La course à la Lune (5)

par morice
mardi 21 juillet 2009

Pour conquérir la Lune, il faut des hommes, donc, puisque les deux super-puissances ont choisi de s’y rendre de façon pilotée. Et là, pour les deux équipes, le dilemme commence. Lesquels choisir, lequel désigner pour poser le premier le pied sur la Lune ? On a du mal à imaginer par quels tourments les cosmonautes sont passés, et par quelles affres les responsables chargés de les sélectionner ont dû le faire. Si les américains vont en arriver à choisir le meilleur en dehors de toute pression politiques ou de pouvoir, les russes, vont faire de même, en faisant taire les pressions politiques d’antan : ils avaient choisi semble-t-il au départ Gagarine, en hommage à sa carrière et pour boucler une boucle si brillamment commencée, sur injonction politique, puisque c’est ainsi déjà que Gagarine avait été préféré à Titov. L’aura du personnage était restée immense, il gagnait même davantage que son général de division. Son décès prématuré leur feront choisir Alexis Leonov, tout aussi méritant et issu comme Gagarine du tout premier lot de cosmonautes russes. Les raisons des décideurs, à plus de 10 000 km l’un de l’autre sont pourtant à peu près les mêmes : les deux candidats avaient vécu dans leur carrière précédente des ennuis considérables, avaient failli risquer leur peau... tout en gardant leur calme ou sans montrer d’affolement excessif dans les pires situations. La NASA comme les responsables russes ne voulaient surtout pas de casse-cous ou de trompe-la mort. Ils souhaitaient tous deux quelqu’un de calme et de pondéré, capable de se sortir des pires difficultés sans pour autant fanfaronner le lendemain. En ce sens, Armstrong et Leonov sont bien de la même trempe. Hommage à deux héros, dont un seulement, hélas pour Leonov, a hérité de la gloire universelle. Désolé également pour Aldrin, vers qui va toute ma sympathie (il a une meilleure vision actuelle de l’avenir de la NASA), mais je ne parlerai pas aujourd’hui de lui, faute de place.

 
 
Tout d’abord, il faut noter que des deux côtés, lorsqu’il a fallu recruter des cosmonautes, on s’est tourné naturellement vers des pilotes de chasse, aguerris à encaisser les "g", habitués aux pirouettes et aux situations délicates en vol, ou tout simplement disposant de nerfs d’acier. Les deux personnes que je vais vous décrire l’étaient donc tous deux. Honneur aussi, pour une fois, à celui qui n’est pas allé sur la Lune, mais qui aurait dû le faire : tout le monde va vous parler abondamment ces jours-ci d’Armstrong et d’Aldrin, autant mettre l’accent sur l’oublié de l’histoire.
 
Neil Armstrong est le premier homme à avoir posé le pied sur la Lune. C’est aussi encore aujourd’hui une énigme vivante. On a raconté plein de bobards à son encontre : "retiré dans les ordres", "ayant emmené un calice pour communier dans le LEM", etc... Bref, en ne comprenant pas que cet homme voulait tout simplement n’avoir que la paix, on a essayé de lui en fabriquer une plutôt religieuse. Armstrong n’est pas resté enfermé depuis : il a longtemps été enseignant d’ingeneering à l’Université de Cincinatti, et a participé activement à la commission d’enquête sur la catastrophe de Challenger en 1986, en qualité de vice-président. Précautionneux, il n’a autorisé sa biogaphie que fort tardivement, en 2006. On y découvre deux choses : c’est à la fois un pilote d’essais attentif et à la fois un ingénieur subtil, qui calcule tout, qui raisonne avant d’agir, et qui sait prendre les bonnes décisions en une fraction de seconde. Et il en a pris de bonnes, dans sa vie... et c’est bien pourquoi il est encore en vie, d’ailleurs ! Amstrong a eu maintes fois l’occasion de mourir, ce qui lui donne à coup sûr ce détachement qu’on trouve incompréhensible. En fait, c’est aussi un sacré chanceux, béni des dieux pour sûr...
 
Armstrong, ce doué précoce, a débuté ses études d’ingénieur aérospatial en 1947, à... 17 ans. Trois ans plus tard, il est déjà devenu aviateur dans la Navy, pilote d’avion Panther à 20 ans, et expédié aussitôt en Corée. Là il fait connaissance très tôt avec la survie en vol : son avion, touché par la DCA coréenne ayant heurté un câble, a perdu un bon deux mètres de son aile droite, arrachée. Le hic, c’est qu’un Panther n’a pas une aile énorme. Arc-bouté au palonnier, il le maintient en vol.. et tente de rentrer à sa base : ayant perdu son flap droit, il ne peut s’y poser et s’éjecte finalement. Sauvé. Il fera 78 missions et passera un total de 121 heures en vol sur son fameux Panther.
 
Armstrong a été touché par une certaine grâce, comme nous le dit sa bio. Une fée le protège, ce n’est pas possible autrement. A 21 ans, en Corée toujours, alors qu’il est à bord de son porte-avions USS Essex, le 16 Septembre 1951, un Banshee de reconnaissance photo rate son câble d’accroche, rebondit sur le pont (de bois !) et percute les Panthers en train de se parquer à l’avant... dont son avion. Il aurait dû être sur place, car c’étaient les plus jeunes pilotes qui le plus souvent se tapaient cette corvée (il fallait être assis dedans, bien que tracté). Or ce jour-là il avait été convoqué chez les officiers, dans un local juste en dessous : il y a aura 7 morts dans l’incendie du crash, extrêmement violent. La vidéo de l’accident existe elle est ici. On a rarement fait le lien entre elle et Armstrong, ce qui est étonnant depuis 2006 qu’on le sait.
 
Revenu de Corée en 1952, il travaille alors pour le NACA (l’ancêtre de la NASA) à la base de Dryden comme ingénieur d’essais sur des engins plutôt dangereux, dont le moindre n’est pas un chasseur allemand récupéré ("opération paperclip") en 1945 par les américains et qui présente une étrange particularité : ses ailes se replient. On le verra passer à toute vitesse au dessus des Lac Salés, piloté par... Armstrong. C’est le Messerschmitt P-1011, devenu par magie et peinture blanche le X-5. Le pillage d’après guerre n’a pas ramené que des fusées (le XF-92A est un projet d’Alexandre Lippisch) . Armstrong se marie et épouse... une ingénieure, qui arrête ses études pour se consacrer à sa famille (elle le regrettera bien après). Il essaie donc de tout, et se retrouve même pilote de gauche de bombardier B-29, chargé de larguer un engin assez saisissant, le Douglas Skyrocket D-558-2, lors d’un vol le 22 mars 1956. Le pilote Stan Butchart  (décédé en 2007) découvre qu’arrivé à 9 000 m, le moteur droit (N°4), extérieur, commence à lâcher.... comme on ne peut atterrir avec l’avion encore attaché, il faut lâcher le Skyrocket, mais à bonne vitesse, et il décide donc de piquer... la manœuvre réussit, le Skyrocket s’échappe, mais le moteur du B-29 explose à ce moment précis. Des morceaux atteignent le moteur N°3, le fuselage.. et le N°2...Buchart et Armstrong vont alors décider ensemble d’arrêter... le N°1, le seul intact : la juste décision, car c’est lui qui embarquait déjà l’avion nettement vers la gauche. Il arrêtent le N°3 après, trop abîmé et ne volent plus que sur un seul moteur, le N°2. Et se posent. Vivants. L’ingénieur a sauvé le pilote. Armstrong continue néanmoins, car pour la NACA, on essaie de tout : le 15 août 1957, il vole à bord du Bell X-1B, l’avion (modifié avec un "vrai" cockpit") qui a battu le mur du son. Il atteint 18,3 km d’altitude, se pose sur le fameux lac salé .. et broie son train avant, replié sous l’avion. Il s’en extrait sans une égratignure. La chance le poursuit. Le défaut de l’appareil et de ses variantes était pourtant patent. Quand il quittera la base de Dryden, Armstrong aura volé sur 50 appareils différents pour un total hallucinant de 2450 heures de vol !!! Plus de 2000 heures à risquer sa vie, en fait.
 
Mais la grande aventure d’Armstrong, avant de piloter le module Eagle, sera celle du X-15. Le 20 avril 1962, il grimpera avec à 207 500 pieds (63.2 km) avec, pouvant voir de cette altitude le Rose Bowl de Pasadena au lieu du Rogers Dry Lake (où se trouve la base d’Edwards) où il devait se poser. L’engin, largué d’un B-52, à cette altitude, évoluait plus comme un obus d’artillerie que comme un avion. Ayant largement dépassé sa ligne de vol, il choisit de se poser sur un autre lac asséché, le Rosamond Dry Lake, plus au Sud, qui était beaucoup plus court. A son arrivée tout le monde lui demande combien de mètres de piste il restait avant les Joshua Trees  : "Well, the joke afterward began with Joe Vensel, the head of the Flight Research Center’s flight operations, who asked pilot Forrest Petersen, “How far was Neil from the Joshua trees ?” Petersen replied, “Oh, probably 150 feet or so.” To which Vensel inquired, “Were the trees to his right or left ?” Il posera exténué juste après ce vol mouvementé. Mais toujours chanceux. Il venait de tenir en l’air le X-15 comme jamais l’engin ne le ferait plus. Il atteindra aussi avec Mach 5,74, soit la bagatelle de 6,615 km/h... Arsmtrong est tout simplement un as, le meilleur pilote à cette époque, et l’un des meilleurs ingénieurs de vol.
 
Le 24 avril, il est en vol de test sur T-33 Shooting Star  de service à Dryden avec le premier pilote a avoir franchi le mur du son : leur but, savoir si on peut poser le X-15 sur un autre lac asséché, le Smith Ranch Dry Lake, cette fois. L’expédition tourne au gag : chacun hésitant sur l’humidité résiduelle, aucun des deux n’ose se poser. Finalement, c’est Armstrong qui se décide.. et plante l’appareil dans la boue, ce qui déclenche bien sûr l’hilarité de Yeager, qui ne voudra jamais devenir cosmonaute, on le sait. Autre problème avec toujours la quête d’autre lacs : cette fois le Delamar Lake. Cette fois envoyé en Starfighter. Il tente de s’y poser alors que son train n’est pas encore verrouillé : il remet les gaz au moment où il se repliait sous l’avion, endommageant sa dérive ventrale et sa crosse d’arrêt, et perdant ses communications dans le choc. Muet, il se dirige vers la base de Nellis en dodelinant de la queue, le signal pour indiquer une approche sans radio. La crosse sortie faute de pression va riper sur toute la piste et l’abîmer.. mais il est sauf. Un autre Starfighter biplace venu le chercher explosera son pneu... et ne pourra redécoller... et un troisième avion, le fameux Shooting-Star piloté par Bill Dana (un autre fameux pilote) atterrira trop long : Nellis n’est pas leur aéroport, visiblement, aux gens de la NASA !
 
Le voilà arrivé chez les cosmonautes, avec une chance qui ne va pas faillir. Il fait partie des neuf nouveaux, la "new line" ou groupe 2. Tous voleront dans l’espace sur Apollo, sauf les infortunés Eliott See et Ed White, la réponse américaine à Leonov. C’est d’abord avec Gemini : lors du vol du 16 mars 1966, une fois le rendez-vous avec le bout de fusée Agena qui lui sert de cible, la capsule commence à tourner sur elle-même : un de ses propulseurs d’orientation est bloqué. les deux cosmonautes commencent des pirouettes de roulis qui ne s’arrêtent plus. Ça tourne tellement vite, (un tour/seconde !) que les deux pilotes sont sur le point de perdre connaissance ! Armstrong va rester d’un calme incroyable durant tout l’incident, calculant comment s’en sortir : il décide d’enclencher les rétro-fusées, ce qui coupe automatiquement la gestion du contrôle d’attitude, précipitant sa rentrée en restant tout le temps en contact avec Houston, qui croit déjà l’engin perdu et ses occupants avec ! Il réussira son incroyable pari, souriant quelques (longues) minutes plus tard aux hélicos en ray-ban une fois amerri, alors que tout le monde le donnait pour mort, lui et son co-équipier. Ce jour-là, Armstrong a marqué des points, pour la candidature au risque à prendre pour alunir, et un seul homme au monde fera exploit semblable : Alexis Leonov. 
 
Il récidive question tempérament flegmatique, pendant un incident majeur avec l’engin de mort que l’on a été obligé d’inventer pour simuler l’atterrissage sur la Lune. Le 6 mai 1968, le lit-cage volant fait des siennes : Armstrong tente de le sauver, mais finit par s’éjecter à 30 mètres du sol seulement : il s’en sort avec... une langue mordue. On sait maintenant à peu près qui sera choisi comme pilote de LEM : le 5 avril 1967, au lendemain de l’accident d’Apollo 1, Dek Slayton, le vétéran avait réuni 17 cosmonautes en leur disant : "ceux qui iront sur la Lune sont dans cette salle". A la mi 1968, tout le monde annonce Armstrong gagnant. Chez les russes, ils sont encore 18 à croire la même chose. Ils étaient 20, mais Gagarine et Komarov sont morts. Et l’un d’entre eux aussi émerge du lot.
 
Si Arsmtrong est un pilote d’exception taciturne, Leonov est un très bon pilote mais tout son inverse en caractère : farceur et bon vivant, c’est aussi un sacré pilote qui sait garder son sang froid en toute circonstance. Devenu très tôt pilote de Mig (à 25 ans), il s’illustre en effet en 1958 en réussissant in extremis à poser le sien, malgré une panne générale d’électricité : il a refusé se s’éjecter. Son chef d’escadrille le promotionne alors, et le médecin de l’escadrille, fort élogieux sur ses aptitudes physiques, lui recommande de tenter l’inscription au prochain corps de cosmonautes qui doit se créer. lls cherchent des pilotes, lui dit-on. A l’époque, si Titov sait piloter un Su-7, ou un MiG-21, et d’autres appareils, Nikolayev et Leonov sont deux des rares pilotes de chasse déjà certifiés pour trois sortes de MiG (15, 17 et 21). Belyayev, Bykovsky, Popovich, Kutachov, ne connaissant eux que l’avion d’entraînement L-29 (Delphin). Leonov et Nikolayev ont donc un avantage certain, Titov étant comme Gagarine un phénomène à part : il est très jeune et orbitera à 25 ans seulement, mais ne fera qu’un seul vol pour des raisons politiques semble-t-il ! Trop bon vivant, il sera jugé ’indiscipliné et fêtard" et sera écarté progressivement. L’astronautique s’est trouvé sa tête de lard.
 
Leonov présente une condition physique d’athlète (il adore tous les sports et se passionne avec Belayev pour le ski de fond, qui lui a donné une résistance exceptionnelle) et ambitionne de devenir l’un des vingt cosmonautes du premier lot, un concours qu’il passe donc le 4 octobre 1959 (le même jour que Gagarine !), et qu’il obtient en février 1960. Sur... 3000 postulants, on en a retenu 20 ... Dans le corps de cosmonautes (astronautes disent les russes), où il se sent comme un poisson dans l’eau, il est le joyeux drille constant : doté d’un bon coup de crayon, il "croque" tous ses collègues et s’amuse à les moquer dans la revue qu’il a créée ("Neptune"). Lors de ses entraînements, il va pourtant réaliser un peu la même prouesse qu’Armstrong : son Mig 15 en perdition, il ne s’éjecte qu’à 38 mètres du sol avant le crash, soit à moins d’une seconde de vol ! Lors d’un essai de siège éjectable de Voskhod, il reste coincé et devra s’extraire en torturant le métal de son siège, grâce toujours à sa force hors du commun. Dans le privé, il lui arrive aussi des aventures : un jour, un taxi pris avec sa femme dévie de sa route et plonge dans un lac glacé : il s’en sort, et replonge deux fois pour sauver sa femme et le conducteur : il y a du héros chez cet homme !

Le 18 mars 1965, à 35 ans, c’est sa consécration. Les radio-astronomes  entendent de drôles d’émissions et des conversations sur 143.625 MHz : les russes s’apprêtent à envoyer des images en fait sur un autre canal ! L’engin qu’ils viennent de lancer est à nouveau un Voskhod et non plus Vostok, c’est le deuxième, après celui de Komarov, mais son activité radio est bien plus importante. Les russes préparent quelque chose, c’est sûr. Au surplomb de Yevpatoria, en Crimée, le signale redouble d’intensité. A la deuxième révolution, Leonov qui a enfilé sa combinaison Berkut dérivée de la Sokol-1 de Vostok et apparaît sur les écrans télé : il est en train de sortir du vaisseau ! C’est la première sortie dans l’espace jamais vue ! C’est Leonov qui a mis la tête dehors, son ami Belayev restant dans le véhicule.

L’homme qui sort est en effet vite reconnu par les connaisseurs, à son humour jovial et ravageur. Il a tenu à partir avec Pavel Belayev, devenu un véritable ami, qu’il surnomme Pascha, (signifiant "Pâques", laissant croire qu’il est donc croyant !) avec lequel il fait tous les entraînements. Juste sorti avec difficulté de l’incroyable sas en tissu de son Voskhod, il ne peut s’empêcher de vanner : "Eh, Pavel, tu sais quoi ? Eh bien, elle est ronde !" lui dit-il, provoquant un fou-rire de son coéquipier et figeant tout le staff au sol, pas vraiment porté sur la rigolade. Il continue en décrivant à la base terrifiée qui lui demandait comment s’était passée la sortie par un "eh bien comme un bouchon de sa bouteille", alors qu’il a eu mal fou à s’extirper de son piège en tissu. Il lance quand même un "je peux voir le Caucase en dessous de moi" que tout le staff terrestre attend, en fait. Le monde entier qui relaye les images, en fait, exulte : un cosmonaute se balade accroché à un simple câble au dessus de nos têtes ! La sortie extra-véhiculaire marque la deuxième grande avancée technologique, après le lancement de Gagarine : dans les cœurs soviétiques, Leonov devient le numéro deux. Chez ses responsables, il ne l’est pas : il a trop tendance à faire la fête ! Et chez les américains, c’est le coup de massue : le Time en a la tête en bas....

En fait, on ne le saura qu’après, mais les 12 minutes de sortie vont virer pour lui au cauchemar. Leonov a tout simplement failli mourir. Voici le récit de l’événement qu’en donne le héros lui-même : "J’ai eu de très grosses difficultés à réintégrer la cabine et c’était pour moi totalement inattendu. Pourquoi ? Naturellement, nous nous étions entraînés sur Terre dans une chambre barométrique simulant 90 km d’altitude (c’est aussi une zone mortelle) et j’avais longtemps vérifié le scaphandre lors de ces séances (...) Hors du Voskhod, c’est une pression un milliard de fois inférieure à la pression atmosphérique qui m’entourait et le scaphandre a subi une déformation. Je sentais que mes doigts étaient sortis des gants et que même mes pieds étaient sortis des bottes : je me suis mis à ressembler à Bibendum, le personnage de la publicité pour Michelin !" Ainsi devenu beaucoup plus gros qu’à la sortie (il suffit de regarder ses doigts de gants), au bout du temps imparti, il n’arrivera pas à rentrer c’est sûr ! "C’est juste au-dessus du fleuve Ienisseï que j’ai reçu l’ordre du commandant Pavel Belaev : "Liocha, terminé, commence à rentrer". La caméra de cinéma dans la main droite, j’ai enroulé le câble sur lequel étaient installés les systèmes de radio et télémétrie (les données étaient transmises par le câble) et l’ai attaché au scaphandre. Cela a encore augmenté mon volume. Ensuite, j’ai tenté de pénétrer dans le vaisseau, les jambes les premières, ce qui s’est avéré très difficile. Il ne faut pas oublier que les dimensions du sas laissaient à peine quelques centimètres de marges de chaque côté des épaules. De plus, l’ouverture du vaisseau se faisait non pas vers l’extérieur mais vers l’intérieur". La porte occupait donc une partie du sas." Bravo les techniciens russes : ouvrir une porte dans le mauvais sens, à ce stade....c’est suicidaire !!! Ce sas baptisé Volga a failli devenir Bérézina !

Et le martyre de Leonov n’est pas fini : "Pour me sortir d’affaire, j’ai donc réduit de près de la moitié la pression à l’intérieur de mon scaphandre, sans concertation avec la Terre, comme nous l’avions fait lors des entraînements avant le vol. Dès lors, les doigts sont rentrés dans les gants et les pieds ont retrouvé leur place dans les bottes. Mais je ne pouvais toujours pas rentrer. C’est alors que j’ai décidé de passer la tête la première en m’agrippant au cordage à l’intérieur et j’ai finalement réussi à me retourner dans le sas et fermer l’écoutille. Nous n’avions jamais envisagé cette situation." En fait, Leonov avait confiance non pas dans les techniciens, mais avant tout dans son ami Belayev. En cas de problème grave, il viendrait le chercher : "Dans un tel cas, Pavel devait dépressuriser l’ensemble du vaisseau, passer dans le sas et me tirer grâce à un dispositif qui permettait d’accrocher le filin de telle manière qu’il pouvait me tirer à l’intérieur. Toutes ces opérations nous les avions répétées lors de vols paraboliques. J’ai toujours su que s’il m’arrivait quelque chose, Pavel ferait tout pour me sauver et qu’il ne rentrerait pas sur Terre sans moi. Il serait mort lui aussi, nous serions morts tous les deux mais il ne serait pas revenu tout seul". Mais Leonov a bien failli y rester : "

J’ai eu affreusement chaud, la sueur coulait et me brûlait les yeux. En 5 minutes la température de mon corps est montée de 1,9°C. Or, vous savez, que si on fait monter de 2°C la température d’un homme en bonne santé, il meurt, tout simplement. Moi, j’en étais pas loin. Après notre atterrissage, j’ai vidé environ 6 litres d’eau de mon scaphandre !" Ce que ne dit pas Leonov, c’est qu’il avait sur lui du cynanure : s’il ratait son coup, il aurait du s’en servir et laisser Belayev l’éjecter dans le vide. Selon les ordres donnés. Pas sûr que Belayev l’aurait fait !

Il racontera plus tard encore ce qu’on lu avait donné comme consignes avant de partir. Pour lui, son coéquipier ne l’aurait jamais laissé :  "À l’occasion du lancement , c’est ce que Sergey Pavlovich (c’est en fait Sergey Pavlovich Korolyov, le responsable des vols de Korolev) m’a dit :  "Ne pas se presser, bien tout noter" et m’a souhaité "un bon vent solaire ".. . Pascha (Belaiev) est passé après moi. Sergey Pavlovich a parlé avec lui quelque temps. Les rumeurs affirment, qu’il aurait dit quelque chose comme : "Si quelque chose ne va pas, éjectez Leonov et revenez sur Terre". Ce sont les conneries de certains idiots ! Il a juste dit :" Veille sur Alexey. Après tout, c’est toi qui pilote la console avec sa respiration, sa pression et tous les paramètres ... "Alexis Leonov est un grand bonhomme, fidèle en amitié et remettant sa vie dans celle de son coéquipier sans aucune hésitation : c’est à Pavel qu’il a demandé de baisser la pression de son scaphandre (et non par lui-même) quand il n’arrivait pas à réintégrer son fichu sas : c’est à Pavel qu’il devait la vie. En ne la baissant pas assez, le scaphandre trop gonflé aurait empêché la rentrée, en la baissant trop fort il aurait pu tuer par asphyxie l’équipier. La pression avait été descendue de 0.4 atmosphère à 0.25, la limite la plus basse. Le sas maudit ne sera plus jamais utilisé  : ce bricolage rapporté sur le Voshod, vaisseau intermédiaire comme Gemini, n’était destiné qu’à battre de vitesse les américains. Il était... impraticable en mission régulière. Quatre seront construits, un seul utilisé : bien trop dangereux !

Une fois rentré dans la boule du Voskhod, la télévision en direct effectuée, les ennuis des deux cosmonautes ne sont pas finis : leur cabine ferme mal et de l’oxygène s’échappe à profusion. L’éjection de tout l’appareillage encombrant du sas ne change rien. L’oxygène disparaît plus vite que prévu (les Voskhods sont en oxygène pur !). Au moment de rentrer, à la 17 ème orbite, l’ordinateur de bord fait des siennes : c’est à nouveau Belayev qui sauvera les deux en pilotant entièrement à la main la rentrée...bien loin du lieu espéré : ils atterrissent en effet à 370 km de l’endroit prévu, en pleine Taïga, en évitant par miracle des arbres au dernier moment. Ils attendent les lourds hélicos Mi-4 pendant quatre heures, qui essaient de les hélitreuiller sans succès. Les hélicos à cours de carburant, repartent. Et reviennent... jeter des vêtements chauds, une hache et du cognac ! Les vêtements s’accrochent aux branches, ils n’héritent que des bottes... et du cognac ! Leonov et Belaïev, qui en ont assez d’attendre et gèlent sur place, sortent pour... chercher du bois pour se réchauffer, au milieu des loups qui rôdent ! Pour les loups, pas de problème : à l’intérieur de tout Voskhod, comme ce sera le cas sur les Soyouz jusqu’en 2007, il y a une arme. Un étrange pistolet à trois canons, le TP-82, dont la crosse sert de machette, avec un stock de munitions, qui sera longtemps caché par les autorités russes, qui seront bien embarrassées lors de l’arrivée de l’ISS : pas d’armes à bord ! Pendant cinquante ans, les russes se sont moqués du sanctuaire sans armes que devait être l’espace !!! Les secours arriveront le lendemain... et trouveront la capsule vide. Les deux lascars sont un peu plus loin près de leur feu. Comme à l’entraînement, encore aujourd’hui. Les secours, vingt hommes, passeront la nuit sur place, construiront une hutte temporaire et leur y feront prendre un bain ! Ils sont aussi venus aussi avec des skis : l’hélicoptère ne peut se poser que dans une clairière située à 5 km de là ! L’homme qui a marché dans l’espace et vient de marquer l’histoire, rentre à skis comme un vulgaire trappeur sibérien ! Et tout cela sans cesser de raconter des blagues.. à Belayev qui lui demandait combien de temps les secours mettraient pour venir, il avait répondu : "trois mois, avec leurs chiens de traineau, pour sûr" !!!

Après un retour triomphal, le bureau chargé de choisir les 6 cosmonautes pour alunir retient en juillet 1968 les noms de Bykovsky, Roukavichnikov, Leonov, Makarov, Popovitch, Sevastianov. C’est Bykoski le favori de Michine, le responsable des vols qui reproche à Leonov... ses sorties nocturnes souvent arrosées façon .... Titov (il emboutira deux véhicules avec sa voiture !). Mais l’aura de la sortie extra-véhiculaire de Leonov a provoqué presque le même enthousiasme que le premier vol de Gagarine : dans le cœur des soviétiques, le second c’est désormais... Leonov. Médiatiquement, il est aussi connu désormais : sa sortie dans l’espace marque la deuxième étape de l’ère spatiale russe : après ça, il ne reste qu’à poser le pied sur la Lune !

Invariablement, lui continue à faire la joie de toute l’équipe : il est constamment de bonne humeur et a toujours une attention pour les autres. C’était Gagarine au départ qui aurait dû alunir, mais il est mort dans le crash de son Mig. Leonov a en fait toutes ses chances pour beaucoup d’observateurs. Leonov s’entraîne avec assiduité sur le LK, où, au vu des ingénieurs, il est le plus adroit. Hélas, les quatre échecs de la N-1 ruinent tous ses efforts et tous ses espoirs : il n’y aura jamais de cosmonaute russe sur la Lune ! Sa carrière n’est pas terminée pour autant, et il va bénéficier d’un coup du sort incroyable : il est retenu début mai 1971 pour rejoindre Salyout avec Soyouz 11. La précédente mission fin avril, a échouée, Soyouz 10 n’a pas réussi à se fixer sur la station spatiale : la porte d’accès est mal conçue. Au retour, des gaz toxiques se dégagent dans la cabine, qui atterrit de nuit en pleine taïga, dans la neige, près de Karaganda. Les occupants, Vladimir Shatalov, Aleksei Yeliseyev, et Nikolai Rukavishnikov, on failli finir asphyxiés. Leonov fait équipe avec Kolodin et Koubassov comme coéquipiers, avec qui il s’entraîne ferme. Les équipages de ce Soyouz non lunaire prévus pour visiter Salyout une deuxième fois étaient alors composés de quatre équipes de trois hommes : Shonin, Yeliseyev, Rukavishnikov, puis Leonov, Kubasov, Kolodin, et Shatalov, Volkov, Patsayev, ainsi que Dobrovolsky, Sevastyanov, Voronov. Hélas, les médecins détectent chez Koubassov une infection pulmonaire (les docteurs craignent alors la tuberculose !) : craignant la contagion, ils imposent l’équipage de remplacement (les russes faisaient énormément "tourner" leurs équipages, et ne décidaient qu’au tout dernier moment de qui partait vraiment) : ce seront les infortunés Dobrovolsky, Volkov et Patsayev... qui ne reviendront pas vivants, en raison d’un dépressurisation de leur cabine lors de la rentrée ! Leonov, Kolodin et Koubassov ont failli y rester ! Une valve prévue pour ne s’ouvrir qu’à 4 000m a cédé, et les trois cosmonautes n’avaient pas de scaphandre. Ils sont morts en 30 secondes confirme l’autopsie. Les Soyouz passent de trois cosmonautes en bras de chemise à deux seulement en scaphandre : on en revient au Voskhod ! Le russes se sont lancés dès le 19 avril 1971 dans une tout autre aventure avec leur première station spatiale Salyout (numéro 1), lancée par une Proton. Il y en aura 6 modèles, jusque MIR lancée en 1986 (qui tiendra 15 ans !).

Il devra attendre 1975 et Soyouz 19 pour repartir, mais dans de superbes conditions. Il a été pressenti pour effectuer la mission historique de rendez-vous avec les américains d’Apollo XVIII, c’est ce que lui annonce Chatalov, le successeur de Michine, avec lequel il a de bien meilleurs rapports. Leonov lui précise qu’il ne parle pas un mot d’américain : "ça tombe bien, tu as trois mois pour l’apprendre" lui répond Chatalov, sur le ton qu’affectionne Leonov avec qui il a d’excellentes relations, alors qu’elles étaient plus tendues avec Michine, dénué de tout humour. Leonov ne s’en fait pas trop, il a un sens du contact inné. Et apprend résolument l’américain. En écoutant sur cassettes les émissions de Wolfman Jack, parait-il ! Lors de la soirée de présentation des équipages, à Houston, une petit buffet avec de la musique est dressé. Les cosmonautes américains, Stafford, Slayton et Brand, sont plutôt du genre guindés. Ce n’est pas le genre Alan Shepard, l’hilarant golfeur lunaire (ou Cernan, façon kangourou  ?). A l’annonce d’un rock, voilà notre joyeux drille qui s’empare d’une des épouses et se et se met à danser comme un fou : tout le monde se détend, Leonov est élu haut la main roi de la soirée ! Le lendemain, à la conférence de presse, on lui demande ce qu’il pense de la nourriture américaine. "Comme l’a dit un philosophe, l’important, ce n’est pas ce que vous mangez, mais avec qui vous mangez " dit Leonov, hilare, en laissant planer le doute sur une nouvelle hypothétique conquête !

Un autre jour, Leonov se retrouve dans un autre réunion d’accueil où l’on a amené comme divertissement une ou deux danseuses du ventre. Re-belote, voilà notre amuseur enlacé avec la belle et abondamment photographié par la presse US : Leonov fera plus pour briser l’image de la légendaire froideur soviétique que tous les articles de la Pravda : les américains découvrent un homme enjoué et prévenant (il aidera ses collègues américains à s’installer à l’hôtel et fera visiter les appartements de ses collègues, et le sien) qui se prête au spectacle car c’est dans sa nature : au diable le protocole ! Alexis Leonov humanise la fonction de cosmonaute, en décoinçant pas mal de ses collègues de mission. On le verra faire du rodéo sur la maquette du dock de cette même mission. On l’amènera au Texas Folklife Festival d’Austin, voir les vrais rodéos, et pour y rencontrer des indiens qu’il saluera : jamais l’URSS n’avait eu si bon ambassadeur ! Du 15 au 21 juillet 1975, Leonov effectuera la mission historique avec sa bonne humeur communicative : à peine entré dans le module Apollo, il tend à Stafford, un autre vétéran, un tube marqué "Vodka" : c’est interdit bien entendu... Stafford n’ose refuser l’hospitalité russe, ferme les yeux et s’aperçoit avec dégoût que c’est un tube ordinaire de... borsch,  " I looked at it. We tasted Russian food as we prepared for the mission. They tasted ours, and we selected each other’s menus. I saw the vodka label on one tube and the extra on the other one, but it was Russian borsch. It was a good joke. We always played jokes on each other. If things went well, we’d do this."Hilarité générale à bord ! Le cosmonaute farceur a encore frappé ! Il croque aussi ces amis du jour, sur terre comme dans l’espace, de son excellent coup de crayon. Un sacré coup de crayon et de pinceau... En 1975, la lune conquise, l’ère est vraiment à la détente : les rencontres USA-URSS de préparation du vol se solderont à Moscou par des parties de boules de neige entre cosmonautes ! La guerre froide est vraiment terminée. La guerre économique ne fait que se poursuivre, remarquez : quand les cosmonautes russes débarquent à Houston, on les entraîne visiter Disneyland : eux préfèrent foncer au premier supermarché venu acheter frigos et lave-vaiselle, qu’une autorisation spéciale leur permet de ramener... par valise diplomatique !

Au retour, Leonov reçoit la consécration de sa carrière : en mars 1976, il est nommé commandant des cosmonautes russes. C’est la juste récompense de celui qui a toujours travaillé en équipe : pour Soyouz-Apollo, il était reparti avec son vieil acolyte de Soyouz, Koubassov. Son vieil ami et complice Belayev était malheureusement décédé depuis 1970, d’un ulcère infecté à l’estomac (les médecins l’avaient lui aussi bien charcuté, comme Korolev). A l’atterrissage, Koubassov écrit "merci" à la craie sur le véhicule de rentrée, en se souvenant bien entendu de Soyouz 11, et de ses trois collègues disparus.

Chez les cosmonautes des deux bords, l’amitié n’est pas un vain mot et elle perdure, encore aujourd’hui. Leonov n’oubliera jamais Eugène Cernan (d’origine slovaque !), le "dernier homme sur la Lune", par exemple. Retiré de la conquête spatiale, Leonov s’est consacré depuis à la peinture, son hobby de toujours, avec un réel talent d’artiste, que j’ai déjà salué, et à l’écriture. Il a tenu par exemple à rédiger un ouvrage avec son collègue capé David Scott, pilote de Gemini VIII (avec comme co-équipier Armstrong, le vol-rencontre qui avait failli mal se terminer), d’Apollo IX et Apollo XV. Leonov avait été très touché par l’initiative personnelle de Scott lors de son voyage lunaire en juillet 1971. Comme l’avait fait Aldrin, Scott avait rendu hommage aux disparus de la conquête spatiale, en n’oubliant aucun des acteurs russes décédés. Il avait déposé un petit carton sur la Lune. La liste égrenait les disparus à ce moment-là : outre le trio Grissom, White et Chaffee, il y avait aussi Charles Bassett , Theodore Freeman, Eliott See, Clifton Williams (tous morts à l’entraînement en crashs de T-38), ) Edgard Givens (dans un accident de voiture), pour les américains. Et chez les russes, Edouard Dobrovolski, Viktor Patsayev, Vladislav Volkov, (les trois morts de Soyouz 11) mais aussi Youri Gagarine, Vladimir Komarov, ... et Pavel Belayev...

Chez les cosmonautes, on aime les symboles, et celui de l’amitié est fort, très fort. Le rappel désormais intemporel du nom de son meilleur compagnon de route, de celui qui lui avait sauvé la vie, avait particulièrement ému Léonov. Finalement, son ami avait fini par alunir, par la grâce d’un américain respectueux. Si je devais retenir personnellement une seule image de cette course à la Lune, ce serait ce simple bout de carton.

Documents joints à cet article


Lire l'article complet, et les commentaires