La langue française a-t-elle encore un rôle politique à jouer ?

par Najat Jellab
jeudi 23 janvier 2014

Les circonstances désolées du français m’affectent et affectent tout autant les dizaines de millions de Francophones qui partagent avec la France, cette langue et son génie. Parce que la langue française n’est pas seulement l’apanage de la France, il est évident que c’est pour la Francophonie, en tant que pluralité de nations, que la question du rôle politique devient d’autant plus légitime. Mais parce que la francophonie n’est pas seulement l’usage d’une langue, mais un espace géographique et géopolitique de réalités sociales et identitaires disparates, la langue française ne saurait être dissociable de sa mission : celle de faire converger ces disparités vers des valeurs et des idéaux communs.

Hélas, dans la question de savoir si la langue française a « encore » un rôle politique à jouer, force est d’admettre un constat d’échec : le constat d’un triste dépérissement. Nous nous signifions ainsi à nous-mêmes, que la langue du Roi Soleil, de Napoléon, et du Maréchal Lyautey aurait connu un âge d’or, une puissance et un rayonnement non seulement menacés, mais peut-être même proches de la déréliction.

Mais quel est donc ce paradoxe selon lequel la langue française, bien que diffusée et enseignée dans le monde entier, serait en recul ? Ne s’agit-il pas avant tout de rompre avec une vision passéiste et mélancolique pour envisager enfin une véritable ambition, une véritable politique, une politique de la francophonie sans laquelle il n’y a pas de francophonie politique ?

Après avoir été la langue des tsars, des princes de la Prusse, des rois d'Espagne, il ne fait aucun doute que la langue française a pesé de tout son poids sur la diplomatie internationale. La colonisation en a fait une réalité mondiale incontestable. Aujourd’hui, langue officielle ou co-officielle dans 28 États, l’une des deux langues de travail de l’ONU, langue de référence du comité olympique… Au risque de vous surprendre, mesdames et messieurs, le français résiste et mieux encore : il progresse ! Le Haut Conseil à la Francophonie recense aujourd’hui 175 millions de francophones à travers le monde, soit une progression de plus de 7% sur les 15 dernières années !

Seulement voilà, ce n’est pas la perception que nous en avons, et peut-être que malgré le libellé, la question qui nous intéresse est aussi celle du rôle politique de la France elle-même ! Car cet aveu de faiblesse est symptomatique, non d’un déclin réel, mais d’un déclin du regard que la France porte sur elle-même et par voie de conséquence, sur sa langue ! Parce que la langue n’est jamais une composante absolue, elle ne saurait être arrachée ni extraite de la puissance géopolitique de ceux qui la parlent.

 

Or depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, l’influence de l’anglais ne cesse de croître. Le Plan Marshall et les accords Blum-Byrnes ont veillé à inclure la France et l’Europe dans le giron américain, de sorte que la langue qui mène le monde d’aujourd’hui est celle de Wall Street et du Dow Jones. Du même coup, le véritable problème que l’ensemble de la francophonie doit affronter n’est pas un déclin de la langue française mais une illusion  ! Une erreur de perception ! Cette illusion, ce sont les élites industrielles et économiques qui la projettent aux classes moyennes et qui conduisent celles-ci, par snobisme – car je ne vois pas d’autre ressort- à vouloir les imiter. C’est ainsi que non seulement de plus en plus d’anglicismes agressent notre langue mais c’est que même dans les institutions où le français peut et doit être défendu on hésite à le faire. Ainsi, nous voyons, par exemple, Air France rebaptiser son programme de fidélité -pardonnez mon insolence vénérables partenaires- mais je ne détiens plus une carte Fréquence Plus comme c’était le cas il y a quelques années, mais une carte Flying Blue- Air France membre de SkyTeam… Le mirage linguistique serait-il devenu garant d’excellence ?

Bien évidemment, la langue française est vivante et c’est parce qu’elle est vivante qu’elle peut bien adopter d’autres termes venus d’ailleurs mais elle ne peut continuer de le faire sous le prétexte qu’elle est béate devant plus forte et plus rayonnante qu’elle, elle n’a pas besoin de se travestir pour séduire.

 

La France a pourtant plusieurs exemples qu’elle pourrait suivre. Qu’il s’agisse de la Wallonie, ou du Québec où les communautés francophones se sentent menacées, celles-ci n’y rechignent pas à l’effort car la langue française n’y est pas un outil de communication, elle y est une véritable vision politique. Mais ces communautés, la France les ignore poliment, sous le prétexte de la non ingérence, perdant alors de vue l’évidence même : l’union fait la force comme le tout est égal à la somme de ses parties. Si les parties sont assiégées, il n’est que deux choix possibles : les sacrifier les unes après les autres ou les défendre, et les défendre toutes à la fois !

 

Certes, quelques gestes de coopération francophone existent mais bien timidement, comme si le français ne pouvait être que la langue de la poésie, parfois celle du cinéma, et de temps en temps, celle de la chanson… Le français ne peut-il pas être la langue des sciences, de l’économie, de la médecine ?

J’ai entendu dire, que le problème de la langue française serait son génie de tourner trop longtemps autour du pot, que ses tournures de phrases seraient interminables, et que son souci de la forme laisserait soupçonner un fond plus douteux. A quoi je réponds : oui la langue française est complexe et l’Académie Française elle-même a émis bien des propositions de simplification, mais auxquelles nous n’adhérons que très peu. C’est là un signe que le bon sens devrait interpréter, non pas comme une contradiction inhérente aux francophones, mais comme une fausse piste de réflexion !

A titre comparatif, l’essor prodigieux de la langue de Shakespeare, serait-il dû à sa ‘simplicité’ ? Permettez-moi de balayer cette absurdité. Sa domination actuelle est avant tout l'expression de la suprématie économique et politique des États-Unis. Cela signifie pour notre langue que c’est précisément dans la question du rayonnement économique qu’il faut chercher le noyau du problème. Et, puisque nous semblons manquer d’inspiration, devrais-je rappeler à l’ensemble de la francophonie qu’il compte un nombre impressionnant d’entreprises fleurons, qui ont su semer des filiales partout à travers le monde ? Qu’il s’agisse des entreprises françaises Total, L’Oréal, BNP Paribas, ou des entreprises québécoises Bombardier, Québecor, SNC Lavalin- et autres preuves que penser en français n’a jamais été un handicap pour l’efficacité-, qu’attendons-nous pour les inciter à former leur personnel local à la langue française ? De cette façon, il serait clair pour tous, et pour le monde entier, que vouloir faire partie de cette élite économique va de pair avec la connaissance de sa langue.

J’ai entendu dire, également, que le vrai problème de la francophonie serait la puissance de "l'anglophonie" qui avec sa domination des média et des affaires, rendrait utopique l’idée de chercher à la concurrencer… Mais, qui a dit qu’il s’agissait de la concurrencer ? Nous ne devons pas la concurrencer, nous devons savoir nous en servir et tirer profit de son déploiement. Pour donner un exemple : pourquoi est-ce qu’un chercheur serait obligé de voir ses articles publiés uniquement en anglais ? Est-ce qu’on ne pourrait pas envisager la création d’une revue de calibre international dans les deux langues, en français et en anglais ? User du savoir-faire des autres, c’est non seulement savoir user du pragmatisme sans lequel il n’y a pas de politique mais seulement des idées, mais c’est aussi, savoir faire preuve d’humilité ! Humilité au sujet laquelle Stendhal écrivait dans son Racine et Shakespeare : « il arrive exactement la même chose dans la tête du Parisien qui applaudit Iphigénie et dans celle de l’Écossais qui admire l’histoire de ses anciens rois McBeth et Duncan. La seule différence, c’est que le Parisien, enfant de bonne maison, a pris l’habitude de se moquer de l’autre »… A ce que je sache d’ailleurs, Stendhal n’a pas intitulé son pamphlet Racine OU Shakespeare mais bien Racine ET Shakespeare.

Il est donc entendu que l'objectif n'est pas d'assurer une quelconque hégémonie, ni de s'enfermer dans une citadelle assiégée. Il est de préserver une diversité. La francophonie c’est le refus d'une « monoculture » produite par la seule logique du marché. C’est la raison pour laquelle des pays comme le Vietnam ou l'Égypte, dont les populations sont loin d'être francophones dans leur majorité, tiennent tant à participer à la francophonie. Oui la langue française a un rôle à jouer, un rôle sans lequel il n’y a pas de politique durable et juste : celui de l’équilibre !

Cependant, je me permets de dire à la France qu’on ne peut pas d’un côté souhaiter que la langue progresse, et de l’autre mener des politiques contreproductives en rejetant ce que ce rayonnement implique. Car lorsque j’entends, par exemple, que de jeunes bacheliers des lycées français du Maghreb ou d’Afrique sub-saharienne se voient refuser leur visa d’étudiants, et que de plus en plus nombreux sont ceux qui se détournent de la France au profit de l’Espagne ou du Canada pour leurs études supérieures, je ne peux que déplorer cette incohérence. Et puisque la France, pièce maîtresse de la francophonie, ne cesse de clamer qu’elle est en perte de vitesse, qu’elle est au bord de la faillite, qu’elle ne sait plus à quel sain se vouer, comment voudrait-on alors que l’élite étrangère insiste ?… C’est avec toute l’amitié qui est la mienne pour la France que je viens aujourd’hui lui demander de faire preuve de suite dans les idées et de prendre conscience de ses atouts. La francophonie pourra alors cesser d’avoir peur d’elle-même car ses principes d’universalité et d’humanisme, elle les connaît déjà, ses fins, de démocratie et de solidarité, elle les connaît tout autant, quant aux moyens de les atteindre, c’est là le seul et véritable défi qui nous attend.

 

Najat Jellab

 

Discours prononcé au Sénat français, Palais du Luxembourg, juin 2008

 


Lire l'article complet, et les commentaires