La démocratie a un problème avec Bistouille

par Céline Ertalif
jeudi 3 juillet 2008

Cessons donc de croire que la politique doit se conformer à la morale. La démocratie souffre beaucoup de cette réduction. Sans effort de compréhension, sans volonté d’expliquer et de transmettre, la décision publique n’est pas partagée. La politique a toujours comporté les multiples difficultés d’apprécier les enjeux, les incertitudes ou plus simplement l’altérité. La démocratie fonctionne dans l’effort de partager le sens d’une aventure collective, même si la voix de Bistouille est stupide et grégaire. Il pense ce que tout le monde croit, il est sûr que son opinion en vaut une autre. C’est absolument faux, encore faut-il avoir le courage de le lui dire.

Bistouille déclare le 21 juin dernier, sur un forum du Nouvel Observateur que «  le plus gros problème, c’est la politique, c’est le cancer de la France. Combien nous coûtent les hommes politiques en France. Presque 400 députés et autant de sénateurs. De qui se moque-t-on ? Et un Conseil constitutionnel qui rejette les lois des députés. Trop c’est trop. On peut faire sur ce sujet des économies énormes ». A force de critiquer les énarques, le style compassé des conseillers d’Etat et les imperfections de la politique à Paris ou à Bruxelles, on oublie la dure réalité du citoyen et le concentré de sottises qu’un Bistouille peut nous offrir en quelques mots.

La célèbre formule de Winston Churchill selon laquelle « la démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres » est le plus souvent dévoyée en autosatisfaction alors que la boutade pourrait aussi provoquer un début de réflexion.

Nous vivons dans un monde où on organise avec des moyens archaïques des élections pour vérifier que les sondages modernes disent vrai. Que pensez-vous des solutions de Sarkozy pour relancer la croissance ? Travailler plus pour gagner plus 53 % ; faisons un débat participatif 47 %. Finalement, ce sont les retraités qui, par leur vote massif, décident que les heures supplémentaires vont sauver la croissance ! Bien sûr je caricature, mais sans exagérer le ridicule de la situation.

On oublie que 95 % des électeurs seraient incapables de rédiger une page cohérente sur les facteurs de croissance et que le résultat électoral est une addition où le bulletin du premier imbécile venu compte autant que la voix de l’expert – qui est parfois aussi un imbécile, faute d’être aussi ignorant que les autres. Tous les discours politiques convenus négligent la vacuité des électeurs pour mieux s’affranchir de la leur.

La gangue et le gang iront au Bouthan

Ayant suivi de près il y a quelques mois les élections locales, j’ai constaté que la proximité ne nous garantit guère mieux de la médiocrité politique. Lorsque le conseil municipal est un tableau d’honneur local, les électeurs comprennent parfaitement l’intrigue, mais il n’y a aucun enjeu public réel. Lorsque les enjeux publics locaux apparaissent, la gangue administrative les enveloppe alors très vite pour les offrir au gang des procéduriers. Il reste un théâtre d’ombres, la morale à la place de la politique.

La démocratie a la grande force politique de favoriser l’autonomie des individus, la liberté de conscience et la complexité créative. Pour cette raison, la démocratie permet un grand développement de la civilisation et donc d’atteindre les plus grandes ambitions politiques. Sa faiblesse est dans l’opinion, dans le caractère grégaire du grand nombre et dans la tentation permanente de réduire la politique à la morale.

Assez récemment, le Bouthan a mis en œuvre des élections législatives démocratiques. France 5 a diffusé un documentaire où on a vu les paysans de l’Himalaya un peu embarrassés par ce modernisme. La minorité plus apte à s’exprimer a dit dans ce reportage passionnant son inquiétude de la division que cela peut provoquer dans une société rurale, bouddhiste et unanimiste. La démocratie arrive par un roi modernisateur, et ce sont les signes du roi, notamment l’affichage ostensible de la couleur jaune, qui ont apporté les signes apaisants nécessaires aux Bouthanais pour prendre part à cette mutation qu’ils ne demandaient pas. Les institutions démocratiques ont donc aussi besoin de la propagande pour s’installer, merci à ce petit peuple arriéré du Bouthan de nous rappeler que tout rêve fusionnel de concorde populaire et démocratique est d’abord une utopie cultivée.

Un pont entre la morale et la politique

Nous ne sommes pas toujours si différents de ces montagnards égarés. Dans les assemblées élues, on voit souvent la même difficulté sous un autre jour avec les notables qui mesurent leur prestige à leur capacité à faire taire les autres. Généralement, nos concitoyens pensent que le pouvoir est un exercice de domination. Dans mon métier, j’ai répété bien des fois qu’en démocratie nous ne sommes pas obligés d’être d’accord, ni avant ni après que la discussion ne commence, et que le débat pouvait avoir lieu puisqu’il y a une procédure clairement définie pour trancher la décision à la fin du débat. Les rites unanimistes rassurent et, avec notre propre héritage chrétien, nous avons un mal fou à imaginer la démocratie autrement que dans la catholicité.

La politique est savante et la morale est vulgaire. La démocratie tente d’allier les deux, au risque permanent de sombrer dans la démagogie qui veut nous faire croire exactement le contraire : que la morale est savante et la politique vulgaire. A la différence de la loi, la morale est intuitive, partagée par le peuple jusque dans son tréfonds, et non écrite. Nous sommes tous spontanément producteurs de morale, mais la politique a une autre ambition : faire faire, construire une cité qui dépasse les hommes, allier des intérêts et des valeurs humaines pour fonder et faire croître la civilisation.

La démocratie est un pont entre la morale et la politique, un pont a naturellement besoin des deux rives. La démocratie n’est rien sans la politique. C’est une tentative pour rapprocher les dirigeants du peuple, comme naguère on a tenté de rapprocher la foi du charbonnier du théologien avec l’accès au Livre dans le mouvement de la Réforme. Que Bistouille dise une tonne de conneries par ligne, qu’importe. La démocratie a un gros problème avec Bistouille s’il n’y a plus de combat contre l’ignorance et la médiocrité.


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