La droite et la gauche, l’individu et la société

par qyutiun
lundi 2 novembre 2009

Au centre de toute idéologie politique se trouve la question du rapport de l’individu à la société : est-ce l’individu qui fait la société, ou bien est-ce l’inverse ?

La droite et la gauche

 

Une définition

 
Deleuze expliquait ainsi dans une interview la différence entre être "de gauche" et "de droite" :

"C’est, d’abord, une affaire de perception. Ne pas être de gauche, c’est quoi ? Ne pas être de gauche, c’est un peu comme une adresse postale : partir de soi… la rue où on est, la ville, le pays, les autres pays, de plus en plus loin… On commence par soi et, dans la mesure où l’on est privilégié et qu’on vit dans un pays riche, on se demande : « comment faire pour que la situation dure ? “. On sent bien qu’il y a des dangers, que ça va pas durer, tout ça, que c’est trop dément… mais comment faire pour que ça dure. On se dit : les chinois, ils sont loin mais comment faire pour que l’Europe dure encore, etc. Être de gauche, c’est l’inverse. C’est percevoir… On dit que les japonais ne perçoivent pas comme nous. Il perçoivent d’abord le pourtour. Alors, ils diraient : le monde, l’Europe, la France, la rue de Bizerte, moi. C’est un phénomène de perception. On perçoit d’abord l’horizon. On perçoit à l’horizon."
 
A la lumière de cette explication, résumons grossièrement ce qui différencie la droite de la gauche dans l’imaginaire collectif :
Ceci étant dit il va de soi que nous sommes tous sensibles en certaines mesures à ces deux types de perceptions.
 

Pourquoi sommes nous dirigés par la droite ?

 
 Remarquons que nous sommes souvent dirigés par la droite au niveau nationale (presque tous les présidents de la Vème république), tandis que la plupart des mairies de grandes villes sont à gauche.
 
Il est possible que nous soyons plus enclin à avoir une pensée "de gauche", accès sur la solidarité, au niveau local qu’au niveau global. Nous sommes d’autant plus volontiers solidaires de nos voisins qu’ils sont proches, géographiquement et culturellement (voire socialement). Nous voyons d’autant mieux "l’horizon" qu’il n’est pas trop loin. C’est pour cette même raison que l’idée de compétitivité entre différentes villes au sein d’un pays semble moins faire d’émules que l’idée de compétitivité entre différents pays sur le plan international.

Voilà pourquoi nous serions plus enclin à voter à droite au niveau national et à gauche au niveau régional ou en deça. Un peu comme si l’électeur, quelque peu schizophrène, se disait, quand il s’agit de choisir le maire des habitants sa grande ville, "soyons solidaire", et quand il s’agit de choisir le président de tous les français : "mettons au boulot tous ces fainéants", au niveau local "coopérons avec nos voisins" et au niveau national "soyons compétitifs"... Il est possible que si l’Europe existait réellement sur le plan politique et formait une unité plus importante que les nations, nous soyons plus enclin à voter à droite au niveau européen mais à gauche au niveau national, simplement parce que la compétition entre pays européens, ou encore des thèmes comme l’immigration, feraient moins sens.
 
Il existe un autre type d’explication qui tient plus au milieu de la politique. Nous pouvons penser que la volonté de pouvoir que l’on suppose importante chez l’homme politique, et ce d’autant plus que l’échelle est importante, est plutôt compatible avec la mentalité "de droite", individualiste, méritante. Finalement pour réussir à devenir président, il faudrait une volonté de réussir qu’on trouverait plus difficilement chez quelqu’un privilégiant le collectif sur l’individuel... Bien sûr l’homme politique peut être aussi mû par la volonté idéaliste de changer les chose, mais ce n’est qu’en période trouble qu’une telle volonté peut remporter l’adhésion du peuple, tandis que la volonté personnelle de réussir s’accommode de tout type de période puisqu’elle est avant tout pragmatique. Pour être honnête, avouons que l’homme politique qui réussit doit sans doute posséder en plus de cette volonté individualiste de réussir un minimum de volonté collectiviste, inhérente à son métier : être politique, c’est gérer le collectif... Tout au moins espérons-le.
 

Explications sociologiques

 
Il existe sans doutes d’autres explications sociologiques à cette prépondérance de la droite au niveau national : le vieillissement de la population, le rôle de "prescripteur de l’opinion" joué par les classes moyennes supérieures, l’influence des milieux financiers et des classes sociales les plus élevées et puissantes sur le milieu politique ou sur les grands médias au niveau nationale... Autrement dit, pour résumer grossièrement, l’influence des vieux et des riches.

En effet il est notoire que les personnes âgées sont souvent plus à droite que les jeunes. Est-ce une question de génération ? Ou l’expérience rendrait-elle individualiste ? L’idéalisme s’éroderait-il avec le temps ?

On comprends par contre plus aisément que les classes supérieures soient généralement plus portées à droite. Celui qui possède plus que l’autre cherchera naturellement à justifier ceci par son propre mérite plutôt que par la chance ou le simple fait d’être bien né. Il occultera les mécanismes sociaux et mettra en avant les actions individuelles (voire la génétique) comme étant à l’origine d’une situation sociale, qu’il serait vain et injuste de chercher à modifier. A l’inverse celui qui possède moins aura plus facilement tendance à mettre en cause "le système" pour justifier sa pauvreté, et non son incompétence.

Dans les deux cas il s’agit d’un réflexe de protection presque inconscient : chacun à tendance à adopter la position intellectuelle qui lui est la plus confortable, la plus valorisante pour lui. Mais le confort intellectuel est souvent l’ennemi de la vérité...
 
 

L’individu et la société

 

A droite, vers la négation du collectif

 
Nous constatons donc que ce que l’on pense du rapport de l’individu au collectif est le point central de toute idéologie politique. Ce point détermine la vision que l’on se fait de la responsabilité individuelle, de la liberté individuelle, de l’égalité, et donc détermine les champs économiques, juridiques, politiques et sociaux. Devient-on clochard (chômeur, délinquant) parce qu’on est incapable de s’en sortir ? Ou bien est on incapable de s’en sortir parce qu’on est dans la situation social du clochard (du chômeur, du délinquant) ? Est-ce l’individu qui fait la société ou la société qui fait l’individu ?

Les approches libéral (au sens économique) ou utilitaristes ne voient en la société qu’un cumul d’individu, et nie la nécessité ou l’importance du collectif, si ce n’est comme étant à l’initiative des individus. L’action collective n’est que la somme des actions individuelles, et le bien être collectif la somme des bien-être individuels. Le politique n’a pour rôle que de favoriser l’avènement de l’individu, il ne sert qu’à faire respecter les règles constituant le cadre de ce dernier sans n’apporter aucune entrave, et se trouve donc nécessairement en retrait.

Les conceptions plus à droite sont la déclinaison de cette approche sur un mode communautaire ou patriotique. C’est encore le mérite qui importe, mais il pourra s’agir d’un mérite naturel attaché à une communauté de sang. La liberté n’a donc pas tant d’importance face à la préservation ou à la promotion d’un ordre fondé sur la communauté. Le politique, dans une conception d’extrême droite, pourra jouer un rôle de protection de ces "droits naturels". (On voit que l’obsession génétique du gouvernement actuel, dans l’affaire "Jean Sarkozy" ou en rapport à l’immigration, est une marque très prononcée à droite).

Mais le point commun de ces approches est dans la négation des déterminismes sociaux et des mécanismes collectifs, réduits à des conséquences d’actions individuelles, à la prépondérance du mérite, que celui-ci soit inné ou acquis, et par conséquent dans le dénigrement de toute lutte sociale allant à l’encontre d’un ordre supposé naturel ou juste.
 

A gauche, vers la négation de l’individu

 
L’approche socialiste n’est pas si radicale, et tout en plaçant l’individu au centre de l’économie et au centre de la vie politique, elle admet l’existence de déterminismes sociaux et la nécessité des régulations collectives.

Plus on se déplacera vers la gauche des idées politiques, et plus le collectif prendra le pas sur l’individuel. A l’extrême, nous en venons à une conception qui réduit l’individu aux multiples mécanismes sociaux qui le déterminent. Dans cette conception chacun n’est qu’un pion jouant son rôle. Le travailleur n’a aucun pouvoir de décision sur le marché et se fait exploiter. Le patron ne fait que jouer son rôle en optimisant les profits. Il délocalise parce que c’est ce qu’il faut faire dans sa position, et s’il n’était pas là, lui on son concurrent le ferait à sa place. Les pouvoirs politiques, industriel, financiers et médiatiques, par des mécanismes similaires, tendent à conserver leur position dominante de diverses façons (éducation privée, ...). A l’image des expériences de Milgram, dans laquelle le premier quidam venu placé sous une autorité factice accepte de torturer son prochain, la responsabilité dans la société est diluée au profit de mécanismes que personne ne contrôle. Dans une telle vision seul le politique (ou seule l’action collective si le milieu politique est corrompu) a le pouvoir de s’opposer à cet ordre des choses, soit en régulant le système, soit en instituant un nouvel ordre plus juste fondé sur la collectivité.
 

La doctrine libérale

 
Il est étonnant de constater que ce domaine central de la politique qu’est le rapport de l’individu à la société et au collectif, dont nous avons présenté ici les différentes approches, soit finalement laissé au bon jugement de chacun et qu’il n’y ait pas de réel consensus. Les réponses restent essentiellement subjectives et toujours débattues. Pourrait-il exister une approche réellement rationnelle, scientifique pour nous renseigner sur ce qu’il en est vraiment ?

L’idéologie libérale a voulu jouer ce rôle en affirmant que la société est la somme des actions individuels. Elle s’est habillée d’un semblant de rationalisme scientifique pour s’affirmer comme la seule voie possible et forcer le consensus. Seulement cette approche, si elle semble naïvement tenir du bon sens (en effet, ce sont évidemment les actions individuels qui déterminent l’évolution de la société), n’est pas empirique et n’a pas de base sociologique. Elle est réductionniste et simpliste dans son modèle. D’abord parce qu’elle ne prend pas en compte d’éventuels phénomènes complexes (pourtant l’homme est sans doute ce qu’il y a de plus complexe dans la nature), des effets de groupes. Les actions individuelles y sont supposées "pures", émanant uniquement de la volonté et affranchis de toute influence. Ensuite parce que pour être libre il faut être éclairé, éduqué. Or c’est la société qui nous éduque, qui nous arrache à notre condition animale en nous apprenant à parler, à réfléchir, en nous offrant une organisation qui nous précède et qui constitue le cadre essentiel de nos existence : sans la société nous ne sommes rien. Paradoxalement, seul le collectif est capable de faire émerger l’individu libre. Enfin elle ne s’intéresse qu’au marché. Or le marché n’est pas la démocratie des hommes mais celle de l’argent.

Mais le modèle opposé qui voudrait nier toute possibilité d’action de l’individu est également trompeur, en particulier quand il voit en la société un ordre statique et immuable, alors qu’elle est en évolution permanente. La réalité se situe donc entre les deux. Il s’agit d’une subtile combinaison des deux visions, et, comme nous allons le voir, la physique du chaos est l’outil théorique qui peut nous permettre d’appréhender cette combinaison.
 
 

Une approche scientifique

 

Le chaos

 
Nous parlons de système chaotique quand au sein d’un système certaines lois d’évolution sont non linéaires. C’est ce qu’on appelle des rétroactions : les rétroactions positives (ou "effet boule de neige") et les rétroactions négatives (ou effet "réactionnaire"). Au sein d’un système chaotique, une combinaison subtile de ces deux types de phénomènes non linéaires aboutit à un comportement qui n’est pas prévisible, car les fluctuations infimes finissent par se répercuter sur l’état global du système (par effet boule de neige) bien que celui ci conserve une certaine stabilité (par effet réactionnaire). L’état d’un système chaotique semble prévisible à court terme, mais il ne l’est pas à moyen terme, il est sujet à des bifurcations irréversibles, et la précision nécessaire pour prévoir son évolution varie exponentiellement avec le temps. Une particularité importante des systèmes est de permettre l’émergence de structures en son sein : le système augmente sont degré d’ordre interne.
 
La plupart des systèmes complexes sont plus ou moins chaotiques, en particulier les organismes vivants et les populations. C’est également le cas, sans aucun doute, de la société humaine. Celle-ci possède des rétroactions positives et négatives. Son évolution est imprévisible. Enfin certaines structures (les mécanismes sociaux) y émergent effectivement. La notion de système chaotique est donc la clé pour comprendre comment interagissent l’homme et la société.
 

La sensibilité aux conditions initiales

 
On illustre souvent le chaos à l’aide du climat en affirmant que les battements d’aile d’un papillon peuvent provoquer une tempête à l’autre bout du monde. Ceci illustre bien le phénomène de sensibilité aux fluctuations qui rend le climat imprévisible à moyen terme. En appliquant ce principe à la société humaine, on pourrait y voir la toute puissance de l’individu. Chacun d’entre nous serait-il susceptible, par des actes plus ou moins volontaires, de provoquer une révolution à l’autre bout du monde ? La physique du chaos validerait-elle finalement l’approche libérale plaçant l’individu au centre de la société ?

Cette image possède certaines limites. Ces papillons sont 6 milliards, et parmi eux se cachent aussi quelques albatros... Certains se trouvent noyés dans une masse de papillons dont les mouvements s’annulent les uns les autres. Ils n’ont aucune vision sur les conséquences de leurs actes. D’autres se retrouvent au centre de caisses de résonance et influent sur les courants mondiaux. Il est donc très naïf de croire que le chaos justifierait le libéralisme économique, parce qu’il entérinerait la toute puissance de la volonté individuel. Au contraire, parce que le chaos est générateur de structure, cette structure devient un élément essentiel à prendre en compte dans la description de la société.

Cependant la sensibilité au conditions initiales nous apprend certaines choses. D’abord elle nous apprend que la société est imprévisible, qu’il est illusoire de l’imaginer contrôlée par une poignée d’individus. Elle nous apprend qu’un simple événement peut profondément changer les choses. Une lecture de l’histoire mettant au premier plan les "grands hommes" est peut-être parfois exagérée, mais contient sa part de vérité, dans il se peut que certains hommes - quand ils se retrouvent au bon endroit et au bon moment - peuvent considérablement changer le cours des choses. A travers la sensibilité aux conditions initiales, l’événement, amenant la société à bifurquer dans un sens ou un autre, est donc le premier aspect déterminant d’un système chaotique.
 

L’émergence de la structure

 
Le second aspect déterminant à prendre en compte est la notion d’émergence.

On parle d’émergence quand un système ne peut pas être réduit à un simple cumul de sous-éléments. Il n’est descriptible que dans son ensemble. Ceci s’explique généralement par l’existence d’effets non linéaires : les boucles de rétroactions entre les éléments du système les rendent inséparables et font apparaitre une dynamique d’ensemble qui n’était pas présente dans les éléments isolés. Ceci induit ce qu’on pourrait appeler une "rétroaction d’échelle" : les éléments agissent sur l’état global du système, induisant la formation d’une structure, et cette dernière influence en retour chaque sous-élément. L’émergence est l’opposé du réductionnisme. C’est donc dans l’émergence que la démarche du libéralisme, qui voudrait modéliser la société comme une somme d’individus, tombe en échec.

La société humaine dans son ensemble peut être considérée comme un phénomène émergent. Personne n’a jamais inventé la société, elle s’est développée au cours de l’histoire, par le fait des individus, mais c’est elle qui en retour forge les individus. Elle acquiert donc au final une certaine autonomie dans son évolution. Seule la civilisation nous différencie des animaux, et sans elle nous ne sommes rien.

Ce même phénomène d’émergence de la structure peut se retrouver à toutes les échelles. Dans cette perspective l’action des individus, par leurs liens sociaux, serait la fabrication continuelle de structures émergentes formées de groupes sociaux imbriqués les uns dans les autres de manière fractale et finissant par acquérir une certaine autonomie. Cette autonomie des formes émergentes se traduit par l’existence de déterminismes, de mécanismes, d’une structure sociale, par la dilution de la responsabilité et un certain aspect incontrôlable de la société. Bien entendu les groupes sociaux, tout comme les nations et les communautés, sont plutôt des abstractions, elles ne sont pas aussi clairement définissables qu’ils n’y paraient, elles sont mouvantes et leurs limites sont floues. Mais le rêve de l’individu libre au centre de la société est lui aussi une illusion.

Pour autant il ne faut pas oublier le rôle que joue l’individu. Si la structure de la société leur pré-existe, ce sont bien les individus qui déterminent et infléchissent son évolution. Ce sont eux qui sont responsables de l’émergence de structures nouvelles. Ainsi on en revient, avec l’émergence, à l’idée que c’est la collectivité qui forme l’individu, et que la principale force d’action de l’individu passe par le collectif. De même la régulation de la société ne peut être que collective.
 
 

Conclusion

 
Nous voyons que la conception du rapport de l’individu à la société est le point central des idéologies politiques. Certains conçoivent l’individu libre au centre de la société comme son seul moteur, tandis que d’autres le considèrent soumis aux forces collectives.Or la réalité se situe entre ces deux conceptions.

En fin de compte la réalité est un subtile mélange de déterminisme et de liberté, de régularités et de singularités, de structures stables et d’évènements inopinés, d’ordre et de chaos. Cette combinaison si particulière est la marque de la non linéarité inhérente aux phénomènes naturels.

A la lumière de cette conception, on voit que les choses sont plus complexes qu’il n’y parait. Nous sommes déterminés par des mécanismes sociaux, mais ceux-ci n’ont rien de stables, ils bougent sans cesse, et ce sont les individus qui les font bouger, ou se renforcer. Personne n’est réellement cantonné à un rôle social, chacun, bien que contraint, est maitre de son destin, mais celui-ci passe par la collectivité et les relations sociales.
 

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