La liberté nous échappe, elle est illusoire ; restent Dieu et la mort

par Bernard Dugué
mercredi 14 novembre 2012

 Liberté, que de sublimes poèmes ont été composés en ton nom et que de bêtises ont été professées sur ton nom. Sommes-nous libres ? Cette question devrait être méditée par un public dépassant le cercle restreint des élèves de terminale. A y réfléchir de plus près, la liberté semble illusoire, ou du moins une certaine forme de liberté qu’on nomme indépendance. Et qu’on ne confondra pas avec l’autonomie, concept des plus ambigus utilisé en science du management. Indépendants, nous ne le sommes pas ou alors si peu. Pour se nourrir et habiter un logement, nous sommes dépendants d’un employeur, ou alors des aides sociales. Même celui qu’on nomme artisan ou travailleur indépendant reste tributaire du marché et de l’évolution du système économique. Que de petits commerces ont fermé suite à l’installation d’un géant de la grande distribution. Cependant, il ne suffit pas de croire qu’une fois réglée la question du revenu pour vivre décemment, nous sommes libérés et indépendants de toutes contraintes s’opposant à la réalisation de nos désirs et projets. Les dépendances quotidiennes sont largement présentes mais nous les oublions à force d’habitude et parce que la plupart de ces dépendances ne se manifestent qu’à l’occasion d’une panne ou d’un accident. Parfois déficience technique, parfois erreur humaine ou alors une grève et vous voilà scotchés sur le quai à attendre d’être secouru par un GO de la SNCF pour décrypter les messages intempestifs diffusés sur les écrans LED. Voiture en panne et c’est l’occasion de phoner au service assistance de votre assurance. La dépanneuse arrive sous une demi-heure en général mais si le réseaux de votre opérateur mobile est en panne, vous n’avez plus qu’à faire signe aux automobilistes afin d’en chopper un qui dispose d’un autre opérateur. Qui n’a pas connu une panne d’ordinateur n’a jamais vraiment utilisé l’outil informatique. Panne de courant, d’ascenseur et j’en passe… sans compter tous les tracas liés aux cartes de paiement et autres contrariétés. Ceux qui ne disposent pas de carte de crédit et n’ont que quelques euros en poche doivent parfois renoncer à acheter une paire de pompe ou s’offrir un plat au restaurant.

 

La dépendance est disséminée également dans les services publics, avec des tonnes de formulaires à remplir. Je ne vous dis pas le parcours du combattant pour obtenir 10 000 euros de prêts à taux zéro lorsque vous tentez de devenir propriétaire en souhaitant alléger la facture du crédit. Et si vous ajoutez le prêt conventionné à taux réduit du un pour cent patronal, sous réserve que vous soyez éligible, alors mieux vaut prévoir quelques séances de méditation zen. Dans le monde des loisirs, la dépendance est également présente. L’individu du monde hyper industriel s’est rendu dépendant, pour ne pas dire esclave, de bon nombre d’objets parmi lesquels figure le GPS. D’ici quelques générations, les gens risquent de ne plus savoir lire une carte routière. Alors imaginez si le système tombe en panne. Que dire de plus sinon égrener les banalités sur les gadgets et les systèmes technologiques devenus indispensables pour mener une existence « normale » en cette époque où nous sommes gouvernés par un président normal. L’homme dépend des prothèses technologiques et donc des techniciens compétents pour les placer ou les réparer puis du système pour les remplacer. Pour rendre un consommateur dépendant, rien de mieux que de programmer la durée de vie de l’appareil. Dans le monde du travail, c’est pareil. Une pression constante, avec les audits et autres contrôles qualité pour un monde techniquement pur et dont le moindre défaut peu valoir un procès à son fabricant ; tout comme lors d’une opération qui ne se déroule pas correctement et qui place le chirurgien, le personnel soignant et l’hôpital dans le collimateur des experts médicaux habilités devant les tribunaux. Questionnez une infirmière, elle vous dira qu’elle passe la moitié de son temps à tout noter.

 

Peu à peu, en croyant se libérer grâce aux techniques et aux systèmes automatiques et asservis, l’homme s’est illusionné et c’est l’individu qui est devenu progressivement asservi, se mettant sous une pression constante dans diverses situations, au travail, dans ses loisirs, inquiet d’un incident dans un parcours, dans la rue, sur la route, avec les radars, avant le bac, pour les lycéens et les parents ; angoisse aussi de ne pas trouver de travail, d’être mis à la porte et bien évidemment pour sa santé, avec les tendances aux examens à répétitions et aux soins dispensés dès lors que la machine corporelle présente quelque défaillance. Il faut être en bon état de marche en toute occasion. Dépendance également face aux ressources naturelles, notamment énergétiques. Le progrès s’est retourné comme l’homme. A l’époque néolithique, l’homme n’avait pas l’électricité ni l’automobile mais il était moins dépendant. Jouir de tous ces progrès techniques a un prix, celui de l’aliénation. J’ai oublié aussi les dépendances affectives que le corps médical désigne comme addiction, pas seulement aux substances psychotropes mais aussi aux jeux divers, en ligne, sur smartphone et bien évidemment les jeux d’argent tellement ensorcelants que d’aucuns peuvent se faire interdire de casino. Enfin, puisque c’est d’actualité et même considéré comme un enjeu majeur de société, un mot sur la dépendance lié au grand âge, terme aseptisé pour éviter de parler de la vieillesse. Et le schéma ne serait pas complet sans la dépendance, souvent artificielle, de nombre d’activités professionnelles et de productivités face aux directives administratives des bureaucraties se superposant aux échelons communaux, régionaux, nationaux et surtout européens. Comme si tout devait être encadré par des normes indiquant comment il faut agir et vivre. De ce point de vue, une autre forme de dépendance nous est destinée, celle reposant sur les experts de la machine politique et de l’interprétation orthodoxe des chiffres à destination d’une opinion publique asservie. Finalement, on aura bien du mal à trouver la liberté noyée dans le système de l’hyper dépendance.

 

L’époque de l’hyper dépendance, façonnée dans le dernier quart du 20ème siècle et accentuée au siècle suivant, est aussi l’époque des anxiétés et des peurs. Là aussi, la liberté est écornée. N’est pas libre celui qui vit en permanence dans la peur. Pas besoin d’en appeler à la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel pour comprendre que la peur est l’ennemie de la liberté. Alors que dans l’existence quotidienne, nous sommes dépendants les uns des autres. Et même le patron n’est pas entièrement libre, dépendant du marché et du travail de ses employés. Le supérieur dépend souvent de l’inférieur, même s’il y a réciprocité et asymétrie. Cette question de la dépendance ouvre la voie vers une philosophie de l’Histoire où les forces sociales auraient pour ressort un désir, voire une volonté de se rendre indépendant dans un monde gouverné par des liens d’interdépendance. Le caractère fétiche de la monnaie serait alors lié à une sorte d’indépendance que procure la possession d’un revenu et mieux encore, d’un capital. Autre phénomène poussé par la volonté d’indépendance que la fameuse ascension sociale et l’avènement des structures d’encadrement dans l’administration et les grands groupes industriels. Mais au final, comme on l’a fait observer, cette indépendance s’avère plutôt ambiguë et travestie sous la formes des asservissements face aux technologies et aux experts. Après tout, l’homme contemporain se complaît dans cet univers qui, s’il ne l’amène pas vers les vertiges de la liberté et le condamne à une servitude matérielle, lui procure un certain plaisir et une jouissance. Cela étant, le retour d’un refoulé n’est pas à exclure comme on le pressent en constatant toutes ces névroses contemporaines dont on peut dire qu’elles sont l’expression d’un malaise face à toutes ces dépendances. L’homme se révèle ainsi dans son aspiration profonde mais ambiguë à s’affranchir des servitudes en ce monde mis sous haute pression par les instances médiatiques, étatiques et économiques, directives et autres législations à l’appui.

 

L’homme se révolte, contre cette dépendance face aux règlements, aux normes, au système, aux tracasseries administrative et professionnelles, mais il cherche a se refaire et s’indemniser de cet esclavage en s’aliénant dans une autre dépendance, celle face aux loisirs, gadgets et plaisirs, avec d’autres contraintes. Il ne trouvera pas le salut mais il entretient le cercle vicieux de la dépendance qui est aussi le moteur du système et la came vendue par les experts et autres industriels du bonheur artificiel et des festivités publiques factices avec les cultureux de service et les spécialistes en événementiel. Autre pathologie du désir d’indépendance, celle de l’encadrement et de la gestion de systèmes devant être organisé avec le souci des personnes et professionnels mais qui finissent par dériver comme c’est le cas de nombres d’hôpitaux victimes des comportements autocrates qui ne sont que l’exacerbation maladive du désir d’indépendance manifesté par des cadres, pas forcément hospitaliers, vermoulus à l’ego boursouflé.

 

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Que reste-t-il de liberté vraiment authentique ? Sûrement la mort, car quand on part, on ne sait pas où l’on va mais on est certain de ne plus dépendre du monde. Voyage vers le divin ? C’est possible. Mais ne pourrait-on prendre quelque acompte avant le départ final ? Auquel cas, la conscience et la pensée s’avèrent constituer un lieu où l’indépendance est possible. Il suffit de le vouloir et de faire l’effort pour y accéder. La liberté de pensée ne se résume pas à penser ce qu’on veut mais à prendre note de toutes les opinions et de tous les savoirs pour ensuite composer sa propre idée sur une question et d’ériger un jugement personnel sur toute chose. De ce point de vue, liberté et vérité se conjuguent et l’esprit divin n’est pas loin. On retrouve cette idée de libération dans le Paraclet, notion clé des Evangiles signifiant consolateur dans les mauvaises traductions et avocat dans les versions correctes. Avocat pour plaider la défense de la conscience morale auprès du juge suprême et de ce fait, libérer son âme de la servitude morale à travers un pardon accordé par la justice universelle. Dieu, encore lui, incarné et ressuscité, signe s’il en est de l’indépendance du divin face aux choses humaines. Un Dieu libre, c’est une idée qui séduit, incitant à chercher la foi. Avec à la clé une controverse calquée sur celle initiée par Pélage contre saint Augustin, concernant non pas le développement de la sainteté mais de la liberté, avec la participation de la grâce divine ou bien avec ses seules forces mentales. Cette entame vise certainement très loin, engageant qui sait une réforme du christianisme. Penser affranchi, c’est penser en toute franchise et donc accéder à la vérité.

 

Pour l’instant, sachons reconnaître toutes ces dépendances et séparer celles qui ne sont pas nécessaires, voire même néfastes. Résister et lutter contre les asservissements, c’est être debout et se conduire en animal politique, en goûtant la musique, cet art qui libère, âme debout, comme chantait admirablement Catherine Ribeiro en ces temps où les hommes cherchaient la liberté. Maintenant, ils cherchent le plaisir et la sécurité. Quant à la liberté authentique, elle concerne sans doute l’homme divinisé. A méditer !


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