La libération (6) : l’horrible et inutile bombardement de Tokyo

par morice
lundi 23 août 2010

Et puis, il y a des dates qu’on aimerait bien oublier, dans cette guerre. Celles du 9 et 10 mars 1945, par exemple. Oh, elle ne doit pas vous dire grand chose : on a plutôt retenu celle du 6 août 1945 ou celle du 9 août 1945.. qui se passaient elles aussi au Japon. Ce jour maudit-là, c’est à Tokyo qu’eut lieu une des pires atrocités de cette guerre : le bombardement de la capitale du Japon par 334 bombardiers B-29, bourrés de 496 000 bombes incendiaires au phosphore, magnésium et napalm pour un total ahurissant de 1 700 tonnes de bombes. Près d’un demi million de bombes brûlantes, déversées sur un objectif purement civil. Sous les trappes ouvertes des bombardiers, il y avait près d’1,5 millions de personnes dans la conurbation de Tokyo. Plus de 100 000 périront dans une capitale devenue un immense brasier : c’est davantage qu’à Hirsohima ou Nagasaki. Comment et pourquoi a-t-on décidé pareille horreur, la question divise les historiens. 

En Europe, les bombardements d’Hambourg en juillet 1943 et de Dresde en février 1945 avaient posé les mêmes questions, de même que celui de Pforzheim, oublié de tous ("Operation YellowFin"), datant du 23 février 1945. Comme pour Wurzburg, bombardé le 16 mars 1945, la ville avait été sélectionnée car elle était portée des bombardiers, mais aussi car son vieux centre médiéval brûlerait plus facilement...note l’historien de la BBC Detlef Siebert... on est loin de l’objectif militaire... et très proche du massacre délibéré. Les objectifs visés, en cette fin de guerre, témoignent davantage d’une sauvagerie sans nom que de l’objectif militaire pur. Une dérive qui va rejaillir sur la conduite des bombardements au Japon. Les combats du Pacifique se révèlent meurtriers et horribles : on va en particulier légitimer l’usage du lance-flamme. Une invention allemande (avec le Flammenwerferapparate), devenue le M2A1-7 "flamethrower".
 
Les américains à partir de Pearl Harbour ont mis en marche une machine gigantesque, on le sait. Qui contrôle tout, et particulièrement sa propre image : les nazis ont été les maîtres de la propagande avant 1941, et les USA l’ont bien compris. Alors leurs soldats n’emportent pas que des chewing-gums et des plaquettes de chocolat. Ils amènent aussi leurs disques, les V-Discs et leur magazines, estampillés officiellement, la plupart du temps par un autocollant incitant à acheter des "bons de guerre". Parmi eux, je vous ai retrouvé l’exemplaire d’août 1944 de Popular Mechanics (qui décrit en détail en janvier 44 les LST qui serviront au débarquement !). Un exemplaire supervisé par le service des armées, qui explique ce que sont les bombes incendiaires, mais sans bien sûr en montrer les effets dévastateurs sur la population Trois modèles sont décrits : celles à base de magnésium et de...Thermite (pour la version de l’armée précise PM !), celle au phosphore et celles à base "d’huile", à savoir celle au... napalm ! De la "jellied oil" : c’est bien la terrible gelée de napalm, celle qui colle à la peau et inflige de terribles dégâts aux êtres humains touché par ce fléau. Le modèle plus imposant étant la M76, surnommée PT bomb ou "goop" ou "blockburner". Celles au magnésium sont des "clusters" de tubes de faible diamètre ou de coupe octogonale réunis ensemble dans une enveloppe : une bombe de ce type en contient 110. Un autre magazine, Popular Science, de mai 1944 fera aussi un reportage sur "comment on combat le japon avec le feu" assez sidérant aussi avec le même souci explicatif mais sans jamais évoquer le moindre objectif civil... Présentées comme "la version moderne des allumettes", en raison de leur petite taille, elles sont "faciles à produire" et "les alliés en ont déjà lancé 350 000 "apprend-t-on.
 
"Facile à produire" ? Bien mieux que cela : facile à vendre, également : dans un élan ou un engouement dont on se demande l’origine véritable, on apprend en effet que dès 1943 on a mis sur le marché civil US des... bombes de ce type, destinées à la défense civile pour ses exercices ! "L’esprit d’entreprise américain est venu à la rescousse des formateurs de la défense civile en 1943 lorsque le "Practo-Bomb" incendiaire a été mis sur le marché. Le Ministère de la Guerre a en effet acquis la licence de la Rowland Manufacturing Company pour « la Fourniture de ces unités dans n’importe quelle quantité désirée à une très coût raisonnable. "Un "kit" de thermite, qui n’est donc pas une invention récente, disponible par simple achat : "afin d’éviter la nécessité pour les acheteurs d’obtenir une licence d’explosifs à partir du Bureau fédéral des Mines, tous les fusibles et les bouchons ont été éliminés. Les utilisateurs n’avaient plus qu’à laisser tomber une allumette dans la pâte incendiaire. Les bombes vendues étaient emballées dans une caisse en bois pour le prix raisonnable de 12 dollars la douzaine. Bien sûr, les prix ont chuté avec de plus grandes quantités". Qui a dit que ce pays était fou ? On aurait voulu préparer les populations au caractère inévitable des bombardements incendiaires qu’on n’aurait pas fait mieux !
 
Le problème qui se pose, en effet, 65 ans après, c’est celui du choix de l’objectif  : "L’attaque d’une zone que les stratéges du Bombing Survey avait estimé comme étant à 84,7 % résidentiel réussi au-delà des rêves les plus fous des planificateurs. Attisées par des vents violents, les flammes déclenchées par les bombes se sont propagées à travers une zone de quinze miles carrés autour de Tokyo générant d’ immense tempêtes de feu". Tokyo, alors muni de quelques bâtiments de béton, était une ville traditionnelle japonaise en bois, paille de riz et papier... Une aubaine pour qui voulait l’incendier. Et parmi eux, les américains possédaient un personnage qui était prêt à le faire et à le clamer partout : "le major-général Curtis LeMay, commandant désigné du 21e Bomber Command dans le Pacifique le 20 Janvier 1945, est devenu le principal architecte, concepteur stratégique, et porte-parole le plus percutante de la politique américaine consistant à incendier les villes ennemies". LeMay, à vrai dire, ce belliqueux, cet anticommuniste plus que primaire, est clairement à caser à l’extrême droite US. Pour commencer, il avait d’abord bombardé en altitude et en plein jour Kobé, le 17 mars 1945, avec 159 tonnes de bombes incendiaires et 13 de bombes à explosif plus poussé. Le flot de bombes d’une imprécision totale a été ininterrompu. Près de 1000 bâtiments avaient été atteints, ainsi que deux chantiers navals. Mais le "succès" de Dresde l’avait fait changer d"opinion : désormais ; comme les anglais il ferait bombarder de nuit à faible altitude ! A Kobé on relèvera 8841 victimes civiles, toutes atrocement brûlées. La ville entière avait brûlé.
 
On a découvert récemment les photos des corps calcinés d’Hiroshima, des images qui ont provoqué un certain choc. Insoutenables, ces monceaux de cadavres dont des femmes et des enfants atrocement brulés. Ses images avaient été interdites de publication pour cinquante ans. Il en existe d’autres, notamment un reportage vidéo filmé en couleurs qui n’a toujours pas eu droit à son intégralité. Pourquoi donc ? Car la prise de conscience d’un massacre de seuls civils aurait posé question en 1946 mais plus ou beaucoup moins en 1996. C’est la même chose pour le bombardement de Tokyo, tout aussi révoltant : des monceaux de cadavres carbonisés, des enfants réduits en cendres : aurait-on eu la même attitude vis à vis de Curtis LeMay et sa carrière si ses photos avaient été publiées de son vivant ? La réponse est non. L’homme a tout fait, soutenu par sa hiérarchie pour présenter ses massacres inutiles pour la conduite de la guerre en affaiblissement du potentiel industriel du pays. Or ce potentiel ne résidait pas dans la capitale, loin s’en faut. Et LeMay a recommencé, en Corée cette fois...
 
L’empereur Hiro-Hito, aux premières loges de ce bombardement, bouleversé parce qu’il avait vu ce jour avait réuni son cabinet de guerre où les faucons de son armée continuaient leur forcing suicidaire. Dès le 14 févier 1945, il avait déjà signifié à son homme de confiance et envoyé à Moscou, le prince Konoye, que son pays s’acheminait vers une défaite inéluctable : sa seule crainte alors et que la victoire américaine ne supprime son rôle d’empereur. En avril, en nommant le vieux Kantaro Suzuki premier ministre, il annonçait la couleur : Suzuki était un pacifiste convaincu, qui dû tenir tête à des généraux déchaînés qui souhaitaient continuer le massacre. Le 26 juillet 1945, la déclaration de Postdam offrait aux japonais une capitulation acceptable : c’était ça "ou l’écrasement total" du pays. Le mot n’était pas vain : depuis dix jours les américains disposaient d’une bombe atomique, avec l’expérimentation réussie de Trinity du 16 juilllet, d’une force équivalente à 20 000 tonnes de TNT. A Postdam, Truman avait expliqué à Staline quelle arme avaient les américains : ce dernier avait feint de ne pas comprendre. Le 28 juillet 1945, le grand conseil japonais réunissant ministres et militaires rendait son avis, c’était l’acceptation de l’offre alliée ; mais formulée avec une expression ambiguë, due à son premier ministre : "mokutatsu", prononcée en fin de phrase : ce qui signifiait soit une fin de non-recevoir, soit le fait de ne pas faire de commentaire. Le New-York Times titre le soir même "La flotte attaque à l’heure même ou Tokyo rejette les conditions de paix".... Henry Stimson, alors responsable de la Défense aux USA, avouera plus tard qu’il y avait bien eu méprise sur la traduction du mot employé par les japonais (*). Ce qui rend encore plus dramatique les jours suivants. Les 6 et 9 août, les deux bombes atomiques américaines explosaient, alors que l’empereur du japon avait accepté depuis plus de huit jours la capitulation de son pays. Pouvait-on se passer de cela ? Le livre de Gar Alperovitz, "The Decision to Use the Atomic Bomb", indique clairement que oui (**). Une pétition de scientifiques avait recommandé de faire une "démonstration" en baie de Tokyo avant... pourquoi deux bombes, alors, si ce n’est pour tester deux technologies différentes ? Cela, nous l’aborderons bientôt, si vous le voulez bien...
 
Car LeMay et ses acolytes avait tout prévu, si la bombe atomique tardait à être au point. Et cela, encore, "on l’a appris tardivement avec la déclassification de documents secrets. Comme l’avait dit Paul Rogers d’Open Democracy, le 4 août 2005, si Hiroshima et Nagasaki n’avaient pas fonctionné, les États-Unis avait un plan pour gagner la guerre contre le Japon qui impliquait l’utilisation massive d’armes chimiques [contre] des civils. ... La fin soudaine de la guerre précipitée par les deux bombes atomiques, et les secrets qui ont suivi de la part des États-Unis, ont déguisé depuis de nombreuses années le fait que les États-Unis avait préparé un remarquable plan de secours. Il s’agissait de la production de masse d’immenses quantités d’armes chimiques utilisées contre les villes japonaises, car ce qui était prévu était de tuer le nombre de 5 millions de personnes au moins. Ce plan précédemment secret est venu à la lumière avec la déclassification des documents sensibles, après la fin de la guerre froide, et a été décrit quelques années plus tard dans un document du "Proceedings of the US Naval Institute" par deux historiens militaires, Norman Polmar & Thomas B Allen ("Le plan le plus meurtrier", Proceedings Janvier 1998). Il a à peine touché le domaine public avec le temps, mais il en dit long sur l’approche à la guerre qui s’était développée en 1945, y compris la volonté debinfliger des pertes civiles massives sur une échelle beaucoup plus élevée, de même que les tapis de bombes de Tokyo, Hambourg ou Dresde ou les bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki". ... la folie d’un LeMay n’avait rien à envier à celle d’en face !
 
C’est bien une grande gueule, et pire encore, donc, que soutient le pouvoir et la hiérarchie militaire, d’où sa carrière fulgurante : "dans les années 1940, sa promotion fut très rapide : capitaine en janvier 1940, major en mars 1941, lieutenant-colonel en janvier 1942, colonel en 1943, général de brigade en septembre 1943 !". C’est aussi un dément, un véritable psycopathe, dont on ne caricaturera que fort peu l’image en le faisant devenir... Buck Turgidson, le général psychotique du Docteur Folamour de Kubrick. La scène mythique n’est pas si éloignée que cela de l’original : cela, tout le monde le reconnaît ! "LeMay était apparemment immunisé contre l’horreur de tuer. Il avait dirigé le bombardement au napalm du Japon - qui estime-t-on a tué "plus de personnes dans une période de six heures qu’à tout moment dans l’histoire de l’homme". ll a ainsi un jour résumé la guerre : « Il faut tuer les gens, et quand vous avez tué assez, ils cessent le combat. "Il a également dit : de façon cynique "nous avons bien tué, allez, disons vingt pour cent de la population de la Corée du Nord". En fait, "plus de deux millions de civils sont morts dans les campagnes de bombardements de LeMay et la destruction de barrages géants pour inonder le pays". Ce n’est donc pas un hasard si on le retrouve en politique aux côtés du gouverneur George Wallace, ce raciste invétéré, chrétien "born again"... et pourtant inscrit au parti démocrate ! Ce chaud partisan de la guerre nucléaire et des bombardements de civils n’avait pas grand chose à envier à un Goëring ! Sa haine de John F. Kennedy fut telle qu’on a régulièrement et automatiquement songé à lui comme l’un des commanditaires possible pour son assassinat, avec l’équipe de la CIA aujourd’hui bien répertoriée : Richard Helms, James Angleton, David Phillips, E. Howard Hunt, Theodore Shackley, William Harvey, David Morales, Edward Lansdale, et George Joannides.
 
Plus tard, chef du SAC, Curtis Le May mit en œuvre cette autre folie des missions en B-47 et B-52 de 24 h sur 24, 365 jours par an : une gabegie phénoménale, qui disséminera on l’a vu des bombes nucléaires un peu partout dans le monde lors des crashs des appareils. Il menaçait régulièrement l’URSS de bombardement nucléaire : un fêlé, responsable non pas de milliers mais bien de millions de morts civiles. Un fêlé qui a laissé bien des traces indélébiles au sein de l’Air Force, on l’a particulièrement bien vu lors des bombardements inconsidérés en Irak et en Afghanistan. La "doctrine" LeMay, celles des massacres inutiles de civils, a longtemps continué ses ravages bien après la disparition de son concepteur, disparu le 1er octobre 1990,... trois mois à peine après le déclenchement de "Bouclier du Désert", où l’on assistera à des horreurs telles que la bulldozérisation de soldats vivants dans leurs tranchées, l’emploi massif de bombes à dispersion, la scène dantesque de "l’autoroute de l’enfer" au Koweit, avec des bus napalmisés, et des civils fauchés à la mitrailleuse d’Apache, etc : une énième Blitzkrieg ?
 
(*)"Serait-ce la plus effroyable erreur de notre temps", Williama Coughlin in "Dans les coulisses de la guerre secrète" Selection du Reader’s Digest, 1965, page 515.
 
(**) la liste des documents sur la décision ici
http://www.dannen.com/decision/index.html

 

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http://www.awesomestories.com/assets/bombing-japan-incendiary-bombs-over-tokyo-part-3

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