La démocratie en péril ! Emmanuel Todd le pense, il n’est pas le seul

par Paul Villach
mercredi 31 décembre 2008

C’est un plaisir de lire Emmanuel Todd. Ses piques mettent du piment dans un essai qui sinon serait austère. Il s’ingénie, en effet, à glisser ici et là quelques vannes bien senties dans le déroulement méthodique d’une observation ou d’un raisonnement de nature scientifique. Ses ruades rappellent que sous le démographe placide, penché sur ses courbes froides et arides diagrammes, trépigne heureusement le citoyen de chair et de sang que font bouillir les inconséquences de ses concitoyens.

 
Son dernier ouvrage, «  Après la démocratie » (1), comme son nom l’indique, fait craindre le pire pour l’avenir. Le président Sarkozy lui apparaît comme le symptôme du mal dont souffre aujourd’hui la société française. « Comment a-t-(il) pu devenir président de la République ? se demande-t-il d’entrée. Fébrile, agressif, narcissique, admirateur des riches et de l’Amérique bushiste, incompétent en économie comme en diplomatie, cet homme nous avait pourtant révélé, ministre de l’Intérieur, qu’il était incapable d’exercer la fonction de chef de l’État : ses provocations avaient réussi à mettre le feu aux banlieues dans l’ensemble du pays. »

I- Une radiographie intéressante de la société française

1- Les cinq défauts d’un président et de la société qui l’a élu
E. Todd, on le voit, attaque bille en tête sans fioritures. Mais qu’on se détrompe ! Ce n’est pas un pamphlet antisarkozien qui s’ensuit. L’anthropologue démographe n’a pas de goût pour cette écume des choses qui n’expliquerait rien. Ce qui l’intéresse ce sont les courants qui structurent la société dans ses profondeurs. Pour lui, M. Sarkozy dont il dénonce « (la) vacuité, (la) violence et (la) vulgarité », n’a pas été élu malgré « ses déficiences intellectuelles et morales mais grâce à elles ».

Il appelle « le moment Sarkozy  » un état présent de la société française que caractérisent les cinq défauts du président qu’elle a élu.
1- « L’incohérence de (sa) pensée » s’expliquerait par « (le) vide idéologique et religieux du pays  » ; 2- « (sa) médiocrité intellectuelle  » « (renverrait) à la stagnation éducative » que connaît la France depuis 1995 ; 3- « (son) agressivité  » exprimerait une tendance à «  l’exclusion du non-citoyen », voire à la désignation de « boucs émissaires » ; 4- « (son) amour de l’argent » « (éclairerait) l’incapacité des élites à (s’interroger sur les dégâts actuels) du libre-échange » avec des pays dépourvus de protection sociale comme la Chine ou l’Inde, qui, s’il enrichit une infime minorité, ne cesse pas d’appauvrir sans espoir les salariés européens au risque de menacer la démocratie elle-même ; 5- « (son) instabilité affective et familiale » traduirait enfin « (la) lente dérive des valeurs familiales »avec ses effets sur le plan politique. 

2- Des corrélations qui heurtent les idées reçues
Il faut savoir gré à E.Todd de proposer des corrélations inusuelles entre les faits observés en surface et les infrastructures de la société qui n’évoluent que sur la très longue durée. Comme démographe, il a les yeux fixés sur les structures familiales et les taux de fécondité, de natalité, de mortalité, ou d’alphabétisation qui peuvent contredire les apparences du moment. Cette mise en perspective l’amène à heurter bien des idées qu’on croyait les mieux établies. Nombre de ses démonstrations sont convaincantes comme sa proposition pour faire cesser l’actuel écrasement continu des salaires sous la concurrence déloyale étrangère : on ne voit pas de terme, en effet, à cet appauvrissement sinon celui d’un alignement progressif des revenus français sur les salaires misérables et « la protection sociale » des pays concurrents. Le remède provisoire que défend E. Todd paraît couler de source : des mesures de protectionnisme, mais à l’échelle du marché européen, enraieraient, selon lui, le mécanisme de ruine qui est à l’œuvre.

II - Quatre objections pour un débat



En d’autres points, toutefois, son analyse de la société française suscitent l’objection. Et ce n’est pas le moindre service qu’E. Todd rend à son lecteur, que de le contraindre à clarifier lui-même ses propres idées.

1ère objection : la validité des statistiques
Une première objection a trait par exemple à la méthode de l’auteur dont l’allure scientifique impressionne forcément. Le démographe démontre avec pourcentages et courbes à l’appui. Qu’opposer à ces arguments d’autorité ? Justement, puisque l’heure est à la mise en cause des idées reçues, que valent ces chiffres ? Et pour commencer, la société française doit-elle être réduite à la majorité des 53 % qui a élu M. Sarkozy ? Les 47 % compteraient-ils donc pour du beurre, sous prétexte qu’ils se sont prononcés pour Mme Royal dont E. Todd pense le plus grand mal aussi ? Ensuite, qu’il s’agisse des données démographiques ou des prévisions et résultats économiques, on ne cesse depuis des années de les brandir pour annoncer ce qui va se produire. Les points de croissance ou de décroissance sont prophétisés au dixième près !

Or, qui a vu venir le Krach financier de 2008 et la crise économique, hormis quelques marginaux qu’on n’a pas pris au sérieux ? Et que révèlent avant tout les faillites qui se sont succédé depuis plusieurs années, celle d’ "Enron", de "Worldcom", jusqu’à celle de Madoff ? Une chose ! Les comptes certifiés sincères par les commissaires aux comptes sous la surveillance d’organes dits de contrôle étaient systématiquement falsifiés ! Voilà le marc de café dont on se servait pour prophétiser ! Ironie de l’Histoire ! L’ex-URSS s’était fait une spécialité du truquage des chiffres pour prouver que ses plans quinquennaux étaient réalisés au-delà des espérances.

2ème objection : la validité de la notion d’alphabétisation
En matière de statistiques, l’Éducation nationale est elle-même particulièrement experte pour prouver son bon fonctionnement ! Ses résultats d’examen, par exemple, sont indexés sur des quotas pré-établis et non sur un niveau de savoir. Que penser dès lors des conclusions que l’on peut en tirer au sujet du niveau culturel moyen du pays ? E. Todd ne paraît pas s’en soucier. Il réplique que les statistiques tirées des « tests de raisonnement et de logique passés par les conscrits entre 1981 et 1995 prouvent (aussi) une hausse du niveau intellectuel de près de 18 % » !

Est-ce bien ce que confirme, en revanche, le niveau des films et émissions de télévision qui sont plébiscités ? La même interrogation surgit quand E. Todd parle d’une alphabétisation générale terminée avant 1914. Que signifie cette alphabétisation et à quoi a-t-elle servi quand on lit les journaux de 14-18 avec les leurres monstrueux dont ils ont abreuvé leurs lecteurs sans craindre le discrédit (2). Que signifie savoir lire quand Paris-Match, VSD, France-Dimanche, et tant d’autres magazines du même tonneau trouvent preneurs ? À quoi bon d’ailleurs dans ce cas savoir lire ? Quelle élévation de discernement en retire-t-on ?

3ème objection : la validité d’une trop grande distanciation
La distanciation qu’obligent à prendre les courbes démographiques, est certes salutaire pour ne pas perdre de vue l’essentiel. Mais ne revient-elle pas parfois à observer la terre de la lune et à prendre pour taupinière l’Himalaya qui pourtant se dresse devant les terriens comme une barrière infranchissable. E. Todd rejette ainsi toute menace d’extension de l’islamisme qui, selon lui, en serait à une phase de progressive extinction après un dernier feu de paille dans un ultime sursaut. Pour lui, les courbes de fécondité des pays musulmans parlent d’elles-mêmes : elles rejoignent progressivement celles d’Europe. On le veut bien et on le souhaite, à condition que les statistiques soient là encore fiables.

Mais dans l’attente de son extinction, le feu de paille n’a-t-il pas encore le temps de faire bien des ravages ? Ainsi, sans y prendre garde, peut-on être amené à saisir au hasard dans un rayon de supermarché une dinde pour Noël et à découvrir au moment du passage à la caisse qu’elle est étiquetée « halal ». Cela n’était jusque-là jamais arrivé. N’est-ce pas une expérience qui vaut bien des statistiques, comme l’aménagement de plages horaires réservées aux femmes dans une piscine lilloise ?

4ème objection : la validité d’une critique des laïcs français
Enfin, l’analyse de la crise religieuse en France par où commence la réflexion d’E. Todd est certes pertinente. Cette crise vient de loin, du 18ème siècle, et a touché successivement les diverses régions du pays selon leurs traditions. Or, curieusement, E. Todd ne comprend pas pourquoi l’islamophobie a gagné nombre de groupes de la société française et en particulier les plus éduqués. Peut-il ne pas en soupçonner la raison légitime ? Il n’ignore pas que les relations entre les laïcs et l’Église ont été tumultueuses depuis au moins deux siècles. Ce n’est qu’une paix armée qui a fini par s’instaurer après la loi de la séparation de l’Église et de l’État en 1905 avec encore, de temps à autre, des coups de fièvre. L’Église s’y est résignée, et même, pour une partie d’entre elle, y a trouvé avantage.

Or, E. Todd ne peut ignorer non plus que, dans les pays où il est majoritaire, l’Islam n’a jamais connu confinement semblable à la sphère privée. Sa vocation est de régenter la société entière. Est-il dès lors si incompréhensible que les laïcs français, après avoir réussi à remettre l’Église catholique à sa place, soient très méfiants ? Ils n’ont aucune envie de devoir recommencer un long combat contre une religion nouvelle aux ambitions hégémoniques ? Il y a tant et mieux à faire. Mais s’il le faut, ils sont prêts à faire front. Voilà le cœur de cet islamophobie. Seulement, à qui la faute, en un temps où l’écart entre les mœurs françaises et les usages islamiques est abyssal ?


E.Todd ne peut en vouloir à un lecteur de réagir ainsi à la lecture de son livre si intéressant. Car il a eu l’honnêteté dans des interviews précédentes de reconnaître que ses courbes démographiques ne lui avaient été d’aucun secours pour prévoir le ralliement massif de l’extrême-droite au candidat Sarkozy, qui a fait son élection. C’est bien d’ailleurs une des inconnues inquiétantes de l’avenir face à la crise économique. Quelle va être l’attitude d’un président ainsi élu ? E. Todd parle donc d’une possible disparition de la démocratie, comme le titre de son livre le laisse entendre. Mais il reste prudent. Heureusement, ses courbes ne lui sont pas plus utiles pour prévoir avec certitude un avenir où la démocratie n’aurait plus toutes ses chances. Bonne année 2009 quand même ! Paul Villach


(1) Emmanuel Todd, « Après la démocratie », Éditions Gallimard, 2008.
(2) Paul Villach, « Tous ces bobards dans journaux, pendant la guerre de 14-18 : un cas d’école  », AGORAVOX, 18. 11. 2008.


 


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