La dialectique du maître et de l’esclave

par Robin Guilloux
mardi 2 janvier 2018

La lutte pour la reconnaissance avait abouti à la séparation de la conscience d'abord identique à elle-même (A = A) dans l'immédiateté du Moi en deux figures : celle du maître et celle de l'esclave. Le maître signifie la séparation de l'animalité parce que le maître a prouvé qu'il n'était pas attaché à la vie, l'esclave signifie l'attachement à l'animalité parce que l'esclave a préféré la vie à la liberté. Il semblerait donc que la véritable humanité se trouve du côté du maître et non de l'esclave. Ce texte montre qu'il n'en est rien :

"Mais le sentiment de la puissance absolue, réalisé en général et réalisé dans les particularités du service, est seulement la dissolution en soi. Si la crainte du maître est le commencement de la sagesse, en cela la conscience est bien pour elle-même, mais elle n'est pas encore l'être-pour-soi ; mais c'est par la médiation du travail qu'elle vient à soi-même. Dans le moment qui correspond au désir dans la conscience du maître, ce qui paraît échoir à la conscience servante c'est le côté du rapport inessentiel à la chose, puisque la chose dans ce rapport maintient son indépendance. Le désir s'est réservé à lui-même la pure négation de l'objet, et ainsi le sentiment sans mélange de soi-même. Mais c'est justement pourquoi cette satisfaction est elle-même uniquement un état disparaissant, car il lui manque le côté objectif ou la subsistance. le travail, au contraire, est désir réfréné, disparition retardée : le travail forme. Le rapport négatif à l'objet devient forme de cet objet même, il devient quelque chose de permanent, puisque justement, à l'égard du travailleur, l'objet a une indépendance. Ce moyen négatif, ou l'opération formatrice, est en même temps la singularité ou le pur être-pour-soi de la conscience. Cet être-pour-soi, dans le travail, s'extériorise lui-même et passe dans l'élément de la permanence ; la conscience travaillante en vient ainsi à l'intuition de l'être indépendant, comme intuition de soi-même."

(Hegel, La Phénoménologie de l'esprit, éd. Aubier, tome I, pp. 164-165)

Proposition d'explication : 

"Mais le sentiment de la puissance absolue, réalisé en général et réalisé dans les particularités du service, est seulement la dissolution en soi" : Le maître est désormais détenteur de l'autorité absolue sur l'esclave, autorité "en général" car il est maître par essence et par nature (Aristote), autorité qui se manifeste dans la particularité du commandement qui pour l'esclave est le "service".

Il suffit au maître de désirer et de commander pour que ses ordres soient exécutés, il lui suffit de faire signe pour que la table soit servie. Mais, selon Hegel ce sentiment de puissance absolue n'est que symbolique (verbal), il n'est pas réel, c'est une impression fallacieuse, une illusion. 

Note : On peut faire le rapprochement avec Freud qui distingue l'illusion de l'erreur et définit l'illusion comme une production du désir. 

Le sentiment de puissance absolue provient du fait que les désirs du maître sont des ordres, mais la puissance du maître ne s'exerce pas directement sur les choses (sur le monde), mais sur l'esclave et il ne s'exerce sur le monde que par l'intermédiaire (la médiation) de l'esclave.

Hegel parle de "dissolution en soi" parce que le maître est enfermé dans la conscience de soi. Il n'a pas vraiment de rapport au monde et de rapport à l'autre. 

"La crainte du maître est le commencement de la sagesse, en cela la conscience est bien pour elle-même, mais elle n'est pas encore l'être-pou-soi ; mais c'est par la médiation du travail qu'elle vient à soi-même" : l'esclave a acquis dans la lutte pour la reconnaissance la conscience de soi, il est passé comme le maître de l'animalité à l'humanité, même si le maître la lui dénie. La crainte du maître est le commencement de la sagesse parce que l'esclave est sur le chemin de la liberté (qu'il n'a pas encore acquise) et que pour être libre, il faut d'abord apprendre à obéir. Mais en obéissant au maître, l'esclave apprend à obéir au monde, à se mesurer au monde par le travail. C'est par le travail qu'il développe ses capacités, qu'il devient ce qu'il doit être.

"Dans le moment qui correspond au désir dans la conscience du maître, ce qui paraît échoir à la conscience servante c'est le côté du rapport inessentiel à la chose, puisque la chose dans ce rapport maintient son indépendance"  : le maître exprime un désir à l'esclave, par exemple de dresser la table et l'esclave exécute ce désir. Le rapport du maître à la chose paraît "essentiel" puisqu'il lui suffit d'exprimer son désir pour que son désir se réalise. Le rapport de l'esclave à la chose paraît "inessentiel" puisqu'il ne jouit pas de la chose. C'est le maître qui s'assoit à la table que l'esclave a préparée et non l'esclave. Le maître s'incorpore la chose, mais la chose "maintient son indépendance" par rapport à l'esclave.

"Le désir s'est réservé à lui-même la pure négation de l'objet, et ainsi le sentiment sans mélange de soi-même" : le maître est dans le désir, il désire manger, il désire jouir des objets du monde. Or désirer, c'est vouloir l'abolition de ce que l'on désire, le désir est la "négation de l'objet". Par exemple, désirer un fruit, c'est désirer le faire disparaître, se l'approprier, le faire disparaître en tant qu'objet différent de soi afin d' éprouver "le sentiment sans mélange de soi-même".

"Mais c'est justement pourquoi cette satisfaction est elle-même uniquement un état disparaissant, car il lui manque le côté objectif ou la subsistance" : la satisfaction du désir est un état "disparaissant" : je désire un fruit et je le mange, le fruit disparaît, ainsi que mon désir de ce fruit, puis ce désir réapparaît. Hegel souligne le fait que le désir et la consommation n'ont rien de durable, ils relèvent de l'éphémère. Il nous aide peut-être aussi à mieux comprendre ce qui se déroule aujourd'hui sous nos yeux, à savoir la disparition du travail au profit de la consommation et des "loisirs", avec la transformation des hommes en "petits maîtres", et ce, depuis l'enfance et la nouvelle "éducation", avec la complicité des idéologues du désir non différé. 

"Le travail au contraire est désir réfréné, disparition retardée : le travaille forme" :contrairement à la pure et simple consommation des choses, le travail est un désir réfréné, retardé. Celui qui prépare le repas et qui met le couvert peut éventuellement goûter le plat, mais il ne le mange pas. Hegel montre ici la différence entre celui qui travaille et celui qui jouit. Travailler, c'est établir une distance temporelle. Celui qui mange le repas et qui ne l'a pas préparé en jouit immédiatement, il n'y a pas d'intervalle de temps entre son désir et sa satisfaction. Travailler c'est donc apprendre la patience, le désintéressement, la générosité. "Le travail forme" dit Hegel. Le travail forme parce qu'il donne une forme à la pure négativité de la conscience qui se serait contentée de jouir. 

"Le rapport négatif à l'objet devient forme de cet objet même, il devient quelque chose de permanent, puisque justement, à l'égard du travailleur, l'objet a une indépendance" : prenons l'exemple d'un orfèvre qui cisèle une coupe en étain destinée aux banquets et aux sacrifices. L'orfèvre renonce à jouir de l'objet pour son propre compte (à boire du vin dans une coupe en étain fabriquée par quelqu'un d'autre), il a un rapport "négatif" à l'objet et ce rapport (le travail) devient la forme de cet objet (Hegel fait ici allusion à la "cause formelle" et à la "cause efficiente" chez Aristote)

Note : 

Selon Aristote (philosophe grec, - IV ème siècle av. J.-C.), tout objet produit par l'homme (et non par la nature) est déterminé par quatre causes (aïtias) : a) la cause matérielle : la matière dans laquelle l'objet (par exemple une coupe) est fait (par exemple l'argent) - b) la cause formelle : la forme que l'artisan (en l'occurrence l'orfèvre) va donner à l'argent (celle d'une coupe) - c) la cause finale : ce à quoi la coupe va servir (faire des libations) - d) la cause efficiente : le travail de l'orfèvre - La technique (technè) est l'ensemble des règles permettant d'ordonner ces causes dans un art donné ; une règle technique nous explique comment travailler telle matière, quelle forme lui donner, comment adapter des moyens à une fin.

"Ce moyen négatif, ou l'opération formatrice, est en même temps la singularité ou le pur être-pour-soi de la conscience. Cet être-pour-soi, dans le travail, s'extériorise lui-même et passe dans l'élément de la permanence ; la conscience travaillante en vient ainsi à l'intuition de l'être indépendant, comme intuition de soi-même"  : le travail est un moyen négatif et une opération formatrice dans la mesure où le travailleur (l'artisan, l'ouvrier) retarde la jouissance de l'objet ou n'en jouit pas du tout, mais le fabrique pour d'autres.

En façonnant des objets, en donnant forme à la matière brute, en objectivant une idée, le travailleur transforme sa propre conscience. On se souvient qu'au début (avant la lutte pour la reconnaissance), la conscience n'a pas vraiment de forme, elle flotte entre l'animalité (la vie à l'état pur) et l'humanité (la conscience de soi et la conscience de l'autre).

A l'issu de la lutte émergent deux figures de la conscience : le maître et l'esclave. En risquant sa vie jusqu'au bout, en préférant la liberté à la vie, l'un des adversaires a acquis le droit de commander et de jouir du travail de celui qu'il a vaincu et qui est devenu son esclave.

Mais de son côté, l'esclave n'a pas conservé la conscience informe qui précédait le combat ; il a acquis la conscience de soi, du monde et de l'autre, comme le maître, mais contrairement au maître, son rapport au monde n'est pas un rapport de consommation passive, mais de transformation active.

Le maître consomme le monde, l'esclave le transforme. En prenant conscience de son pouvoir sur le monde par le travail, de la possibilité de créer des objets doués de permanence, l'esclave acquiert l'intuition (la certitude intime) de son indépendance par rapport au monde, sentiment que le maître n'a pas puisqu'il dépend du travail de l'esclave. Et puis par le travail, l'esclave devient plus intelligent, plus habile, plus ingénieux. Il apprend à se poser des problèmes et à les résoudre. "Le travail forme" dit Hegel, il apprend à apprendre, à regarder, à être attentif, à patienter...

Pour se connaître, il ne faut pas rester, comme le maître à l'intérieur de soi-même, il faut affronter la résistance du monde et des choses, il faut façonner les choses en leur donnant la forme de l'idée. Ce n'est ni par le regard immédiat que nous portons sur nous-mêmes ni par le désir, mais par l'épreuve des choses que nous connaissons notre vrai pouvoir. Le désir impatient veut détruire l'objet pour se l'assimiler, non le conserver en tant qu'objet dans son objectivité. Le désir pur nous rend semblable aux bêtes de proie. 

Le maître reste à l'écart de la véritable humanité parce qu'il ne participe pas à l'oeuvre qui révèle les véritables capacités humaines. En se contenant de consommer le monde, le maître est tombé au-dessous de lui-même et c'est l'esclave, en transformant le monde par son travail qui atteint la véritable conscience de soi et qui possède finalement la vraie maîtrise.

 


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