La lecture politique de la lettre de Guy Môquet : l’État n’outrepasse-t-il pas ses droits ?

par Paul Villach
jeudi 18 octobre 2007

Quoi de plus normal que la lecture de la lettre de Guy Môquet devant les écoles françaises suscite le débat ? Qui pouvait s’attendre à ce qu’un président de droite célèbre un martyr venu de la gauche communiste ? En fait, le président de la République paraît s’inscrire dans la tradition gaulliste soucieuse depuis la Résistance de rassembler autour d’un chef des électeurs de toutes familles politiques.

Si, cependant, au-delà de ce souci de rassemblement, la lecture officielle de la lettre de Guy Môquet pose problème, c’est surtout parce qu’on peut s’interroger sur la pertinence d’une telle décision présidentielle. S’il s’agit bien de donner Guy Môquet en modèle à la jeunesse française, on peut se demander légitimement : en modèle de quoi ?

S’agit-il de défendre la liberté d’expression ?

Ce jeune homme de 16 ans, militant communiste, a été arrêté à Paris, le 15 octobre 1940, par des policiers français pour avoir distribué des tracts. Et un tragique concours de circonstances en a fait l’un des otages choisis par le gouvernement de Pétain et livrés aux nazis pour être fusillés, le 22 octobre 1941, à Châteaubriant, par représailles, deux jours après l’exécution d’un officier allemand par trois jeunes communistes. Quelle leçon entend-on donner aux collégiens et lycéens ?
S’il s’agit de les mettre en garde contre ce qui arrive quand la liberté d’expression est muselée, l’intention est louable. G. Môquet n’a jamais été arrêté que pour avoir distribué des tracts. C’est ce qui est arrivé aussi aux jeunes étudiants allemands, Hans et Sophie Scholl, membres du réseau de résistance au nazisme, « La rose blanche », qui avaient eux aussi distribué des tracts dans le hall de l’université de Munich, le 18 février 1943 : dénoncés... par l’aimable concierge des lieux, ils ont été impitoyablement décapités à la hache, le 23 février suivant. Des fac-similés de ces tracts adhèrent aujourd’hui aux pavés devant l’entrée de l’université en hommage à leur héroïsme. C’est le même délit d’opinion qui a été reproché à ces jeunes gens, français et allemands, par les régimes tyranniques de l’époque.
Mais serait-ce que la situation française en matière de liberté d’expression soit telle qu’elle mérite qu’on alerte la jeunesse et qu’on lui montre ce qui menace ? Il est vrai qu’un sondage publié par Libération, mardi 16 octobre 2007, prétend - avec toutes les réserves, bien sûr, que suscite tout sondage - que 62 % des Français pensent que... les médias sont étroitement dépendants des pouvoirs.

S’agit-il au contraire d’intimider ?

Mais la leçon de cette lecture officielle peut très bien être retournée et devenir une sorte d’intimidation : prendre le risque de mourir pour avoir seulement distribué des tracts, franchement, est-ce que ça en vaut la peine ? Ne faut-il pas plutôt veiller à ne pas s’engager inconsidérément, de manière romantique, comme le font de préférence les adolescents, dans des actions certes nobles et généreuses, mais tout compte fait stériles puisqu’elles exposent plus souvent à des morts vaines ? On est plus utile à son pays vivant que mort.
Pis ! La part de hasard tragique qui a conduit ce jeune homme à la mort comme otage choisi arbitrairement parmi d’autres par le gouvernement de son propre pays, ne doit-elle pas refroidir les ardeurs et éviter qu’on s’enflamme pour une cause, si noble soit-elle ? En somme, pourrait ainsi se résumer cette autre leçon, voyez à quoi on s’expose si on agit avec désintéressement et courage certes, mais aussi avec la fougue et l’inconscience de la jeunesse ! « Mourir pour des idées, chantait Brassens, d’accord ! mais de mort lente ! » « Les Saint-Jean Bouche-d’or qui prêchent le martyr, poursuivait-il, / Le plus souvent d’ailleurs s’attardent ici bas. / Mourir pour des idées, c’est le cas de le dire, / C’est leur raison de vivre, ils ne s’en privent pas. »

Un cas de conscience qui ne regarde que chacun

Le martyre de Guy Môquet - comme tout martyre du reste - peut-il donc être vraiment donné en exemple à la jeunesse française ? Au-delà de l’incertitude de la leçon qu’on peut en tirer, c’est surtout un cas de conscience qui ne regarde que chacun, et dont un État ne devrait pas se mêler. Cette distinction est même l’exigence fondatrice de la Démocratie. Sophocle en a livré, il y a 25 siècles, une sublime illustration avec Antigone. Celle-ci revendique face au pouvoir d’État un domaine réservé de la conscience où l’État ne peut pénétrer sous peine de la violer : ce sont, selon le langage de l’époque, ces lois ancestrales inscrites dans la conscience des hommes et qui ne regardent qu’elle seule, réplique Antigone à Créon pour justifier qu’elle ait rendu les derniers devoirs que le roi refusait par décret à son frère Polynice, mort dans un combat fratricide. Le personnage réfléchi de Sophocle ne doit surtout pas être confondu - comme le fait souvent l’École - avec la gamine immature du même nom qu’Anouilh, admirateur de Pétain, a mise en scène, en février 1944, dans Paris occupé, et qui a visé au contraire à la discréditer.

Un État a déjà fort à faire pour rendre l’ordre public qu’il organise, suffisamment aimable afin qu’en cas de menaces pesant sur son existence, les citoyens aient envie de le défendre, jusqu’à donner tout ce qu’ils ont, leur vie. Que l’État commence, par exemple, à faire en sorte que sa propre administration obéisse la première aux lois de la République au lieu de prendre exemple sur les délinquants ! Ou qu’il n’accepte pas qu’une loi, comme celle du 12 avril 2000, encourage les délateurs au détriment de leurs victimes ! Le message donné à la jeunesse française aurait au moins le mérite d’être clair. Paul Villach


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