La croyance, joug universel, inévitable, que ni l’aveugle ni celui qui voit ne sauraient ni l’un ni l’autre s’affranchir
par Hamed
lundi 17 juillet 2023
Écrit par le philosophe allemand Johann-Gottlieb Fichte, dans son ouvrage « La Destination de l’homme » - Un texte d’une extrême sensibilité sur la pensée et la croyance. (1)
« Je ne sens rien en effet de l'activité que je m'attribue, chose étrange ! Sans en rien savoir. Cette activité n'a pas d'autre existence pour moi que celle des facultés de l'intelligence ou des forces de la nature. Si elle existe pour moi, c'est aussi, c'est seulement en vertu des lois de la pensée qui, à l'aspect d'une chose modifiée, me contraignent irrésistiblement à supposer une chose modifiante.
Ce passage de la notion pure à une prétendue réalisation de la notion pourrait donc n'être vraiment que le procédé ordinaire de la pensée qui, du moment où elle se fait objective, ne veut plus être simple pensée, mais chose distincte de la pensée. Or, ce procédé ne peut avoir plus de portée dans un cas que dans un autre. Pourquoi de la pensée d'une pensée conclurait-on avec plus de certitude à la réalité de cette pensée, que de la notion d'une table à l'existence réelle de celte table ?
On peut donc avancer que la modification de moi-même que je perçois à l'occasion de ma réalisation extérieure de toute notion m'apparait sous deux points de vue ; que, sous l'un, qui est subjectif, elle me semble une pensée ; que, sous l'autre, qui est objectif, elle me paraît une action. Je n'ai rien à répondre à une assertion semblable. J'ai le sentiment qu'un effort est produit au dedans de moi. Je me le dis, le pensant pendant que je le dis. Mais ce sentiment l'ai-je réellement, ou pensé-je seulement l'avoir ?
Ce que j'appelle le sentiment d'une chose ne serait-ce pas seulement une modification de moi-même produite en moi par ma pensée dans l'acte même où elle s'objective : modification qui serait le point de contact entre le moi et toute objectivité ? Puis pensé-je réellement, ou bien pensé-je seulement penser ? Puis encore, pensé-je penser réellement, ou bien pensé-je n'avoir que la pensée d'une pensée ? Rien ne s'oppose à ce que la spéculation, de question en question de ce genre, ne remonte ainsi jusqu'à l'infini, car où est le point où je me croirais en droit de l'arrêter ?
Ne sais-je pas que d'une modification de la conscience il est toujours possible de remonter par la pensée à une autre sorte de conscience d'un ordre plus élevé que celle où se passe cette modification, conscience où l'on est en droit de chercher la conscience de cette première conscience ? Qu’en conséquence vous ne cessez de voir fuir, reculer devant vous la conscience immédiate au moment même où vous croyez la saisir ? Que vous ne pouvez enfin vous élever dans cette échelle qui n'a pas de premier échelon sans qu'à l'échelon que vous quittez tout vous paraisse se troubler, devenir confus ? Je sais de plus que tout scepticisme est fondé sur la connaissance de ce procédé de l'intelligence humaine. La doctrine qui m'a si rudement ébranlé il n'y a qu'un instant n'était elle-même que la mise en pratique de ce procédé.
Si cette doctrine était autre chose pour moi qu'un jeu d'esprit bizarre dont je voulusse m'amuser un moment, si j'en voulais faire la règle de ma vie réelle, il est évident que je devrais refuser obéissance à la voix intérieure qui m'a parlé. Pourquoi, dans quel but voudrais-je me donner la peine, le souci d'agir ? Cette doctrine ne m'enseigne-t-elle pas qu'il m'est refusé de savoir si je puis agir ? Que je ne puis croire que j'agisse réellement ? Que ce qui m'apparaît comme un acte réel, exécuté par moi, m'appartenant bien en propre, n'est au fond qu'une vaine illusion ? Quel droit me resterait-il alors de prendre ma vie au sérieux ? Ma vie, de même que ma pensée, serait-elle autre chose qu'un jeu frivole et puéril ?
Mais refuserais-je d'obéir à la voix intérieure ? Non ; je ne le ferai pas. Loin de là, c'est de ma pleine, de mon entière volonté que je me voue librement, tout entier à l'accomplissement de la destination que cette voix m'a révélée. J'emploierai toutes mes facultés, je mettrai toute l'énergie de mon intelligence à saisir la pensée dans sa vérité, dans sa réalité ; je saisirai de même dans leur vérité, dans leur réalité les choses que la pensée suppose. Et pour cela je demeurerai constamment au point de vue où me placent mes instincts intimes, à celui du sens commun dont je me garderai bien de m'éloigner dorénavant d'un pas, de peur de m'égarer de nouveau dans de vains sophismes, dans de bizarres subtilités.
De ce moment, Esprit, je crois avoir pénétré le sens de tes paroles. Il me semble avoir trouvé l'organe au moyen duquel tu m'as promis la possession de la réalité. Cet organe n'est pas la science. La raison de chaque science se trouve toujours dans une autre science d'un ordre plus élevé que cette science, ce qui fait de la science entière une chaîne dont les extrémités nous échappent, ce qui rend la science inhabile à se fonder elle-même. Mais la croyance, c'est-à-dire cet assentiment spontané que je donne aux convictions qui se présentent le plus naturellement à moi, comme celles au moyen desquelles il m'est donné d'accomplir ma destination, la croyance, dis-je, est cet organe. C'est la croyance qui, donnant aux choses la réalité, les empêche de n'être que de vaines illusions ; elle est la sanction de la science. Peut-être pourrait-on même dire qu'à proprement parler il n'y a réellement pas de science, mais seulement certaines déterminations de la volonté qui se donnent pour la science, parce que la croyance les constitue telles.
Cette distinction que j'établis entre la science et la croyance est loin de n'être qu'extérieure, qu'apparente, seulement dans les mots. Essentielle, radicale, elle tient à l'essence même des choses. Elle est de nature à exercer une grande influence sur l'ensemble de mes recherches, sur toute ma conduite. Il est donc à propos que je ne cesse pas un instant de l'avoir présente à l'esprit. Je ne puis admettre en effet que mes convictions sont croyance, non science, sans admettre en même temps qu'elles naissent du sentiment intime, non de l'entendement. Dès lors on ne me verra plus me laisser aller, sur aucun sujet, à des disputes d'école, à de bruyantes arguties philosophiques. Car pourquoi le ferais-je ? Je sais que mes convictions se forment dans une sphère inaccessible au raisonnement ; je sais qu'elles ont de trop profondes racines en moi pour m'être arrachées par le raisonnement, pour en être seulement ébranlées. Je sais en outre qu'il ne m'est donné de les imposer à qui que ce soit au moyen du raisonnement. Ma façon de penser, ma manière de voir me sont toutes personnelles : en elles je n'ai à m'occuper que de moi seul. Celui dont le sentiment intime est le même que le mien les aura de lui-même. Dans le cas contraire, je n'ai aucun moyen de les lui faire partager. Dès lors je sais donc que le germe d'où se sont développées mon intelligence et l'intelligence des autres hommes est la volonté, non l'entendement ; si ma volonté est droite, si elle tend constamment vers le bien, la vérité se révèlera sans aucun doute à mon intelligence. Si je néglige au contraire de faire bon usage de ma volonté, si c'est par la volonté seule que je prétends vivre, il est certain que tout ce que je gagne par-là ne sera qu'une frivole adresse à agiter quelques subtilités dans le vide des abstractions. Dès lors, donc, il m'est devenu facile d'écarter toute fausse science qui voudrait prévaloir contre ma croyance. Je sais qu'il n'appartient pas à la pensée d'engendrer à elle seule la vérité. Je sais que toute vérité qui ne se réclame pas de la croyance, qui ne s'appuie que sur la science, est par cela même, de toute nécessité, incomplète ou trompeuse ; car la science ne nous apprend que cette seule chose, c'est que nous ne savons rien.
Je sais qu'il n'est pas de science qui, après nous avoir fait errer un certain laps de temps dans un labyrinthe plus ou moins compliqué de déductions intermédiaires, puisse nous faire rencontrer dans ses conclusions les plus éloignées autre chose que ce que la croyance a d'abord déposé dans ses prémisses. Or, savoir cela, n'est-ce pas avoir un moyen infaillible de discerner la vérité dans toutes choses ? Car, puisque c'est de la conscience morale (et nous n'en doutons pas) que découle toute vérité, n'est-il pas évident que toute assertion qui se trouverait en opposition avec les inspirations de la conscience ou qui tendrait à infirmer ses décisions ne peut être une vérité ? Ne dois-je pas être convaincu qu'elle contient une erreur, quand bien même il me serait impossible de démêler exactement en quoi consiste cette erreur, ou bien sur quoi elle est fondée ? Aussi est-ce bien là ce que font tous les hommes qu'éclaire la lumière du soleil.
Tous se mettent en possession de la réalité à l'aide d'une croyance née avec eux, grandie avec eux. Et comment en serait-il autrement ? La science, l'induction ou la réflexion ne nous apportent aucun motif de voir dans nos représentations autre chose que de simples images se succédant en nous dans tel ou tel ordre, en vertu de je ne sais quelle loi de nécessité. Nous tenons néanmoins ces images pour autre chose que de simples images ; nous leur donnons à toutes un support, un substrat qui n'étaient point dans nos représentations.
Si cependant, avec la faculté que nous avons tous de sortir de notre point de vue naturel, avec l'instinct qui nous excite à en sortir, il arrive pourtant que nous ne le fassions que rarement, que ce ne soit de plus qu'à l'aide de sollicitations étrangères, que ce ne soit jamais enfin sans en ressentir un malaise véritable, d'où cela peut-il provenir ? Quelle est la main cachée qui nous emprisonne, nous enchaîne dans ce point de vue ? N'est-ce pas, sans aucun doute, l'impérieux besoin que nous avons tous de croire réel ce que nous faisons, de croire à une réalité que nous créons tous, l'homme de bien en accomplissant ses devoirs, l'homme sensuel en recherchant la jouissance ? Nul n'échappe à ce besoin. Il n'est donné à personne de vivre hors de la croyance.
La croyance est le joug universel, inévitable, que porte sans le voir celui à qui le don de la vue a été refusé, que porte en le voyant celui dont les yeux sont ouverts, mais dont ni l'un ni l'autre ne sauraient s'affranchir. Nous naissons tous dans la croyance. »
Medjdoub Hamed
Chercheur en Economie mondiale,
Relations internationales et Prospectives
1 « La Destination de l’homme », livre de Johann-Gottlieb Fichte, traduit en 1832
(pages 234 à 245)
https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k5401005b.r