La France insoumise et l’axe gauche-droite

par Renard
vendredi 9 février 2018

 

Le bon score de Jean-Luc Mélenchon aux élections présidentielles de 2017 (19.58%) et l’absence de compromission avec le parti socialiste laisse entrevoir de belles perspectives futures pour LFI. Cependant, il n'existe pas encore un réel ancrage solide et durable de ses idées au sein de la population, et notamment des classes populaires, préalable nécessaire afin de pouvoir gouverner dans la situation conflictuelle dans laquelle nous serons plongé si nous parvenons au pouvoir. Ce papier exposera modestement, et de manière très synthétique, des idées afin d’aider à définir le positionnement politique à adopter pour parvenir à cet objectif. Il n’est pas question ici de traiter de la question du programme économique, européen ou écologique mais de la position de LFI sur l’axe gauche/droite en ce qui concerne les questions dites sociétales.

 

Rapide définition et historique

 

Par souci de clarté, les termes « socialisme » et « gauche » sont à comprendre ici dans le sens qui était le leur au XIXe et début XXe, bien avant que des décennies de soviétisme, de sinistrisme et de marketing politique ne les détournent de leurs significations originelles (rappelons que ni Marx ni Proudhon ne se sont défini en leur temps comme étant de gauche). La gauche représentait alors le parti des descendants des Lumières luttant face à la Réaction et rétorquant à ces derniers qu’une République valait bien mieux qu’une monarchie pour conserver les disparités de pouvoirs et d’argent, ils étaient en somme libéraux sur le plan économique, politique et culturel. Le socialisme était lui une doctrine relativement neutre en ce qui concernait le débat gauche-droite qualifié de « bourgeois », comme l’atteste l’attitude des guesdistes durant l’affaire Dreyfus, et concentrait sa critique sur le libéralisme économique et sur l’avènement du Capital. Ce n’est qu’à la suite de Jaurès, qui préconisait une alliance dans la théorie et dans la pratique entre le socialisme et la gauche, que ce dernier mot a adopté son sens actuel pour la majorité des gens, c’est-à-dire une doctrine à la fois critique du capitalisme et progressiste sur le plan des questions de société. Notons aussi que pour certains, notamment la majeure partie du PS, le mot gauche est à comprendre en son sens originel (libéralisme économique et culturelle).

L’analyse présentée ici est qu’un retour à la doctrine originelle du socialisme sur le positionnement politique, c’est-à-dire à une relative neutralité concernant les débats gauche-droite, nous permettrait de déployer toute l’originalité et l’actualité de la critique socialiste et permettrait notamment un ancrage durable et solide dans les classes populaires.

Et ceci pour plusieurs raisons, il nous semble tout d’abord que la gauche culturelle n’a plus de combats importants à mener. En effet les principes tels que la laïcité, l’égalité homme/femme (pas tout à fait complète cependant), l’abolition de la peine de mort, le droit à l’avortement, la loi contre le racisme, la reconnaissance des homosexuels, sont aujourd’hui ancrés dans la loi et dans la société et aujourd’hui la Réaction au sens classique du terme est défaite (et même le Front National d’aujourd’hui est en réalité bien plus un parti communautariste qu’un parti fasciste). S’il est évident que nous devons toujours défendre les principes cités ci-dessus, il nous semble aussi que la gauche culturelle, vide de toute proposition importante, est rentrée dans une sorte d’excès, d’hybris, sous l’impulsion des universités américaines fascinées par la « French theory », et que ceci constitue un point de divergence majeur entre les classes populaires et les classes éduquées (ayant eu accès aux études supérieures).

Aussi, Jean-Claude Michéa[1] a bien montré à travers ses différents travaux la filiation naturelle qu’il existe entre le libéralisme économique et la gauche culturelle. Et plus qu’une simple filiation, le philosophe montre que la gauche culturelle est devenue le complément indispensable du Capital qui, dans sa logique d’expansion du marché, doit balayer toutes les traditions et lever tous les tabous afin de faire advenir le règne de l’homo oeconomicus. De ce fait, Michéa nous montre l’incohérence majeure du logiciel de la gauche radicale, qui associe libéralisme culturelle et anticapitalisme. C’est dans la perspective de lever cette incohérence, puissamment ressenti dans les classes populaires, qu’un divorce, opéré avec soin et finesse, nous semble nécessaire entre la gauche culturelle et LFI. Il y a une place pour défendre un féminisme et un antiracisme populaire distinct des versions bourgeoises actuellement valorisés dans les médias. Il ne s’agit évidemment pas d’allier notre théorie à celle des conservateurs mais de proposer une troisième voie sur les questions sociétales, qui devront être traitées au cas par cas.

 

Comment opérer ce divorce ?

 

La dernière campagne au présidentielle a montré un début de fléchissement de Jean-Luc Mélenchon vers un divorce avec la gauche culturelle (notamment en se montrant soucieux de la souveraineté nationale, en s’affichant avec les symboles nationaux, et en abandonnant la proposition de régularisation de tous les sans-papiers). Il nous semble que ce mouvement doit aller jusqu’à son terme ce qui ne veut pas dire que LFI doit se priver de tout programme moral mais que celui-ci doit se constituer autour d’une double critique portant à la fois sur la gauche culturelle et sur la droite conservatrice, le tout formant la critique des effets culturels du capitalisme et de la lutte de tous contre tous.

Ainsi un point fondamental à mettre en avant est la critique de l’infantilisation de la société qui peut servir d’axe central d’un programme moral socialiste. La télévision-poubelle, l’abaissement du niveau culturel dans les médias et à l’école, mais aussi les passions identitaires sont des exemples à citer des causes et effets produits par cette infantilisation. Ce phénomène, favorisé par le pouvoir, permet aussi aux puissants d’une part d’avoir des masses plus dociles à gouverner et d’autre part à favoriser la consommation impulsive (l’enfant représentant à ce titre le consommateur idéal rêvé par les capitalistes). Il nous serait très profitable de nous opposer fortement à cela et d’appeler la société à passer à l’âge adulte, et il faudrait pour cela assortir le discours de propositions comme par exemple l’interdiction de la télé-réalité.

 

Pour un antiracisme patriotique

 

Si la critique de l’infantilisation doit occuper la place majeure de notre programme moral, il faut également se différencier de la gauche culturelle à travers les questions de l’antiracisme et du féminisme, deux points où celle-ci propose un discours critiquable et fruit de l’américanisation de la pensée.

Christopher Lasch[2] sur l’antiracisme : « La politique devient de plus en plus une question de groupes d’intérêts, où chacun revendique pour son propre compte une part des bienfaits de l’Etat-providence, en définissant ses intérêts dans le sens le plus étroit possible et en excluant délibérément toute revendication plus générale ou toute tentative de formuler les revendications d’un group en termes universels. L’un des exemples que vous avez mentionnés, celui de la lutte de Noirs aux Etats-Unis, illustre bien ce point. Je voudrais mentionner un autre exemple de la façon dont des idéologies apparemment radicales, militantes, révolutionnaires ont effectivement contribué, dans la période récente, à ce processus. Le mouvement pour les droits civiques de la fin des années 50 et 60 était, à beaucoup d’égards, un retour à une conception antérieure de la démocratie. Elle donnait voix à ceux des objectifs des Noirs qui pouvaient parler à tous. Elle s’en prenait au racisme, pas seulement au racisme blanc, mais au racisme en général. Le mouvement du Black Power, qui a démarré au milieu des années 60, semblait beaucoup plus militant – il accusait Martin Luther King et d’autres leaders de la première phase de ce mouvement d’être des réactionnaires bourgeois -, il a réellement reformulé les objectifs du mouvement noir. Il s’en prenait au racisme blanc comme si le racisme était un phénomène réservé aux Blancs, d’une manière qui rendait beaucoup plus difficile une redéfinition de la lutte des Noirs – au fond, il s’agissait de redéfinir les Noirs des Etats-Unis comme un groupe d’intérêts parmi d’autres, réclamant sa part du gâteau sans formuler aucune revendication d’ordre général. »

On le voit Christopher Lasch distingue deux lignes divergentes au sein de l’antiracisme : une ligne universelle, représenté par la figure de Martin Luther King, face à une ligne communautariste, représenté par Malcolm X et dont la progression s’est faite parallèlement à celle de la « culture du narcissisme ». Il nous semble que cette distinction existe toujours à notre époque et que, si le courant universaliste nous permet d’entrevoir à l’horizon la fin du racisme, le second courant peut nous entraîner pour une durée indéterminée dans le cercle vicieux des communautarismes (la montée d’un communautarisme renforçant toujours les autres).

C’est pour cette raison qu’il serait judicieux pour LFI de distinguer ces deux courants, de se réclamer de l’antiracisme universel (ou patriotique) et de produire une critique de l’antiracisme communautariste vers lequel la gauche culturelle a tendance à incliner. Cela ne nous couperait aucunement des populations de banlieues car la principale demande des gens ordinaires qu’on y trouve est bien « d’être considéré comme des français comme les autres » et non pas de porter sa religion ou sa couleur de peau comme un étendard de combat. Cela serait une erreur de considérer que des groupes tels que le PIR[3], qui défend une vision communautariste de l’antiracisme, seraient populaires en banlieue. En réalité la grande majorité des gens ordinaires de banlieues formulent une demande équilibrée d’égalité républicaine qui s’inscrit dans l’intérêt général. Ils voient la devise républicaine sur le fronton des mairies et demandent à ce que cela soit appliqué, voilà tout. Il nous semble par ailleurs que l’antiracisme communautariste est l’apanage de quelques bourgeois issus de l’immigration disposant d’une forte caisse de résonnance médiatique, mais sans soutien de masse dans les communautés concernées.

Rappelons également la notion de racisme objectif et subjectif formulée par Emmanuel Todd[4]. Celui-ci rappelle le fait que l’on observe historiquement une montée du racisme lors de chaque période de dégradation économique, et en conclut que, pour le combattre, il convient avant tout d’améliorer la situation économique de la population. Les politiques économiques libérales, sources des maux économiques actuels, sont donc ainsi objectivement racistes bien que son aile gauche représenté par le PS se pense antiraciste. Ce parti est donc dans une situation d’un antiracisme subjectif mais dans la pratique impulse des politiques objectivement racistes (au sens où elles favorisent les conditions du racisme).

 

Pour un féminisme des modestes

 

Toujours dans la même logique de divorce nécessaire entre le socialisme et la gauche culturelle, il convient également d’aborder la question du féminisme. On constate en effet la prééminence médiatique d’un certain féminisme mondain (lui aussi venu des Etats-Unis et emblématique de la gauche culturelle) dont il convient pour LFI de se démarquer pour proposer un féminisme des modestes, des invisibles, qui s’appuierait sur les problématiques et revendications formulées par les femmes ordinaires, caissières, femmes de ménage, ouvrières, agricultrices, etc. Et si les féministes d’aujourd’hui défendent parfois des idées justes, il faut souligner avec ironie le caractère futile de certaines de leurs propositions (songeons à l’écriture inclusive, ou à la réécriture d’œuvres littéraires anciennes jugées trop offensantes envers les femmes), bien éloignées des préoccupations des femmes ordinaires.

 

 

Sur l’immigration

 

L’immigration nous semble être aujourd’hui un point de divergence important entre classes populaires et classes éduquées, et sur ce point également le socialisme permet une troisième voie, entre la libre circulation totale des hommes, d’essence libérale (et défendu par son aile gauche), et la fermeture totale des frontières, d’essence nationaliste et chauvine. Rappelons à ce propos que les socialistes originels critiquaient l’immigration comme outil du Capital[5] afin de faire pression à la baisse sur les salaires et avoir une main-d’œuvre plus « docile », en même temps qu’ils défendaient les droits et la dignité des travailleurs étrangers présents sur le territoire. Un compromis national est aujourd’hui possible et nécessaire sur cette question et LFI serait bien avisé de travailler à ce compromis plutôt que d’être aligné sur les positions de la gauche libérale. Pour ce faire, la proposition de Jean-Pierre Chevènement[6] qui propose une distinction entre réfugiés politique et immigration économique afin de faciliter l’accueil des premiers et restreindre celui des seconds parait équilibré et une bonne façon de réduire les flux de migrations en ayant un critère humaniste : et en effet quel est le sens d’une immigration économique dans un pays comptant 10% de chômage ? Cela n’est pas défendable en vérité mais, ceci dit, vouloir réguler le flux d’immigration ne veut pas dire que nous ne devons pas défendre les travailleurs étrangers présents sur le territoire, ni que les brutalités policières envers les immigrés doivent être mise sous le tapis.

Le président Macron, qui souhaite restreindre voire stopper l’immigration économique, semble actuellement se diriger vers la solution préconisée par Chevènement. De ce fait il traite les effets de l’immigration, mais il ne peut pas en dénoncer les causes car cela implique une critique du capitalisme, de la géopolitique otanienne et de la Françafrique dont le président est tous trois garant. Le positionnement équilibré pour LFI serait de proposer de traiter et la cause et les effets en se prononçant pour une régulation de l’immigration d’une part, et d’autre part en brisant les réseaux mafieux de la Françafrique, en dénonçant les guerres de l’Otan, et en soutenant politiquement les travailleurs africains.

 

 

Conclusion

 

L’électorat de Jean-Luc Mélenchon aux présidentielles de 2017 a révélé un inter-classisme typique du socialisme à la française avec des résultats assez homogènes (trop en l’occurrence) par classes sociales. Et s’il est certes bon de réaliser un score de 19% chez les cadres mais on peut raisonnablement penser qu’il sera difficile de faire mieux et qu’un plafond a été atteint. Du côté des classes populaires on peut dire que le résultat est décevant en tout cas insuffisant : 24% et 22% pour les employés et les ouvriers, sans compter les masses d’abstentionnistes. Il parait évident que la grosse marge est à faire à ce niveau-là. C’est pourquoi il nous parait nécessaire de mettre la question économique et social au cœur de notre programme en ne se laissant pas entrainer dans les débats entre gauche culturelle et droite réactionnaire -débat qui apparait de plus en plus comme une supercherie pour la population- mais en cherchant dans ces questions sociétales une troisième voie socialiste.

La critique socialiste, la critique de l’Argent, n’a jamais eu autant d’actualité et de pertinence qu’à l’heure actuelle où le néo-libéralisme règne sans partage depuis plus de 30 ans. C’est la théorie qui permet de comprendre au mieux la société et la place que chacun d’entre nous y tient. Elle parle au cœur et à la raison. Elle possède un potentiel de libération intellectuelle immense qui ne demande qu’à se répandre dans le peuple, aujourd’hui dans une situation de vide idéologique. Nous avons d’excellentes cartes en main. Si nous savons les jouer avec intelligence et sans commettre d’erreur, la partie est quasiment gagnée.

 

[1] Thèse centrale de l’ensemble de ses œuvres.

[2] Christopher Lasch et Cornelius Castoriadis, « La culture de l’égoïsme », conversation de 1986 éditée en 2012.

[3] Parti des Indigènes de la République.

[4] Dans « Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse », 2015

[5] Voir « Jaurès, les socialistes et l’immigration  », Gilles Candar, 2007. Les socialistes ne manquaient alors pas de mots durs pour qualifier l’immigration, qui peuvent paraître choquant aujourd’hui. Il fallait certes à cette époque pondérer la doctrine par plus d’humanisme tout comme il faut pondérer aujourd’hui la doctrine par plus de patriotisme.

[6] « Les sombres mises en garde de Jean-Pierre Chevènement », interview par Éric Dupin pour slate.fr


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