La crise de la presse : un dessin du Clémi passe aux aveux !

par Paul Villach
vendredi 8 décembre 2006

La presse écrite nationale traverse une crise profonde. Une de plus ! C’est au tour du journal Libération de craindre de rejoindre la longue liste des quotidiens disparus depuis précisément... la Libération. Ceux qui ont pu survivre le doivent - à de rares exceptions près - aux capitaux de grands groupes industriels, au risque d’infléchir forcément leur ligne éditoriale. Qui paie, commande !

Une des causes majeures de ces disparitions successives est la baisse constante du nombre des lecteurs. Aussi a-t-on eu l’idée judicieuse, il y a plus de vingt ans, de familiariser les élèves, dans les établissements scolaires, avec la lecture d’un journal.

Une bonne idée

Un organisme, réunissant à la fois des représentants de l’enseignement et des médias, a eu pour mission depuis 1983 de développer cette éducation : c’est le Clémi, Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information. Depuis dix-huit ans, une de ses manifestations phares est la Semaine de la presse dans l’école ; à cette occasion, une fois par an, au mois de mars, des journaux sont mis à disposition des établissements scolaires et des travaux divers sont proposés. Or, il ne semble pas que les résultats de cette éducation répondent aux espérances, puisque la masse des lecteurs continue de baisser. Force donc est de s’interroger sur la qualité de cette éducation aux médias. On n’accablera pas le lecteur d’un audit qui ne peut tenir dans le cadre d’un article. On s’en tiendra à la lecture d’un simple dessin, pour sa valeur symbolique. Puisque le Clémi lui-même, avec le ministère de l’Éducation nationale, appelle à développer chez les élèves « leur sens critique », allons-y !

Le symbole d’un dessin

Ce dessin - reproduit ci-contre - n’est autre que celui qu’a choisi le Clémi lui-même pour figurer sur la page d’accueil de son site Internet. Sans doute un simple dessin ne peut-il tout dire d’une entreprise ; il tend seulement à attirer l’attention sur ce que son activité a d’essentiel. Or, cet organe d’éducation aux médias présente d’une bien curieuse façon « la relation à l’information » qui doit être inculquée aux élèves. Celle-ci est personnalisée par un jeune homme en plan d’ensemble, cheveux au vent, saisi en pleine course avec magnétophone et appareil de photo en bandoulière ou en sautoir, portant sur un plateau une mappemonde posée sur des feuillets.

Deux intericonicités transparentes : Tintin en serveur de café

- Le procédé de l’intericonicité a manifestement été privilégié pour capter l’attention ; l’image que l’on découvre, en effet, invite à établir aussitôt une relation avec d’autres images bien connues : le jeune reporter-globe-trotter croqué rappelle inévitablement, selon les âges, des aventuriers de romans ou de bandes dessinées, de Rouletabille à Tintin : la ligne claire du dessin, les à-plats et le pantalon de golf font surtout penser au héros d’Hergé, susceptible sans doute d’être reconnu par les élèves auxquels le dessin s’adresse en priorité.
- Une seconde intericonicité ne fait pas de doute non plus : la manière de tenir, du plat de la main renversée, le plateau qui porte la mappemonde, renvoie au serveur qui accourt au service des clients sur une terrasse. Dans cette façon de parler légèrement d’un sujet sérieux, on reconnaît , bien sûr, l’humour qui vise à fermer les yeux sur l’excès de la caricature.

Deux métonymies incongrues.

Seulement, comme toute image, le portrait de ce jeune reporter/serveur en pleine course est une métonymie présentant un effet visible auquel le lecteur est invité à attribuer une cause non visible ; et on relève même ici deux métonymies incongrues !
- Si le reporter accourt avec son plateau chargé, c’est qu’il y a eu commande et qu’il vient servir les clients. Il faut donc supposer, dans ce cas, que le journaliste livre une information conforme à celle qu’attendent les clients ; un serveur ne peut prétendre mécontenter le client, sans risquer de le faire fuir.
- Et s’il court, comme le montrent sa posture et la spirale conventionnelle qui s’envole de ses chaussures, c’est que l’information n’attend pas : « la dépêche » doit se dépêcher d’arriver au plus vite sous peine de n’être plus une information ; c’est apparemment une denrée hautement périssable ! Les journalistes adorent cette mise en scène : radios et télévisions introduisent leurs journaux sur des indicatifs trépidants qui imitent le crépitement des anciens téléscripteurs. « Une dépêche vient de tomber, entend-on souvent, je vous la lis ! ». Leur chimère est de prétendre transmettre « le monde en direct », en « live » - comme ils disent en cet anglo-américain qu’ils affectionnent, croyant tirer une autorité en parlant un sabir apparenté à la langue de la plus grande puissance du monde.

Un symbole et une intericonicité héroïques

- D’ailleurs, ce qui est servi par le jeune reporter n’est rien moins que la planète entière. C’est du moins le premier sens avantageux que livre le symbole de la mappemonde : rien de ce qui intéresse la planète n’échappe au journaliste.
- Du coup, pour « les plus érudits », la posture de soutien de ce globe terrestre rapproche, par une nouvelle intericonicité, le journaliste d’Atlas, ce géant condamné par les dieux à porter la voûte céleste pour les avoir défiés. Seulement ici, ce n’est pas la peine infligée que l’on retient, mais l’identification emphatique du journaliste à un héros dont la carrure de géant lui donne autorité. Pourtant, le journaliste qui se laisserait prendre à cette image pieuse mériterait bien le même châtiment !

Une seconde image plus modeste mais plus fidèle à la réalité.

Car l’image, elle, ne se laisse pas faire : elle se retourne même contre ses promoteurs. Comme tous les médias, depuis les médias sensoriels (yeux, oreilles, toucher...) jusqu’aux médias de masse, une image ne livre jamais la réalité - pas plus que les mots - mais seulement « une représentation de la réalité ». Ici, ce n’est pas le globe terrestre que porte le jeune reporter, mais sa seule représentation en mappemonde. Il ne faut surtout pas confondre le terrain et la carte qui le décrit : qui prendrait une carte de l’IGN pour la portion de territoire qu’elle représente ? L’information n’est jamais un fait mais seulement « la représentation d’un fait ». C’est pourquoi la mappemonde est plus légère que la Terre qu’elle représente ! Et si l’activité d’un journaliste est moins simpliste que celle d’un serveur de bar, elle ne fait pas de lui pour autant un géant comme Atlas : il ne peut livrer qu’une représentation des faits glanés ici ou là à travers le monde ; et encore opère-t-il parmi eux un choix draconien. Comment ? Voilà le problème !

Une troisième métonymie et une troisième image dévastatrices

- C’est ici que s’impose une troisième métonymie attribuant au même effet observé une autre cause cachée : celle-ci n’est rendue possible que par la mise hors contexte structurelle de l’image. L’ennui est qu’elle provoque une désorientation dévastatrice. 1- L’effet visible est bien toujours le jeune reporter en pleine course, chargé de ses attributs médiatiques. 2- Mais la cause de cette posture est-elle seulement la satisfaction du client vers qui il se précipite ? D’où lui viennent les moyens prodigieux qui lui permettent de courir et de « couvrir » le monde ? Qui donc l’assiste ? Qui lui fournit le matériel et la logistique ? Car il faut de puissants moyens financiers pour chercher l’information et la diffuser. Le dessin n’en dit mot, même pas de manière symbolique.
- Au contraire, une autre image calamiteuse ose situer le jeune reporter dans un grand disque blanc lumineux, symbole du soleil. Dans ce contexte générateur de désorientation, cette inscription au centre du disque solaire ne vise-t-elle pas à faire croire qu’à lui seul le reporter fait la lumière sur le monde, comme le soleil ? Quant aux motivations des groupes financiers, industriels et politiques qui permettent la survenue du jeune reporter sur la scène, elles restent hors-champ, dans les coulisses, au risque de le faire apparaître non plus comme un héros solaire mais comme un pantin.

Tant d’erreurs enseignées.

Ainsi, son humour a beau créer une distanciation, ce dessin choisi par le Clémi n’en livre pas moins une représentation de la « relation d’information » qui accumule bien des erreurs.
- Ce serait sans importance si on ne les retrouvait pas dans l’enseignement dispensé par l’Éducation nationale à tous niveaux. On a déjà évoqué certaines d’entre elles dans un article paru sur AgoraVox, « Réalisme socialiste à l’Éducation nationale ? », qui étudiait le magazine officiel du ministère. À lui seul, du reste, le sigle même du Clémi en contient une : M.I. sont les initiales de « médias d’information ». Que vaut la distinction fallacieuse de « journal d’opinion » et de « journal d’information » ? Comme si un "journal dit d’information" pouvait diffuser une information sans opinion, quand il ne peut au mieux que transmettre la première en dissimulant habilement la seconde ! Les catégories de « textes, discours ou titres informatifs », tant prisées des médias et de l’école, n’ont pas plus de consistance...
- Ne faut-il donc pas établir une relation entre la perte d’audience de la presse, et la faillite de l’enseignement en matière d’information ? La discipline du français, qui a sombré dans le formalisme, n’en porte-t-elle pas une grande part de responsabilité ? Ne faudrait-il pas la réorganiser autour de la notion cardinale d’information, à condition de la définir expérimentalement non comme « un fait avéré » mais seulement comme « la représentation d’un fait » ?

Car, après tout, qu’on parle français, italien ou allemand, ce sont des informations que l’on transmet à son interlocuteur, et rien d’autre. L’information, en vérité, est le dénominateur commun des divers apprentissages. Comment a-t-on pu jusqu’ici lui refuser la place centrale qui lui revient ?
- Vu la complexité de « la relation d’information », une scolarité entière n’est pas de trop pour l’explorer. Ainsi, placée au cœur de l’enseignement et analysée graduellement à longueur d’année et non seulement épisodiquement, elle devrait intéresser autrement les élèves que « les déictiques » ou « les textes ancrés » et « non ancrés », hors de son contexte.
- Les élèves finiraient bien par comprendre qu’on ne peut se faire une opinion personnelle sans réunir d’abord des informations dont on doit apprendre avant tout à mesurer la fiabilité dans le réseau complexe de leurres et d’illusions où elles apparaissent. Et, puisque de tous les médias le journal quotiden reste encore le vecteur le plus pratique, sa lecture apparaîtrait comme aussi essentielle que l’alimentation quotidienne : on ne peut s’en soustraire trop souvent sans risquer de dépérir. Paul VILLACH


Lire l'article complet, et les commentaires