La culture occidentale est-elle moralement supérieure aux autres ?

par Jordi Grau
jeudi 25 septembre 2008

Au XIXe siècle, la civilisation européenne a colonisé la plus grosse partie du monde grâce à sa supériorité militaire. Mais la force brutale ne suffit pas à justifier une domination. Aussi les Européens ont-ils prétendu que leur civilisation était supérieure sur tous les plans : militaire, mais aussi technique, scientifique, juridique, moral, religieux, artistique, etc. Qu’en est-il aujourd’hui ? Les États-Uniens – héritiers de la civilisation européenne – jouissent encore d’une position dominante, notamment sur les plans économique et militaire. Ils en profitent, comme les Européens jadis, pour mener une politique impériale à l’échelle mondiale. Et, là encore, ils font parfois appel à des justifications d’ordre idéologique : il s’agirait, pour les Américains et leurs alliés, de défendre les valeurs occidentales contre les barbares (naguère soviétiques, aujourd’hui islamistes). Mais qu’en est-il de ces valeurs ? Y a-t-il vraiment une supériorité de la culture occidentale sur le plan moral ?
Droits-de-l’hommistes et relativistes
 
Cette question fait l’objet d’un âpre débat idéologique entre ceux qu’on pourrait appeler « droits-de-l’hommistes » (sans connotation péjorative) et les partisans du relativisme culturel. Pour les premiers, tous les êtres humains ont des droits fondamentaux, quels que soient leur pays ou leur culture. Pour les seconds, chaque culture a sa manière de définir le droit, le juste et l’injuste, le bien et le mal. Les « droits de l’homme », loin d’être universels, sont une invention occidentale, qu’on ne saurait transposer dans d’autres cultures (en Afghanistan ou en Chine, par exemple).
 
Pour défendre leur point de vue, les droits-de-l’hommistes font remarquer que les opprimés se battent dans toutes les cultures pour le respect de leurs droits : les intouchables en Inde, les amis de la liberté dans les dictatures, les femmes dans plus ou moins tous les pays du monde. Il serait absurde et criminel de dire à ces opprimés : « Si vous faites partie de la culture occidentale, nous vous soutenons, car vous défendez vos propres valeurs. Dans le cas contraire, votre combat ne nous intéresse pas. Vous ne faites pas partie de notre culture. Soumettez-vous à vos traditions et laissez-nous le privilège des droits de l’homme ». Les droits de l’homme ne sauraient être réservés aux Occidentaux. Même s’ils sont une invention européenne, ils sont par nature universels. Un relativiste ne peut donc reprocher à un Occidental de prendre au sérieux sa propre culture, lorsque celle-ci le pousse à revendiquer la liberté et l’égalité de tous les hommes, quelle que soit leur origine.
 
Les relativistes, quant à eux, font remarquer que ce qui est universel pour une culture donnée ne le sera pas pour une autre. C’est notamment ce qu’explique le sinologue François Jullien dans un article dont je m’inspire largement ici. De quel droit, disent les relativistes, les Occidentaux prétendent-ils savoir mieux que les Chinois ou les Indiens comment ils doivent penser et se comporter ? D’ailleurs, même au sein de la culture occidentale, la conception du droit et de la justice varie beaucoup suivant les époques : en 1789, les révolutionnaires français ont proclamé la liberté et l’égalité de tous les hommes. Le problème, c’est qu’ils jugeaient certains hommes plus égaux que d’autres : les femmes et les pauvres, par exemple, n’avaient pas le droit de vote. Même l’esclavage, dans un premier temps, n’a pas été aboli. Sans doute qu’une bonne partie des révolutionnaires trouvaient que les nègres des colonies n’étaient pas tout à fait humains.
 
Cet exemple laisse d’ailleurs penser que les prétendus « droits universels de l’homme » servent de paravent à des intérêts très particuliers : appétit de puissance d’un groupe social ou impérialisme occidental. Ce qui a été proclamé en 1789, c’est d’abord le droit du bourgeois mâle et blanc. Il en va de même aujourd’hui : c’est souvent pour des motivations bassement économiques ou géopolitiques qu’on invoque la défense des droits de l’homme et de la démocratie. La politique agressive de Bush est un exemple particulièrement frappant de cette hypocrisie.
 
Pourquoi les deux points de vue semblent inconciliables
 
On le sent bien : il y a beaucoup de vrai dans les deux discours. Cela prouve qu’ils ne sont pas si opposés qu’on veut bien le dire. Certes, ils ont bien du mal à se réconcilier, mais c’est – paradoxalement – parce qu’ils sont tous deux prisonniers d’une même vision du monde : les droits-de-l’hommistes comme les relativistes ont tendance à présenter les cultures humaines comme des systèmes clos et étrangers aux autres. À partir de là, deux options opposées sont possibles :
 
1. On peut considérer, dans une perspective relativiste, que la culture occidentale n’est qu’une culture parmi d’autres, et qu’on n’a aucun moyen de prouver sa supériorité dans les domaines éthiques ou juridiques. Prétendre apporter aux hommes du monde entier la démocratie et les droits de l’homme, c’est tomber dans une arrogance typiquement ethnocentriste.
 
2. On peut estimer, au contraire, que toutes les cultures ne se valent pas. Et si c’est le cas, les cultures supérieures (celles qui définissent correctement ce qui est bien et ce qui est mal) ont le devoir de se diffuser dans le monde entier. Par exemple, on considérera que la civilisation occidentale est par nature porteuse de valeurs universelles, déjà présente dans ses origines chrétiennes. Et l’on citera à titre d’exemple la célèbre phrase de saint Paul : « Il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (épître aux Galates, IV-28, traduction de la Bible de Jérusalem - Desclée de Brouwer). Tout serait déjà contenu dans le christianisme, donc : les droits de l’homme, les droits de la femme, et jusqu’au refus du communautarisme. En revanche, la culture islamique serait par nature incapable d’évoluer vers la modernité, la démocratie et l’État de droit. Et pour appuyer cette thèse, on n’aura aucun mal à trouver dans le Coran quelques versets montrant le caractère fondamentalement antidémocratique et machiste de l’Islam.
 
Incohérence du mauvais universalisme et du mauvais relativisme
En se représentant les cultures comme de grands blocs monolithiques et indépendants, l’universalisme et le relativisme ne sont pas seulement opposés l’un à l’autre : ils se contredisent eux-mêmes.
 
Le relativiste est conduit à dire deux choses parfaitement incompatibles :
- chaque homme est prisonnier de ses préjugés culturels – chaque homme, y compris moi, penseur relativiste. Ainsi, en tant qu’Européen je considère la culture occidentale comme supérieure aux autres, même sur le plan moral et politique ;
- moi, bon relativiste, je ne suis pas dupe de cette illusion. Je suis critique à l’égard de la culture dont je suis issu, j’ai réussi à me libérer de mes préjugés.
 
Le discours droit-de-l’hommiste n’est pas moins contradictoire, du moins s’il s’obstine à cloisonner les cultures du monde. D’un côté, il affirme qu’il y a certaines valeurs universelles : les droits de l’homme, la démocratie, voire l’« économie de marché » (sympathique euphémisme pour « capitalisme »). Autrement dit, ces valeurs ne sont pas seulement bonnes de son point de vue occidental : elles peuvent être reconnues par tout homme. D’un autre côté, il lui faut bien avouer que toutes les cultures ne partagent pas ces valeurs. D’où ce choix impossible : soit on laisse une grande partie de l’humanité dans l’ignorance et l’esclavage, ce qui revient à nier l’universalité des valeurs occidentales ; soit on intervient brutalement pour instaurer partout un ordre plus juste – au risque de violer sans cesse les droits de l’homme, et d’imposer la liberté par la contrainte. On vous bombarde, chers amis afghans et irakiens, mais c’est pour votre bien.
 
Chaque culture est issue d’un « métissage »
 
La seule manière de sortir de ces contradictions, c’est d’envisager les cultures comme des ensembles complexes, évolutifs, et en perpétuelles interactions. Être authentiquement relativiste, ce n’est pas se représenter les cultures comme des blocs homogènes et séparés : c’est au contraire les comparer, les considérer comme relatives – donc les mettre en relation les unes avec les autres. De même, être authentiquement universaliste, c’est affirmer que l’esprit humain est au fond le même partout, malgré les formes très diverses qu’il prend dans les différentes cultures du monde. Cela implique donc qu’il y a, dans chaque culture, des passerelles en direction des autres. Au lieu de vouloir imposer les valeurs occidentales au reste du monde, l’universalisme véritable consiste à mettre en lumière ces passerelles, à dégager un terrain d’entente entre les cultures étrangères et la nôtre.
 
Il suffit d’ailleurs d’étudier un peu l’histoire pour voir que chaque culture existante est une synthèse plus ou moins réussie de cultures d’abord étrangères les unes aux autres. La culture chrétienne, par exemple, est le fruit d’une rencontre entre au moins deux cultures (juive et gréco-romaine) bien différentes, voire opposées.
 
Chaque culture est travaillée par des contradictions internes
 
Mais les cultures n’évoluent pas seulement au contact des cultures étrangères : elles sont amenées à se transformer à cause de leurs contradictions internes. Voici quelques exemples de telles contradictions :
 
1. La culture indienne, largement imprégnée d’hindouisme, considère qu’une même âme peut s’incarner tour à tour dans une mouche, un éléphant, un brahmane, un commerçant, un éboueur, etc. On pourrait donc s’attendre à ce que les Indiens, à l’instar de Gandhi, aient du respect et de la compassion pour tous les animaux, et en particulier pour tous les hommes. Or, ce n’est visiblement pas le cas, vu la manière dont les femmes ou les intouchables sont généralement traités en Inde.
 
2. L’esclavage a existé (ou continue d’exister) dans diverses civilisations, y compris la civilisation occidentale. Or, le rapport aux esclaves a toujours été contradictoire. D’un côté, on les a traités comme des bêtes de somme, voire comme des machines. De l’autre, on leur reconnaissait une certaine humanité. Par exemple, les chrétiens ou les musulmans les ont jugés dignes d’appartenir à leur religion.
 
3. Comme je l’ai rappelé tout à l’heure, les révolutionnaires de 1789 ont affirmé que tous les hommes sont égaux, tout en réservant des privilèges aux riches, aux femmes et aux Blancs. Ce genre de contradiction est typiquement occidental : aujourd’hui encore, les gouvernements américain et européens parlent beaucoup de liberté et de droits de l’homme, mais ils ne cessent de contredire par leurs actes cette belle idéologie. Mais le problème n’est pas que politique. Une des caractéristiques de la civilisation occidentale actuelle, c’est la nature de son système économique : le capitalisme. Or, ce système contredit par bien des aspects la liberté, l’égalité et la démocratie auxquelles on a pourtant coutume de l’associer.
 
Une valeur vraiment universelle : la liberté
Les trois exemples que j’ai donnés ont quelque chose en commun : ils font à chaque fois référence à des rapports de domination. Ce n’est pas un hasard. D’une part, ces rapports existent dans toutes les cultures ; d’autre part, ils impliquent toujours une certaine contradiction. Pour dominer quelqu’un, en effet, il ne suffit pas d’avoir sur lui une supériorité physique : il faut l’asservir mentalement. Aussi le dominé est-il conditionné pour négliger ses propres désirs en faveur des désirs de son maître. Cela signifie qu’on l’éduque – au moins de manière rudimentaire – et qu’on fait appel à son intelligence. Par exemple, on va lui inculquer une religion pour l’aider à accepter son sort. Ainsi, il est presque reconnu comme une personne. Mais, en même temps, il est traité comme un animal, voire comme une chose, comme un objet qu’on peut manipuler à sa guise.
 
Ce genre de contradiction peut passer longtemps inaperçu, y compris aux yeux des dominés. L’esclavage a duré des siècles en Europe sans être sérieusement contesté. Même les chrétiens n’ont pas trouvé choquante cette institution, malgré la belle phrase de saint Paul citée plus haut. Mais tôt ou tard l’édifice culturel se fissure. Toute contradiction est facteur d’instabilité. Au contact d’une autre culture, ou à l’occasion d’un grand bouleversement historique, les dominés découvrent que leur situation n’est pas si normale qu’on le leur avait dit. Alors, ils commencent à revendiquer des droits. C’est ainsi que les intouchables, en Inde, se mobilisent de plus en plus pour l’abolition effective du système des castes. De la même manière, la Révolution française a fait prendre conscience aux esclaves, aux femmes et aux pauvres qu’ils avaient des droits en tant qu’êtres humains. Sans l’avoir voulu pour la plupart, les révolutionnaires bourgeois ont mis en branle les mouvements abolitionniste, féministe et ouvrier.
 
S’il y a donc une idée universelle, c’est celle de liberté. Loin d’être une invention occidentale, le désir de liberté est présent en tout homme. Même si on y est habitué depuis l’enfance, il n’est jamais agréable d’être dominé, et il suffit de développer un peu sa raison pour trouver cette situation injuste.
 
Conclusion
 
Si la culture occidentale a une supériorité morale, c’est seulement dans la mesure où elle a accouché de théories qui critiquent radicalement toutes les formes de domination. Encore faut-il remarquer qu’elle est souvent en flagrante contradiction avec ces beaux discours. Souvent même, elle se sert des idées de liberté et de démocratie pour imposer les pires formes d’oppression. En ce sens, elle est encore plus détestable que les autres cultures, parce que plus hypocrite. Enfin, il faut rappeler que les droits de l’homme et la démocratie sont universels dans la mesure où ces valeurs sont présentes – au moins à titre de germe – dans toutes les cultures. Ce n’est donc pas à l’Occident de les imposer au reste du monde. Tout ce que nous pouvons faire, c’est cesser de soutenir les dictatures, mettre fin à l’impérialisme sous toutes ces formes, et aider les hommes qui, dans leur pays, luttent contre l’oppression dont ils sont victimes. En gros, il faudrait faire le contraire de ce que font nos gouvernements.

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