La France et l’anti-morale de l’Histoire (l’affaire Dieudonné)

par JC. Moreau
lundi 26 février 2007



« Le devoir de mémoire est mû par une dynamique qui se règle sur la surenchère régressive. On pourrait la formuler ainsi : plus la compassion est grande, plus la victime est exaltée, plus elle est désincarnée (...) plus le sentiment de culpabilité est allégé, plus le repentir est flatté (...), plus le statut final et objectif de la victime dans sa condition concrète est rabaissé (...). En bref, la compassion correspond à une démarche d’auto-purification dont la victime est le vecteur. »
Les frontières d’Auschwitz, Shmuel Trigano

« Celui qui veut la vérité ne doit pas seulement construire des « théories » et faire tomber des masques, mais il doit également créer parmi les hommes une situation où tout aveu devient possible »
Critique de la raison cynique, Peter Sloterdijk





Interrogé en 2003 sur la montée de l’antisémitisme en France, l’humoriste Dieudonné déclarait dans le magazine Lyon Capitale : « Le racisme a été inventé par Abraham. “Le peuple élu”, c’est le début du racisme. Les musulmans aujourd’hui renvoient la réponse du berger à la bergère. Juifs et musulmans pour moi, ça n’existe pas. Donc antisémite n’existe pas parce que juif n’existe pas. Ce sont deux notions aussi stupides l’une que l’autre. Personne n’est juif ou alors tout le monde. Je ne comprends rien à cette histoire. Pour moi, les juifs, c’est une secte, une escroquerie. C’est une des plus graves parce que c’est la première. Certains musulmans prennent la même voie en ranimant des concepts comme “la guerre sainte” (...) ».
Le 16 février 2007, la Cour de cassation réunie en Assemblée plénière a estimé que Dieudonné s’était rendu coupable par ces propos d’injure raciale, au motif « que l’affirmation "les juifs, c’est une secte, une escroquerie. C’est une des plus graves parce que c’est la première", ne [relevait] pas de la libre critique du fait religieux, participant d’un débat d’intérêt général mais [constituait] une injure visant un groupe de personnes en raison de son origine, dont la répression est une restriction nécessaire à la liberté d’expression dans une société démocratique ». Cette décision intervient à l’issue d’une procédure judiciaire qui a connu de nombreux revirements, auxquels la plus haute juridiction de France vient de mettre un terme définitif, sauf recours du premier intéressé devant la Cour européenne des droits de l’homme. L’avocat du Consistoire central (Union des communautés juives de France) s’est à cette occasion déclaré « extrêmement satisfait que la Cour de cassation ait rappelé que l’on ne peut impunément qualifier la communauté juive de France d’escroquerie en invoquant son ignorance des questions religieuses » (1).
Peu de personnes s’étonnent de l’issue de ce procès et les médias, loin de l’engouement suscité par le récent procès de Charlie Hebdo, se contentent de prendre acte de la nouvelle. Il faut dire que bien avant d’obtenir cette décision de justice, ceux qui jamais ne doutent d’œuvrer pour le bien commun auront instruit le procès d’intention avec une exceptionnelle célérité. L’opinion publique, préparée de longue date à l’annonce de ce verdict pour l’avoir en partie écrit, n’a donc aucune raison de s’émouvoir aujourd’hui du sort réservé à Dieudonné, coupable idéal d’une certaine passion française. Ainsi vont les choses, il est des domaines où la présomption d’innocence est un doux songe.
Satisfait d’avoir unanimement reconnu le rejeton de la Bête immonde, l’on peut enfin respirer d’aise : la France serait devenue vigilante et la dette imprescriptible un peu soldée tout de même. Portant beau leurs flambeaux de vertu, les bonnes consciences enfin apaisées peuvent fermer la marche solennelle : l’antisémitisme pour cette fois n’est pas passé...
Pourtant, sous ses airs de triomphe, il se pourrait que ce verdict soit tout autre chose qu’une victoire, peut-être vient-il même de signer l’acte de capitulation du droit français face au fait religieux.
En effet, une fois expurgée de sa charge émotionnelle, l’évidence assénée par la Cour de cassation avoue rapidement la précarité de ses fondements juridiques, au risque de ne pouvoir supporter le poids de la critique. Car, en droit comme en opportunité, l’arrêt de la Cour de cassation apparaît déjà comme vicié par un double égarement, à savoir une confusion des genres juridiques [I] aggravée d’une soumission tacite de la justice aux franchises de l’Histoire [II].


I- La confusion des genres et des gens : une incapacité du droit français à appréhender sereinement l’identité juive

Juif. Nul ne peut sérieusement ignorer l’ambivalence de ce mot et moins encore le crime innommable qui lui est associé. Ce mot - qui au sens générique désigne un peuple et dans une acception plus restreinte marque l’appartenance à une confession religieuse - exige d’être manipulé avec précaution, à plus forte raison lorsqu’il s’agit de protéger la communauté juive d’une haine atavique.
Cette exigence implique notamment, sauf à risquer d’entretenir l’idée selon laquelle l’identité juive serait toujours synonyme d’une citoyenneté d’exception, d’établir une nette distinction entre l’antisémitisme et la critique du judaïsme, religion qui a vocation à susciter la controverse comme toute autre croyance.
Or la Cour de cassation semble avoir fait peu de cas de cette prudence élémentaire, en manquant notamment à son obligation d’analyse circonstanciée du propos litigieux (2).
En effet, si l’on considère dans leur contexte les propos pour lesquels Dieudonné vient d’être reconnu coupable d’injure raciale, il apparaît que sa diatribe portait sur le judaïsme seul et non sur l’ensemble de la communauté juive. D’emblée, c’est à la notion de peuple élu qu’il s’est opposé avec violence, considérant qu’Abraham avait créé le racisme par le biais de cette doctrine religieuse. C’est contre la hiérarchisation des peuples qu’induit cette croyance en un peuple élu que Dieudonné s’insurge, fustigeant par la même occasion tous ceux qui y souscrivent. Le terme juif, à l’évidence, fut ainsi employé par l’intéressé dans sa seule acception religieuse, les multiples analogies qu’il opère entre juifs et musulmans ainsi que le choix des termes employés - « les juifs, c’est une secte (...) » - en étant les plus probants indices.
Aussi lorsque Dieudonné considère que « les juifs, c’est une secte, une escroquerie. C’est une des plus graves parce que c’est la première », il n’affirme rien d’autre que la duperie et la dangerosité de la notion de « peuple élu  » véhiculée par le judaïsme, qui aurait selon lui ainsi érigé la discrimination au rang de dogme. Le propos est grave, certes, mais s’il doit y avoir injure, ce ne peut être qu’à l’intention de la communauté juive au sens religieux du terme, et non à l’encontre d’ « un groupe de personnes en raison de son origine  » comme le soutient gauchement la Cour de cassation, en postulant expressément que l’identité juive contemporaine demeure indissociable du judaïsme (3).
Évidemment, l’on ne peut ignorer dans le même temps que de nombreux travaux ont tenté d’établir une filiation directe entre l’hostilité religieuse à l’égard des juifs et l’antisémitisme contemporain, formulant l’hypothèse selon laquelle cet antisémitisme ne serait que la version « laïcisée » de l’antijudaïsme médiéval. Néanmoins, on ne saurait sérieusement, sans risquer une sacralisation de fait du judaïsme au sein de la République, consacrer sur le fondement de ces seules théories un régime d’indifférenciation juridique entre la critique d’une religion et l’injure contre une personne ou un groupe de personnes à raison de son origine. Il en va de la distinction entre ce qui relève chez l’individu du libre arbitre - la conviction religieuse - et ce qui lui est consubstantiel, à savoir son origine ethnique.
Le premier tort de Dieudonné paraît donc de n’avoir pas employé le mot "juif" avec l’infinité de guillemets qui prévaut désormais à son usage, par ce souci de précaution qui confine parfois, le présent arrêt de la Cour de cassation en atteste, à la psychose collective et incite à la confusion des genres.
Le second, intellectuellement répréhensible, est de faire abstraction des expériences historiques où des juifs renoncèrent collectivement à la notion d’élection et assimilèrent pleinement la culture de leur pays d’accueil (4). L’entreprise nazie démontre à elle seule que l’antisémitisme meurtrier qu’ont subi les juifs était sans rapport aucun avec leur degré d’intégration à l’environnement social allemand. Aussi ne peut-on établir une réciprocité systématique entre l’antisémitisme et la notion de peuple élu qui anime le judaïsme ; une telle simplification confine à l’idiotie autant qu’à la vanité intellectuelle lorsqu’elle prétend expliquer à elle seule le phénomène antisémite.
Pour autant, est-il légitime de combattre telle idiotie par la censure ? Pour Sloterdijk, la réponse idéale à cette interrogation suppose une volonté supérieure au désir de répression, car « celui qui veut la vérité ne doit pas seulement construire des "théories" et faire tomber des masques, mais il doit également créer parmi les hommes une situation où tout aveu devient possible  » (5). En d’autres termes, en préférant la criminalisation de l’opinion à la controverse, la sanction pénale au débat contradictoire, seule l’infantilisation de l’esprit progresse, attachant l’intelligence à des modèles qui seront brisés à la moindre contrariété. Et l’on sait fort bien, en Europe, comment la contrariété, la frustration et la haine peuvent s’emparer d’un siècle.

Néanmoins, le fait d’imputer la paternité du racisme à une religion déterminée, induisant ainsi l’idée que tous les individus de confession juive seraient spirituellement prédisposées à la ségrégation, reste a priori outrageant pour ses croyants, raison pour laquelle il convient de mettre en balance la nécessité de débattre de l’antisémitisme avec l’honneur et la considération des premiers intéressés par la critique du judaïsme qui peut en résulter.

II- Une soumission tacite de la justice aux franchises de l’Histoire

En l’occurrence, la balance de la justice telle qu’elle devrait être calibrée oscille incontestablement du côté du condamné d’aujourd’hui. En effet, pour se convaincre du caractère inepte de la condamnation de Dieudonné, il suffit de se reporter aux travaux d’Hannah Arendt, qui suscita en son temps une hostilité similaire des autorités religieuses pour avoir entrepris une critique du fait juif. Dans son ouvrage de référence, Les Origines du totalitarisme, Arendt rapportait notamment :
« Pendant tout ce temps [du XVe à la fin du XVIe siècle], les relations entre les Juifs et les non-Juifs se maintinrent au niveau le plus bas, tandis que les Juifs montraient le maximum d’ "indifférence aux conditions et aux évènements du monde extérieur". Le judaïsme devint "plus que jamais un système de pensée fermée". C’est alors que, sans intervention extérieure, les Juifs commencèrent à penser que "ce qui séparait les Juifs des nations n’était pas fondamentalement une divergence en matière de croyance et de foi, mais une différence de nature profonde", et que l’antique dichotomie des Juifs et des non-Juifs était "plus probablement d’origine raciale que doctrinale (6)". Ce changement d’optique, cette vision nouvelle du caractère étranger du peuple juif, qui ne devait se généraliser chez les non-Juifs que beaucoup plus tard, au XVIIIe siècle, apparaît clairement comme la condition sine qua non de l’apparition de l’antisémitisme » (7).
L’analogie avec les propos de Dieudonné est pour le moins permise, à tout le moins troublante... La filiation entre l’antisémitisme et certaines spécificités de l’histoire juive fait en effet écho indiscutablement à la critique formulée par Dieudonné. Or, sauf à tolérer que Hannah Arendt pourrait aujourd’hui être condamnée pour délit d’injure raciale, on peut raisonnablement supposer que la Cour de cassation, dans l’affaire Dieudonné, n’a pas tant jugé la teneur des propos litigieux que la réputation de leur auteur. Ce faisant, elle pourrait avoir franchi le pas fatidique qui jusqu’ici la préservait de tout soupçon de partialité. C’est pour cette raison que, précisément, la condamnation de Dieudonné est éminemment critiquable sur le plan de l’opportunité. En effet, largement défaillante dans son raisonnement juridique, cette décision tend à discréditer par avance toute condamnation ultérieure de l’intéressé. On ne s’y prend pas autrement pour accoucher des martyrs en série et disqualifier la justice.
Cet écart impardonnable n’est malheureusement pas un accident de parcours dans la jurisprudence de la Cour de cassation. Il s’inscrit dans une logique de capitulation du raisonnement juridique qui contribue à aggraver l’influence religieuse sur la consistance même du débat public. En effet, par un arrêt du 28 avril 1998, la Cour de cassation avait également condamné pour « diffamation raciale envers la communauté chrétienne » le journaliste Paul Giniewsky, également sociologue et historien. Dans un article mis en cause par l’AGRIF (8), intitulé « A propos de l’encyclique "Splendeur de la Vérité" - L’obscurité de l’erreur », l’auteur considérait que :
« L’Eglise catholique s’auto-institue seule détentrice de la vérité divine, elle proclame fortement l’accomplissement de l’Ancienne Alliance dans la nouvelle, la supériorité de cette dernière (...). De nombreux chrétiens ont reconnu que l’antijudaïsme scripturaire et doctrine de « l’accomplissement » de l’ancienne par la nouvelle Alliance, conduisent à l’antisémitisme et ont formé le terrain où ont germé l’idée et l’accomplissement d’Auschwitz ».
De nouveau, la similitude entre les propos de Dieudonné et ceux de Giniewsky ne peut qu’interpeller, puisque leur démarche critique porte à l’évidence sur les incidences du fait religieux dans le champ historique et social et partagent sans équivoque possible la même véhémence de fond.
Or, il convient de rappeler, s’agissant de la décision prise à l’encontre de Paul Giniewsky, que la France a été condamnée pour atteinte à la liberté d’expression par la Cour européenne des droits de l’homme, le 31 janvier 2006. La CEDH a en effet considéré que « en envisageant les conséquences dommageables d’une doctrine, le texte litigieux participait (...) à la réflexion sur les diverses causes possibles de l’extermination des Juifs en Europe, question relevant incontestablement de l’intérêt général dans une société démocratique », affirmant de plus qu’« à cet égard, (...) il est primordial dans une société démocratique que le débat engagé, relatif à l’origine de faits d’une particulière gravité constituant des crimes contre l’humanité, puisse se dérouler librement ». Par ailleurs, la CEDH a également précisé que « si, comme le requérant le [reconnaissait] lui-même, l’article en question [contenait] des conclusions et des formulations qui [pouvaient] heurter, choquer ou même inquiéter certains, (...) de telles idées ne [perdaient] pas, en tant que telles, le bénéfice de la liberté d’expression » (9).
Si l’on met ainsi en relation la condamnation de Dieudonné, l’arrêt de la Cour de cassation pris à l’encontre de Paul Giniewsky et les motifs de condamnations de ce même arrêt par la CEDH, la réticence de la France à interroger le fait religieux quant au phénomène antisémite contemporain est manifeste. Le mot juif semble à lui seul contraindre à la déférence celui qui le prononce, éveillant la suspicion dès lors qu’il ne s’inscrit pas dans un contexte compassionnel.
Cela révèle à quel point la justice reste aujourd’hui sous la tutelle d’un devoir de mémoire qui ne tolère pas la concurrence de la raison, d’une volonté d’interdire l’accès aux racines du mal de crainte d’y succomber de nouveau. Le drame est qu’une vérité qui ne supporte pas l’épreuve du doute passera toujours pour un mensonge totalitaire, éveillant d’office les méfiances et attisant d’autant ce ressentiment diffus qui ne demande qu’à s’abattre sur un objet désigné à l’avance.
Aussi est-il urgent de réévaluer la nature exacte de cette dette imprescriptible que la France a indéniablement contractée auprès du peuple juif. Mais quel peut-être le prix pour devenir un Juste a posteriori, comment s’assurer l’innocence une fois le crime consommé ? Sans doute ne reste-t-il qu’à consacrer sa vigilance en toute chose pour prévenir le retour de la barbarie, d’où qu’elle vienne et quels que soient ses alibis.
Une telle exigence impose à la France de cesser de solder sa dette en dispensant privilèges et indulgences, prétendant réparer ainsi son crime alors qu’elle ne cherche qu’à acheter le verdict moral de l’Histoire. L’impératif moral lui intime de ne plus indexer le coût de sa responsabilité sur le cours fluctuant de la contrition d’Etat.

À défaut de volonté politique suffisante pour honorer cette responsabilité, la mission de la justice est de réaffirmer l’égalité de tous devant la loi, dans toute sa plénitude et sa sérénité, et non d’exciter les préjugés en institutionnalisant des victimes au détriment toujours croissant de l’idéal démocratique.

Illustration : Sisyphe, Franz Von Stuck (1920).

Notes :

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