premier étage, dont le nombre de tuyères, bien trop imposant (30 !) sera le problème principal : faute de savoir fabriquer les turbo-pompes géantes, les soviétiques avaient contourné le problème en en mettant plusieurs plus petites à la base de leur fusée géante. Hélas, leur informatique de bord n’était pas à la hauteur de l’enjeu : l’engin ne sera jamais stable, et les quatre tirs d’essai se solderont par une explosion avant la séparation du second étage. Il arrivera bien à s’arracher de la surface terrestre, mais ne volera jamais droit. Les moteurs étaient très bons, mais à trente exemplaires les vibrations des uns sur les autres devenaient vite un vrai casse-tête (à se demander si une informatique plus performante aurait su mieux s’en sortir à voir l’
embase démoniaque de l’engin !). L’option choisie par Korolev était un échec prévisible, entretenu par une lutte de pouvoirs impitoyable à la tête de l’aéronautique soviétique. Lors du premier échec de vol de la N-1, le 3 juin 1969, ce fut une turbpo-pompe, la N°8, qui en ingérant des débris explosa, déséquilibrant toute la fusée, incapable de se passer d’une seule tuyère ou d’en rétablir l’équilibre. Korolev, chéri du pouvoir, grisé par sa célèbre Semiyorka, avait engagé la conquête spatiale russe vers un échec cuisant, certain qu’il pourrait rééditer son exploit initial, et en ayant beaucoup œuvré en coulisses pour contrôler au sein même de son bureau son principal rival Cholomeï.
Allié à Kuznetsov, Cholomeï avait proposé en effet son projet
UR-700 comme fusée lunaire, dès 1964. Le premier jet dessiné était un cluster de huit corps de fusée équipés chacun d’une seule tuyère : tout l’inverse du projet N1 à un seul corps et 30 tuyères. L’engin fonctionne au N2O2, le peroxyde d’azote comme comburant et à l’UDMH, le fameux diméthylhydrazine comme carburant. Deux produits efficaces, mais hautement toxiques et corrosifs : en cas d’incident, cela tourne à la catastrophe et le site est à dépolluer entièrement. Le 20 octobre 1965, son projet est accepté par le ministère. Les moteurs
RD 270 signés Glouchko de l’engin sont de la veine de ceux de Saturn, et même supérieurs en poussée (ils développaient 640 tonnes de poussée chacun pour seulement 5 tonnes de poids !), mais constitueront son talon d’Achille : ils ne franchiront jamais la barre des tests.
"At the same time, the development of the RD-270 engine, the most crucial element of the UR-700 rocket, reached a testing stage. From October 1967 and until July 1969, Glushko’s collective conducted 27 short-term test firings of 22 experimental versions of the RD-270 engines. Three engines fired twice and one engine was tested three times. In nine of these tests the engines performed flawlessly. " En 1967, leur nombre est descendu à 6 seulement, c’est la configuration, déjà, de la
Proton. L’échec du moteur de Glouchko condamne le pojet fin 1967, les russes choisissant la N-1. Cholomei, prévoyant, avait développé entre temps des recherches sur un véhicule lunaire, le
LK-1 et son module de descente LK-3. L’ensemble ressemble davantage au projet Apollo, avec un véhicule de retour conique, mais qui se pose sur la Lune pour en repartir en laissant l
’embase sur place. Il n’y a pas de rendez-vous lunaire, dans ce cas, comme chez Korolev et Apollo. Comme pour la N1, l’échec russe de l’UR-700 est bien dû à la propulsion du premier étage : sur la N-1 les moteurs sont bons mais ne savent pas marcher ensemble, sur l’UR-700 ils sont tout simplement mauvais. Ironie du sort, c’est la fusée de Cholomeï, la R-500, devenue
Proton, qui délivrera les engins automatiques qui aluniront... après les américains.
Les moteurs plus petits et redémarrables en vol de la N1,
produits en masse, les NK-15 and NK-15B devenus
NK-33 et NK-43, produits par un autre grand rival de Korolev, l’avionneur
Kuznetsov, et sa Kuznetsov Joint Stock Company, située à Samara, ne furent pas perdus pour tout le monde. Ils furent plus tard revendus... à des sociétés privées américaines, devenant des AJ26-58/59 et des AJ26-60 chez GenCorp Aerojet Compagny, Kelly Space and Technology, Kistler et NASDA. Quand aux
vestiges des N1, ils furent reconvertis par les habitants du coin e
n kiosques à musique, en
auvents, en
garages pour Lada, en d’
autres garages encore, en
parasols, en
clôtures, en
maisons, (avec des mo
dèles différents), e
n claustras, en
manèges et en
aire de jeux, en ch
âteaux d’eau, ou en
abris.... Pitoyable fin pour ces quatre machines d’anthologie.