La mort et le gravillon
par Jacques-Robert SIMON
lundi 15 juillet 2019
Si vous jetez un gravillon dans l’océan, l’océan ne sera plus jamais le même qu’auparavant. Le simple fait de naître, et pour les mêmes raisons physico-chimiques que pour le gravillon jeté, rend définitivement l’humanité différente de ce qu’elle était jusque là, que vous soyez maître ou esclave, puissant ou misérable, célèbre ou tapis dans l’ombre. Si vous ne me croyez pas, je vais vous expliquer pourquoi, mais pour ceux qui n’ont que le temps de vivre, ils peuvent s’arrêter à l’image scientifiquement et rationnellement exacte du gravillon et de l’océan.
Prenons des réactifs purement minéraux (inorganiques, c’est à dire non dérivés d’un organisme vivant). Ajoutons un sel d’argent (AgNO3) à un milieu visqueux contenant du bichromate (K2Cr2O7). Après quelques jours, spontanément, des cercles brun-rouges apparaissent : le milieu initialement homogène devient organisé et montre une régularité spatiale. Seul un très petit nombre de réactions chimiques montrent ce phénomène, pour qu’il se produise il est nécessaire qu’une rétroaction entre les produits finaux et les produits de départ se mette en place : le ou les produits finaux doivent faciliter la transformation des produits de départ, l’effet influence la cause.
D’autres réactifs minéraux relativement simples (eau oxygénée H2O2, FeII/III, iode I2) mélangés selon une méthode appropriée peuvent servir d’horloge chimique : périodiquement une couleur apparaît puis disparaît à des intervalles de temps déterminés. Cette fois encore, les études des mécanismes montrent que cette périodicité ne peut être obtenue que si l’on postule un mécanisme de rétroaction.
Quelques autres, mais très rares, réactions chimiques peuvent donner lieu à des réactions périodiques et à des phénomènes d’auto-organisation, toutes ont en commun un mécanisme qui mêle l’effet à la cause : le monde inanimé se sépare du monde animé par ce biais. Il est maintenant possible de déterminer la nature profonde de la vie indépendamment des religions, des philosophies, des présupposés. Au sein de tous les organismes vivants, les réactions ne se déroulent pas simplement en transformant un réactif en un produit. La biologie, qui met en branle constamment phénomènes non-linéaires, bistabilité et rétroaction, se distingue en conséquence radicalement de la chimie à cet égard. La mort d’un individu n’est rien d’autre que le passage du monde des réactions coopératives à celui plus banal des réactions chimiques ordinaires pour lequel les effets sont liés simplement à des causes circonstanciées.
Des assemblées dans lesquelles les interactions sont non-linéaires (un faible ébranlement peut conduire à une grande catastrophe), où s’établissent une bi-stabilité (réponse : oui ou non, en excluant le peut-être), une coopérativité (le second phénomène s’établit plus aisément que le premier) s’appellent des systèmes complexes. Un système complexe peut assez bien être illustré par le jeu du Mikado. Une baguette de bois ne peut pas être ôtée d’un tas de baguettes enchevêtrées sans faire bouger l’ensemble (même si c’est justement le but du jeu si l’on triche un peu). Un jeu de dominos donne une idée d’une assemblée interagissant purement selon un caractère bistable. Un domino peut être soit couché (état 0), soit debout posé sur la tranche (état 1). Si vous mettez une suite de dominos debout les uns à côté des autres (tous à l’état 1 donc), il suffit d’ébranler l’un d’entre eux pour que tous tombent.
L’eau H2O est un système complexe, ce n’est pas seulement un solvant essentiel à l’apparition de la vie, c’est selon notre définition, une forme primitive de vie, la plus primitive possible des formes de vie. En effet, les molécules d’eau s’associent les unes aux autres par un processus coopératif grâce à la formation de liaisons hydrogène H2O•••H. Ces liaisons sont fortes (moins cependant qu’une liaison normale) et directives, la géométrie de l’assemblage est bien fixée. La formation d’une liaison hydrogène entre deux molécules augmente la polarité de chacune d’elles, ce qui accroît la propension à former d’autres liaisons hydrogène avec des molécules non encore engagées et permet de former de plus gros agrégats d’eau. Les agrégats moléculaires ainsi formés ont des géométries assez bien définies mais éphémères, la durée de vie d’une liaison hydrogène est en effet de l’ordre de 10-10s. Les agrégats sont souvent comparés à des icebergs ‘flottant’ au sein de molécules d’eau plus désordonnées, le tout restant toutefois liquide et apparemment homogène.
L’eau avec en son sein des agrégats structurés fugaces permit de donner naissance à des édifices plus pérennes, comportant davantage d’atomes différents, bien mieux organisés : des micro-algues apparues il y a plus de 4 milliards d’années. Ces micro-algues se complexifièrent peu à peu par l’accumulation d’acquis bien plus que par hasard. Le vivant se caractérise par une complexification des entités constitutives lorsque le temps s’écoule. L’évolution aboutira finalement aux Hommes modernes.
Les atomes se sont liés pour former des molécules, celles-ci se sont développées en macromolécules, des cellules ont vu le jour puis des organismes, ceux-ci se sont complexifiés jusqu’à produire les diverses espèces animales dont Homo Sapiens. Les systèmes au fil du temps deviennent de plus en plus complexes et ordonnés (mais non pas symétriques), ce qui donne un sens à la notion de flèche du temps en Biologie, à rebours de la définition classique qui postule une augmentation continuelle de l’entropie (du désordre). Les systèmes complexes ne se fient pas au hasard, bien plus à une (apparente) nécessité : augmenter sempiternellement l’intrication des causes et des effets, amplifier les phénomènes non-linéaires, fournir des états bistables. Cette ‘nécessité’ n’a pas d’origine métaphysique, les systèmes complexes éliminent naturellement ceux qui ne le sont pas ou pas assez.
L’évolution ne s’arrête évidemment pas à l’Homo sapiens, même si la morphologie de l’espèce varie encore significativement, c’est l’ensemble de l’humanité qui change le plus en tendant à se constituer en système complexe, une extrême division du travail engendre des micro-compétences qui isolément ne servent à rien et doivent être échangés contre d’autres pour fournir un ‘utile’. Par ce biais, un ensemble obéissant aux caractéristiques communes des systèmes complexes se forme pour l’ensemble du monde vivant mêlant tous les Hommes de la planète, mais aussi tous les autres animaux, les végétaux, les champignons… et une bonne partie des minéraux que l’Homme consomme avec avidité.
Dans une goutte d'eau, il y a mille milliards de milliards de molécules d'eau (1000 000 000 000 000 000 000.= 10 21) qui toutes peuvent former transitoirement par un processus non-linéaire un agrégat. Le nombre d’agrégats possible est tellement grand qu’il semble inaccessible, il est en tout cas bien supérieur au nombre d’étoiles que compte la totalité de l’univers. L’ensemble des océans a un volume d’environ 1500 km3, ce qui constitue un énorme potentiel pour ce qui se déroule déjà dans une goutte d’eau.
Ainsi, en jetant un gravillon dans les océans on va bien ébranler la totalité des océans grâce aux phénomènes coopératifs qui opèrent pour modeler les formes des agrégats qui s’y trouvent. Les bruits de fond perturberont le signal mais ne le feront pas disparaître. L’Homme sans emprise sur les autres ne fera qu’un petit rond dans l’eau avec son gravillon mais le signal induit ne disparaîtra ni plus, ni moins, que lorsque des puissants parmi les puissants jetteront un énorme pavé à sa place.