La dualité de l’Etre

par Taverne
jeudi 28 juillet 2016

 

Depuis des millénaires, l'homme se fourvoie dans des questions de dualités non essentielles et très polémiques, alors que la dualité de l'être est ailleurs qu'il pense. Les dualités classiques, comme celle du corps et de l'esprit, du bien et du mal, créent des valeurs antagonistes inconciliables et font le lit de toutes sortes d'idéologies et de religions. En réalité, il semblerait que la dualité fondatrice soit non antagoniste : il y aurait en chacun de nous un '"être-en-devenir" et un "être-comme-projet".

Le grand philosophe iranien, Molla Sadrâ Shîrâzî (iranien, 1571 - 1636), a dégagé deux principes essentiels : le principe interne de transformation des choses (appelé « nature ») et le principe de l'acte perpétuel de création. Autrement dit aussi : une causalité horizontale et une causalité verticale.

C'est sur cette base que l'on peut distinguer l’être en « devenir » (nature) de « l’être comme projet » (part de création). Voir le schéma ci-dessous.

La pensée, définie par René Descartes, est reprise ainsi par Baruch Spinoza « (...) Et ainsi en disant je pense, comme il (ndlr : Descartes) l’avait fait, il entendait tous ces modes de penser : douter, connaître, affirmer, nier, vouloir, ne pas vouloir, imaginer et sentir. »

Selon notre théorie, nous avons d'un côté la pensée "naturelle" (principe de nature de Sadrâ Shîrâzî) et la pensée raisonnante (liée à la part de création de notre être).

Comme nous pouvons le voir, les jugements sont à la fois les résultats de l’être en devenir (l'oeuvre de la nature, des circonstances, ainsi que Spinoza nous l'explique) et l’un des matériaux nécessaires à notre intelligence dans sa configuration comme projet.

I - La dimension de l'être-en-devenir (part de nature)

L'être en devenir est ce qu'il devient, et cela qu'il fonde ou pas un projet pour l'être.

Robert Plutchik a, dans sa théorie des émotions, mis en lumière huit émotions de base qui sont les suivantes : la joie, la tristesse, la peur, la colère, le dégoût, la surprise, la confiance et l'anticipation. Ces émotions se combinent entre elles et créent des émotions secondaires. Plutchik a élaboré une Roue des émotions.

J'ai repris ces émotions de base et secondaires dans le tableau ci-dessous, à l'exception de la confiance et de l'anticipation qui, ni pour Descartes, ni pour Spinoza, ni pour d'autres philosophes, ne sont des émotions. La confiance est, comme le désir, une force, et donc classée à part des émotions. Quant à l'anticipation, elle ferait partie de l'intelligence.

Emotions joie tristesse peur colère dégoût surprise
joie       fierté morbidité  
tristesse     désespoir      
peur culpabilité          
colère   envie     mépris indignation
dégoût   remords honte     horreur
surprise ravissement déception crainte      

La différence essentielle entre les deux dimensions de notre théorie tient dans le concept de la liberté : « devenir » est la dimension passive de l’être vivant qui naît, devient et meurt (ou « finit »), alors que dans la dimension du projet, l’être « se sculpte » (comme le disait Plotin), se réalise (comme on dit de nos jours), aboutit. Dans ce second schéma, on est volontaire et libre, contrairement au schéma de la dimension du devenir (par exemple, on ne décide pas d’avoir peur).

II - La dimension de l'être comme projet (part de création)

Les deux tableaux qui suivent (sans doute perfectibles) présentent l'être comme projet. L'être mobilise son énergie et ses moyens pour poursuivre son projet de vie, généralement fondé sur la trinité des buts liberté-bonheur-vérité (dont la justice).

1°) Mobilisation des moteurs par l'être-en-projet

MOTEURS FINALITES
désir plaisir, possession
motivation travail, projets
confiance autonomie, bien-être, joie, foi
volonté liberté, réalisation, perfection, maîtrise

 

2°) Mobilisation des moyens - internes et externes (temps, relations) - par l'être-en-projet :

MOYENS FINALITES
temps mouvement, changement, transformation
imagination dirigée anticipation, idées
imagination subie instillation de la peur et de la superstition chez les autres
raison concepts, résolution des problèmes, "savoirs"
perception connaissance
jugement opinions, valeurs
relations confiance, sentiments

 

Nietzsche : « deviens ce que tu es ! »

Nietzsche opère ici une fusion des deux dimensions de l’être. En effet, « deviens » est un impératif qui ne convient pas à un verbe de la contingence (ex : je deviens vieux, ce n’est pas un projet libre pour moi). Dans la dimension finaliste, active. Si l’on n’était que dans la dimension finaliste, on dirait « fais de toi ce que tu es » où, comme Plotin : « je veux sculpter mon être », là c’est clair. Mais en utilisant cette formule, Nietzsche applique à l’être en devenir (« deviens ») l’acte finaliste de l’être comme projet.

Cette pensée de Nietzsche montre combien il est important de jouer de nos dimensions, de les combiner pour leur donner une force structurante. Or, les oppositions antagonistes sont peu structurantes ; elles sont davantage sources de conflits internes, de déperdition d’énergie et de doute parfois assez destructeur.

Comme Spinoza, Nietzsche a fortement remis en question la dualité classique du bien et du mal. « Par-delà le bien et le mal » est d’ailleurs le titre d’une de ses œuvres.

III - L'avantage de cette conception : le dépassement de l'affrontement dual

La dimension de l’affrontement dual est nuisible à la cohésion et donc à la confiance, provoquant un délitement des liens, qui crée une faille dont les tueurs profitent (terrorisme). La dualité fictive des valeurs est la dimension de l’affrontement interne (les méchants sont les autres, ceux de l'autre camp), ce qui nuit à toute coopération efficace au sein d’un groupe qui partage en réalité les mêmes valeurs fondamentales.

C’est sur le terreau des dualités des valeurs que les religions prospèrent en désignant une dimension comme étant le mal et en décidant de ce qui constitue la catégorie du bien, celle du mal. La religion catholique a ainsi désigné le corps comme la source du mal, par opposition à l’esprit qui mène au salut éternel.

L’antagonisme n’est pas inutile mais il se révèle parfois être une impasse. Par le jeu des positions et oppositions, d’actions et de réactions, des échanges d’idées ont lieu mais l’abus de cette dimension duale ne nous permet pas de prendre suffisamment de recul et de penser par nous-mêmes.

Ces dimensions induisent une idée de négativité. Le négatif stigmatise ce que l’on nomme l’une des composantes de la dualité : le mal, le mauvais, l’avoir.

Les dimensions duales antagonistes, comme bon / mauvais, bien / mal, Etre / Avoir, sont une impasse métaphysique car elles engendrent de l’affrontement de valeurs en catégories « bonnes » et « mauvaises » (Spinoza n’aimait pas non plus cette catégorisation).

Conclusion :

La dualité de l'être-en-devenir et de l'être-en-projet est plus fondatrice que les dualités traditionnelles, non sujettes à conflits, et elle est proche de la nature (alors que bien et le mal sont des valeurs abstraites). Vous remarquerez que l'on ne trouve la haine nulle part. Elle n'est pas une émotion. Est-elle un sentiment ? C'est ce à quoi je m'efforcerai de répondre dans le prochain article, le présent article s'étant imposé à moi comme état des lieux général nécessaire pour ne pas aborder frontalement ce sujet si difficile et sensible. Mais, il est possible de considérer dès à présent, en déduction de tout ce que nous avons dit, que la haine est une sorte de moteur de substitution aux moteurs normaux que sont le désir, la confiance, la volonté, la motivation.

 


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