La grenouille ne savait pas qu’elle était cuite

par Clark Kent
mercredi 1er mars 2017

Une grenouille nageait dans une marmite remplie d'eau sous laquelle un feu avait été allumé. L'amphibien nageait comme si de rien n’était. Quand l'eau est devenue tiède, la grenouille s'est agitée moins mais sans s’affoler, et quand l'eau est devenue vraiment chaude, elle s'est affaiblie jusqu'à ce qu’elle finisse par cuire et mourir. Si elle avait été plongée directement dans de l'eau à 50 degrés, la même grenouille aurait donné le coup de patte qui l'aurait éjectée de la marmite.

Comme pour la « liberté », concept aux contours flous, difficile à cerner et générateur de débats interminables, c’est quand on est privé de « démocratie » que l’on comprend ce qu’on a perdu. Or, il existe d’autres de moyens pour détruire une « démocratie » que de défiler dans les rues en scandant des slogans, investir les stations de radio et/ou arrêter des politiciens. C’est ce qu’Adolf Hitler avait compris après l'échec de son putsch en 1923. Dix ans plus tard, le 30 janvier 1933, quand il a été nommé chancelier, il était déjà devenu le chef du parti national-socialiste, le plus grand parti politique du pays. Pourtant, cinq ans plus tôt, en mai 1928, les nazis avaient récolté moins de 3% des suffrages aux élections nationales. Mais en juillet 1932, ils remportaient 37 % des voix … et six mois plus tard, Hitler était au pouvoir.

Même s’il n'avait pas été élu, sa nomination à la tête du gouvernement était légale et constitutionnelle, le résultat d’une intrigue politique auprès du président Hindenburg. Beaucoup de gens pensaient qu’il serait un dirigeant comme un autre. Le conservateur Franz von Papen et les dirigeants du Parti Populaire National Allemand pensaient qu'ils seraient capables de le contrôler, parce qu'ils étaient plus expérimentés et constituaient la majorité dans le gouvernement de coalition qu’Hitler dirigeait. D'autres pensaient que les responsabilités de la charge le calmeraient et l'orienteraient vers des méthodes conventionnelles. Ils avaient tort.

C’est entre 1928 et 1930 sur fond d’une crise économique majeure qui avait entraîné l'Allemagne dans une dépression profonde, qu’Hitler a gagné l'appui des masses : il offrait aux électeurs la vision d'un avenir meilleur qui contrastait avec les rengaines des partis qui étaient accusés d’avoir plongé le pays dans la crise. Les plus pauvres continuaient à voter pour le Parti communiste et les sociaux-démocrates, mais les « classes moyennes », la bourgeoisie, les ouvriers non organisés, les masses rurales et les retraités qui attendaient une « restauration morale » de la nation avaient transféré leurs voix depuis les principaux partis centristes et de droite sur la parti nazi.

Alors que les autres politiciens semblaient se limiter à gérer le quotidien, Hitler proposait un objectif et insufflait du dynamisme. Il s'est révélé être un expert pour manipuler les médias en leur faisant publier un flux incessant de slogans pour gagner de nouveaux partisans : « il rendrait à l'Allemagne sa beauté, il donnerait aux Allemands du travail, il mettrait l'Allemagne au dessus de tout (über alles), il ranimerait les industries abandonnées, dévastées par la dépression économique, il écraserait les idéologies d’origines étrangères - socialisme, libéralisme, communisme - qui « sapaient le moral de la nation et détruisait ses valeurs fondamentales ».

Ses discours étaient soigneusement préparés. Sous une apparence de spontanéité, ils étaient en fait calculés. Remplis de lieux communs et de clichés et faisant appel à l’émotion plus qu’à la raison, ils étaient conçus pour obtenir l'attention maximale des médias et la réaction maximale de la foule à laquelle ils s’adressaient.

Peu de gens pensaient qu'il mettrait à exécution ses menaces contre la minorité juive du pays, les féministes, les politiciens de gauche, les homosexuels, les pacifistes et les éditeurs de journaux libéraux. Or, quelques mois après son entrée en fonction, c’est ce qu’il a fait, et bien plus encore.

Rapidement, les exécutions de condamnés à mort ont commencé, atteignant un total de plus de 16 000 en 12 ans de pouvoir, et la population carcérale est passée de 50 000 en 1930 à plus de 100 000 à la veille de la guerre. Les associations féministes ont toutes été interdites, la loi condamnant les actes homosexuels entre hommes a été renforcée, les vagabonds ont été emprisonnés, les immigrants polonais illégaux ont été expulsés. L'histoire de la politique allemande entre le 30 janvier et le 30 juillet 1933 est essentiellement celle de la destruction des institutions démocratiques du pays, de la liberté de la presse et des médias et de la mise en place d’un état à parti unique dans lequel l'opposition condamnée à l'emprisonnement, à l’exil ou à la mort. Après les « cent premiers jours » d'Hitler, les changements radicaux ont continué. Rien n’était caché : les dirigeants nazis avaient annoncé clairement ce qu'ils avaient l'intention de faire, mais peu de gens les considéraient comme une menace réelle avant qu'ils n'arrivent au pouvoir.

Le régime nazi était une « kleptocratie » ; Il reposait sur le clientélisme. Les anciennes procédures de nominations et les règles de conduite pour les hauts fonctionnaires ont été remplacées par un népotisme généralisé. La confiscation et le rachat forcé d'entreprises appartenant à des opposants privés ou institutionnels (syndicats et partis) ont alimenté les fortunes des dirigeants du parti qui ont également profité de la saisie des biens des populations proscrites.

Comment tout cela a-t-il pu se produire avec si peu d'opposition ? Qu'est-ce qui a poussé la « démocratie » allemande à une telle sidération et à un effondrement si rapide ? L'état allemand, reconstitué après la guerre, possédait de solides structures constitutionnelles et juridiques. Les juges étaient indépendants, tout comme la police et les procureurs. En fait, c’est après la destruction du Reichstag les 27 et 28 février 1933 que le gouvernement hitlérien a été en mesure de gouverner par décrets. Les nazis ont présenté cet incendie comme un acte terroriste du Parti communiste pour prendre le pouvoir. Le gouvernement a alors déclaré l'état d'urgence, et Hitler a exploité une disposition de la Constitution de la République de Weimar qui lui a permis de diriger par mesures d’exception. La confiscation du pouvoir a été menée étape par étape, chaque étape ayant les apparences de la légalité. Le 7 avril 1933, le gouvernement a émis un ordre exécutif interdisant aux juifs et aux opposants politiques du régime les emplois de fonctionnaires. De nombreuses dispositions semblables pour aboutir à la fin de l'été 34 à une loi déclarant Hitler dictateur à vie. Après l’arrestation des députés communistes, le parlement a voté ces lois qui avaient l'apparence de la légitimité. Beaucoup d'Allemands désapprouvaient ces mesures : Hitler n’est pas arrivé au pouvoir suprême sous les acclamations populaires. Au contraire, lors des dernières élections libres de la République de Weimar, les partis de gauche - les communistes et les sociaux-démocrates - ont obtenu plus de voix et de sièges au parlement que les nazis. Mais ils étaient profondément divisés, et n’ont pas su constituer une force cohérente.

Avant tout, Hitler était un personnage médiatique qui a gagné en popularité et contrôlé son pays par des discours et de la publicité. Loin d'être un homme politique crédible, il était capricieux, changeant, instable, allergique à la critique et souvent indécis, mais son parcours est un avertissement de l’histoire.

Toute ressemblance avec des faits ou des personnes ici ou là dans le monde aujourd’hui devrait nous alerter.


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