La honte sur Poitiers ?

par Philippe Bilger
jeudi 28 février 2008

Pendant qu’on glose des jours durant sur le "casse-toi, pauvre con" du président de la République et sur sa demande d’avis au Premier président de la Cour de cassation après la décision du Conseil constitutionnel, des scandales infiniment plus graves risquent de se perpétrer en douce, dans l’indifférence générale.

A Poitiers, en particulier. Et ce n’est pas celui qu’on croit.

D’après le site de 20 minutes et Le Monde, des étudiants de la faculté de Poitiers, soutenus par la présidence de celle-ci, des professeurs et des politiques se sont mobilisés contre l’affectation d’un professeur d’histoire du droit, en raison de son passé au sein du mouvement d’extrême droite le GUD.

Cet enseignant, Benoît Fleury, parce qu’il a été reçu premier à l’agrégation, avait le droit de choisir librement la faculté où il désirait exercer. C’est la règle universitaire, elle s’impose à tous et elle doit bénéficier à quiconque se trouve en statut de pouvoir réclamer son application. A Benoît Fleury comme à tout autre, partout ailleurs en France.

Ce n’est pas la conception qui prévaut à Poitiers.

D’abord, une pétition réunissant quelque deux cent cinquante signatures, dont celles de trois députés socialistes de la Vienne et du doyen de la faculté des sciences humaines et arts, prétend s’opposer à la venue de ce nouvel agrégé parce que son passé ne plaît pas.

Ensuite, le président de l’université Jean-Pierre Gesson s’est fendu d’une déclaration qui constitue une merveille sur le plan de l’hypocrisie et de la défausse. Jugez-en. "Les affectations, la plupart du temps, ne posent pas de problèmes mais la venue de ce juriste et nouvel agrégé d’histoire du droit est une source de trouble." Le conseil d’administration, en suite logique de cet admirable courage, a fait part de "sa plus vive inquiétude" et a demandé au président de la République (qu’on accuse, par ailleurs, de se mêler de tout !) de ne pas procéder "à la nomination et à l’affectation à Poitiers de Benoît Fleury... compte tenu de l’opposition de la communauté universitaire et afin d’apaiser les tensions".

Enfin, des étudiants (au fait, on ne sait jamais combien !) ont annoncé qu’ils perturberaient les cours du nouvel agrégé en lui rappelant à chaque fois son passé et exigent "qu’il renie ses engagements passés au sein du GUD".

Dans une démocratie digne de ce nom, cette simple relation devrait suffire pour faire dresser les cheveux sur la tête de n’importe quel citoyen même moyennement éclairé. Je n’ai pas l’impression que la France soucieuse des droits et des libertés va bouger pour Benoît Fleury. Mais j’oubliais : il était au GUD et cela suffit pour disqualifier son classement dont tout de même un certain nombre d’universitaires doivent être jaloux.

Commençons par les étudiants. J’ai déjà connu des imbéciles de cette sorte, mais aux antipodes politiques, qui au temps de ma jeunesse ne cessaient d’empêcher Maurice Duverger de faire cours en l’obligeant à se souvenir d’anciennes faiblesses. Les périodes, sur ce plan, se suivent et se ressemblent, tant la bêtise représente un impressionnant et durable dénominateur commun, un trait d’union inaltérable. Ainsi, aujourd’hui, parce qu’il émanerait de quelques jeunes gens excités, le totalitarisme serait acceptable et même respectable ? Sans faire frémir autour de soi, on pourrait pousser l’impudence jusqu’à vanter le désordre à venir, et l’arrogance jusqu’à exiger une contrition au sujet d’un passé qui ne devrait regarder que celui qui l’a connu et vécu dès lors que rien ne le rattache à un présent qui aurait un titre quelconque à le sanctionner. Va-t-on solliciter de ces inquisiteurs de poche une repentance pour les quelques mauvaises pensées ou attitudes médiocres que même eux ont pu abriter ou commettre ? Cette dictature d’un certain jeunisme, en dépit de la "conscience" politique qu’il s’attribue généreusement, n’est rien de moins, la plupart du temps, que l’intimidation d’un jusqu’au-boutisme ignorant sur des lâchetés adultes.

Et ce totalitarisme tristement précoce est si pressé d’en découdre qu’il serait hors de question de laisser l’expérience suivre son cours, Benoît Fleury dispenser son enseignement et la règle être respectée. Et de faire le bilan ensuite, s’il y a lieu. Un tel retard serait intolérable. Il faut vite casser la mécanique dont le fonctionnement pourrait contredire toutes les craintes, et d’abord celles de l’intolérance et de l’idéologie.

Mais le président Gesson et son conseil d’administration n’étaient pas naturellement voués aux affligeantes reculades et sollicitations que j’ai rappelées. Rien ne les contraignait au pire qui en l’occurrence est une fuite éperdue de leurs devoirs. Comme il convenait de trouver un prétexte pour cet égarement, on a utilisé une méthode qui a déjà beaucoup servi. La formule est en effet d’un admirable opportunisme qui évoque "une source de trouble", le trouble étant précisément et seulement suscité par l’entrave mise à l’application de la règle et au respect des principes. Autrement dit, pour se justifier on se fonde sur un risque et une faute dont l’un et l’autre vous sont imputables. A supposer même que la rigueur de l’éthique universitaire puisse faire naître quelques contestations et dissidences, est-il permis d’interroger le président Gesson sur la conception qu’il se fait du rôle d’un chef ? Celui-ci n’est pas destiné aux temps calmes, "pour les affectations qui ne posent pas de problèmes", mais au contraire pour celles légitimes qui seraient pourtant attaquées. On n’a pas besoin d’un président d’université pour accompagner les mouvements faciles mais pour favoriser les opérations nécessaires. Derrière ces palinodies, le garant du droit, de l’équité et de la justice se déleste de sa mission pour la "refiler" au président de la République. Je ne doute pas une seconde que, parmi ces excellents apôtres, et j’y inclus les politiques concernés, il y avait probablement des adversaires de la démarche présidentielle de saisine de la Cour de cassation au motif qu’il aurait contourné l’Etat de droit. Et eux, réellement, en petit, qu’ont-ils fait d’autre, alors qu’ils n’ignorent pas que Benoît Fleury mérite d’enseigner à Poitiers mais qu’ils espèrent transmettre à d’autres la responsabilité à assumer et la règle à observer ? Après nous, le courage du quotidien !

La pétition a été avalisée notamment par trois députés socialistes. Je pourrais dire que c’est de bonne guerre au regard de l’histoire ancienne de Benoît Fleury mais je n’ai jamais présumé l’ineptie chez les élus de quelque bord qu’ils soient. Leur signature sur un tel document et pour le motif allégué est grosse d’un danger républicain qui dépasse de très loin la situation de notre agrégé. A force de ne jamais voir plus loin que le bout de leur idéologie, les députés finiront par détruire ce qui les légitime. Ils n’ont de sens et la représentation qu’ils mettent en œuvre n’a de crédibilité que dans un Etat de droit. Qu’ils ne se leurrent pas. Le battre en brèche modestement, pour ne pas désobliger l’idéologie, c’est déjà trop, et cela va ouvrir d’autres espaces négatifs. Il n’y a pas d’infimes reculs quand la règle est claire, universelle, honorable et qu’on la transgresse.

En réalité, on attendrait une voix qui ait la force et la pertinence indéniables pour dire : cela suffit, ce sera comme cela ! Sans doute le plus grand malaise contemporain vient-il du fait que toutes les paroles se voulant et se croyant légitimes, plus aucune ne l’est, et qu’aucune instance ne fait plus AUTORITE. Des démissions et des lâchetés de tous les pouvoirs intermédiaires jusqu’à la validité sans cesse contestée du Pouvoir, la société ressemble à une escalade dans laquelle plus aucune prise assurée ne serait possible. Où sont les maîtres, où sont les héros et les exemples, où est passée cette capacité exceptionnelle de penser, de diriger et de juger contre soi ? On a sans doute confondu trop vite la République avec l’indifférenciation de tout et pour n’avoir jamais voulu porter atteinte au mythe dévastateur et stérilisant de l’égalité, on a perdu les repères fiables, les critères indiscutés, les lumières évidentes, les citoyens capitaux. La règle dépend aujourd’hui du bon vouloir de ceux qui sont en charge. La lâcheté généralisée engendre un monde déboussolé. Le tissu national se déchire plus gravement à cause de ces relativismes subjectifs que par les apparentes offenses des transgressions ordinaires.

Je n’ai pas voulu écrire la phrase qu’on attendait de moi. Pour mon argumentation, j’ai refusé d’évoquer Benoît Fleury, le GUD, l’extrême droite en les condamnant. Cette solution de facilité, auprès de certains, aurait donné plus de prix à ma dénonciation. A mon sens, c’est le contraire. Abriter le droit, la liberté d’expression sous la morale, c’est les démonétiser, violer leur essence. Ma position n’aurait pas varié d’un pouce si, par extraordinaire, une telle affaire avait concerné un ancien militant de l’extrême gauche violente. Je préfère le roc des principes aux fluctuations des affinités dans ce domaine fondamental pour la démocratie.

Honte sur Poitiers si Benoît Fleury n’y est pas affecté.


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