La palme d’or du festival de Cannes : un blâme académique et une gifle pour les enseignants ?

par Paul Villach
jeudi 29 mai 2008

« C’est à la fin de la foire qu’on compte les bouses », disait récemment Arnaud de Montebourg, citant un joli proverbe de Saône-et-Loire. Celle de Cannes vient de s’achever et, selon l’usage indigène de ce genre de manifestation commercialo-mondaine, elle a élu parmi les films, mis absurdement en compétition, le film de Laurent Cantet, « Entre les murs », inspiré du livre de François Bégaudeau, comme s’il était possible de décider, entre des œuvres originales aussi différentes que sont les espèces de légumes, laquelle est la meilleure.

Mais c’est ainsi : l’industrie du film comme celle du livre a besoin de circonvenir les incultes en leur assénant un argument d’autorité, un prix, qui accroîtra les ventes.

Pas une seule analyse du film

Le choix du jury fait apparemment l’unanimité. On cherche vainement une voix discordante dans le concert d’éloges autour de cette palme d’or, qui est allée en d’autres temps à Orfeu Negro de Marcel Camus (1959), à Une aussi longue absence d’Henri Colpi (1961), au Guépard de Luchino Visconti (1963) ou encore à Missing de Costa-Gavras (1982). Mais on ne trouve pas davantage la moindre analyse du film dans les articles que le prix a suscités. Soit ils collectent les impressions des spectateurs qui ont vu le film à Cannes et c’est un chapelet de superlatifs : criant de vérité ! Tellement émouvant ! Etc. Soit ils copient fidèlement un dossier de presse puisque, d’un article à l’autre, on retrouve les mêmes observations sur les auteurs, la fabrication originale du film et ses acteurs amateurs. De la part des chroniqueurs qui ont vu le film, pas le commencement d’une analyse !

Les limites d’une bande-annonce

Quoique sa sortie soit prévue pour octobre, il existe pourtant déjà une bande-annonce. Et à condition de s’en tenir strictement à ce qu’elle représente modestement, n’est-il pas possible de se faire une première idée du film qu’elle promeut ? Une bande-annonce est, en effet, la vitrine qu’auteurs et producteurs donnent d’un film pour stimuler chez le spectateur la pulsion d’achat d’un ticket et le faire entrer dans la boutique, ici une salle de cinéma. Elle ne résume pas le film ; elle livre seulement des scènes choisies pour leurs capacités à stimuler cette pulsion attendue. Ces limites fixées, et en prenant les précautions que la mise hors-contexte de ces scènes nécessite pour éviter le contresens, quelle image cette bande-annonce donne-t-elle de ce film ?

Un film sur le modèle de « la télé-réalité »

On comprend d’abord pourquoi les spectateurs peuvent avoir été submergés par l’émotion. Le film emprunte certains de ses procédés à la fameuse « télé-réalité », inaugurée en France par Loft Story : c’est une sorte de School Story.

Les procédés de la « télé-réalité »
1- Les acteurs sont tous des amateurs inconnus, prof et élèves et ils jouent leur propre rôle. 2- Ensuite, ce n’est pas une histoire qui est racontée, mais une sorte de chronique des relations humaines dans un espace scolaire clos. 3- La caméra entre comme par effraction dans les locaux d’un collège pour en épier la vie quotidienne. Tout indice de fiction est gommé : le spectateur doit avoir l’impression d’assister « en direct » à un cours ou à un conseil de classe. Voilà sans doute expliquée cette impression d’« authenticité » signalée par les spectateurs : il n’y a pas d’acteur connu pour les distraire d’une impression de « réalité ». 4- Or, comme pour « la télé-réalité », la prétendue « réalité » n’est que mise en scène et représentations calculées, y compris les apparentes improvisations des élèves puisqu’elles étaient suscitées.

Cette posture réservée au spectateur vise à favoriser un réflexe inné de voyeurisme par assistance - apparemment défendue à toute personne étrangère au service - à l’exhibition de ce qu’on cache en général dans un établissement scolaire. Mais dans le même temps, les élèves stimulent deux autres réflexes socioculturels. L’un est l’attendrissement ou, à tout le moins, l’indulgence de l’adulte devant l’enfant avec ses bons mots ; l’autre est le réflexe de compassion que provoque le mélange ethnique black-blanc-beur, indice stéréotypé d’un milieu défavorisé.



Un professeur angélique
Ces réflexes sont du reste activés par l’empathie que le professeur lui-même manifeste envers ses élèves : les séquences de la bande-annonce le montrent d’une tolérance et d’une compréhension angéliques : il demande gentiment le silence à plusieurs reprises, enseigne l’imparfait du subjonctif sous les quolibets, invite calmement ses élèves à dépasser leurs préjugés. La seule arme qu’il s’autorise est l’ironie pour inviter un élève à se montrer aussi inventif sur une copie que sur le tatouage de son bras. Et, quand il faut malgré tout fixer une limite au gentil bordel ambiant de sa classe, après l’acte violent d’un élève « qui a pété les plombs », il explique aussi gentiment la nécessité de respecter des règles aux élèves, mais plaide au contraire en faveur du coupable auprès de ses collègues. Cette complaisance - ou cette démagogie - lui attire de l’un d’eux le reproche d’« acheter la paix sociale » en refusant toute sanction, au détriment de l’élève lui-même qu’il « laisse tranquille s’enfoncer dans sa mouise tout seul ».

Une ironie volontaire ou involontaire ?

Mais apparemment ce n’est pas la lecture qu’en ont faite les spectateurs prisonniers des réflexes stimulés. C’est pourtant bien le problème qui est posé et que, les yeux embués, ils ont refusé de voir. Qui sait, si une ironie volontaire ou involontaire n’est pas perceptible dans ces séquences d’extraits de cours et d’échanges entre collègues qui dénonceraient mieux que des imprécations l’insoutenable situation d’un collège à la dérive ? Du moins, pour sauver le film, on veut le croire.

Les indices de cette ironie sont dans l’odieux renversement des rôles observé. On n’est pas loin du sketch de Jean Dell (1). Ce n’est pas le professeur qui fait la leçon, mais les élèves !
1- Ils lui imposent d’abord le caprice de leur comportement  : il doit quémander en début de cours le silence ! Cette entrée en matière est désastreuse : « Bien, bien, bien ! Oh ! s’évertue-t-il à répéter. On se calme maintenant ! ». C’est tout juste s’il est écouté. En tout cas, subsistera pendant le cours un bruit de fond que la délicate musique de Satie – sauf erreur – ne couvre pas : les élèves bavardent pendant que le prof parle, ils sont affalés, affaissés sur leur chaise, font autre chose. Jamais le prof n’obtient d’eux qu’ils respectent les règles de la classe pour un travail intellectuel.

2- Ce sont eux ensuite qui décident de ce qui est savoir ou non : il est vrai que le choix symbolique par le prof de l’imparfait du subjonctif comme élément de ce savoir est si caricatural et comique qu’il offre à deux élèves l’occasion de se moquer de lui : l’une ne se voit pas en train de dire à sa mère : « Il fallait que je sois fusse  » ; et l’autre décrète qu’il en est resté au Moyen Âge ! Un aphorisme idiot, tatoué sur le bras de Souleyman, ne donne pas davantage au prof l’occasion de reprendre le dessus en en montrant l’ineptie : « Si ce que tu as à dire, traduit l’élève sentencieux, n’a pas plus d’importance que le silence, alors tais-toi !  » La formule a beau briller des feux du paradoxe, elle n’a aucun sens, puisque c’est justement l’énoncé d’une opinion et sa confrontation à celle d’autrui qui permet d’en mesurer l’importance.

Mais le prof a renoncé à tout affrontement : il ne corrige pas davantage, lui, prof de français, le sabir que ses élèves imposent comme langue officielle de la classe : « un truc de ouf  », « Je pense avec elle », etc. Pervers même, ils savent comment se valoriser à ses yeux : il leur suffit de se réclamer d’un des joyaux de sa culture répudiée. Une élève de 4e prétend avoir lu La République de Platon ! Le prof en reste tout ébloui et la flatte : « C’est très bien que tu aies lu ça !  » La gamine sait qu’elle a mis dans le mille : « Ouais, je sais, s’enorgueillit-elle, c’est pas un livre de pétasse ! Hein ? » "Pétasse" est apparemment l’injure que le prof lui a un jour envoyée ! Réponse de la bergère au berger !

3- Les élèves entendent enfin imposer des limites à sa conduite. Ainsi est-il prié de rengainer son ironie : elle n’est pas appréciée du tout ! «  Ah mais vous charriez trop ! lui reproche une élève. Mais un truc de ouf ! Tout le monde pense que vous charriez trop ! » Ou encore, quand il est question d’une sanction contre l’élève violent qui « a pété les plombs », un autre élève le rappelle à la raison : « Eh ! Monsieur, doucement ! Ça arrive à tout le monde de péter les plombs !  » Il semble que le prof en tienne compte puisqu’on le voit aussitôt plaider la cause du coupable devant ses collègues.

La grande absente, organisatrice du désastre

En somme, on voit un brave prof qui négocie à chaque instant sa place dans la cage aux fauves. Pourquoi en est-on arrivé là ? Même la bande-annonce permet d’y répondre.

Il est une grande absente de ces séquences promotionnelles, mais dont l’initié seul peut percevoir la présence pour peu qu’il sache lire « entre les murs » comme on lit entre les lignes. Si le prof enfermé dans cette classe étroite a ce gentil bordel devant lui, c’est qu’il a renoncé à exiger le respect des règles. Demander une fois, deux fois, trois fois à un élève de se tenir correctement ou de cesser son bavardage, c’est entrer d’abord en conflit avec les élèves. Le récalcitrant ne peut pas davantage rester en classe : il s’en exclut ponctuellement de lui-même en ne respectant pas le contrat. Il doit être conduit au bureau de la vie scolaire avec possibilité de retour seulement après excuses et engagement à respecter les règles.

Mais c’est ouvrir un second front de conflit avec la grande absente, organisatrice de ce désastre, l’administration qui, elle, ne veut pas entendre parler de l’application de la circulaire sur l’exclusion ponctuelle de la classe du 11 juillet 2000. Si le prof ose passer outre, les hostilités sont déclarées et tous les moyens pour le réduire seront mis en œuvre. Un établissement scolaire est un billard à quatre bandes : les élèves, les collègues, les parents et l’administration aux commandes. Rien de plus simple que de choyer l’élève transgresseur – dit « élève en difficulté » – pour bordéliser un prof, ou de « faire donner les parents », quand ce ne sont pas les collègues, pour le déstabiliser ! Au besoin, il se trouvera un inspecteur d’académie pour admonester le prof qui aura osé demandé une justification d’absence à un élève et un recteur pour, avec l’aide du chef d’établissement, lui inventer des fautes de service imaginaires et lui infliger un blâme qu’un tribunal administratif annulera comme illégal deux ans et demi plus tard !


On souhaite se tromper. On aimerait que la bande-annonce soit à ce point maladroite qu’elle n’annonce pas du tout le film qu’on a décrit. Mais, en même temps, on voudrait avoir raison en voyant dans cette chronique – que les spectateurs bouleversés ont pris au premier degré – une dénonciation ironique virulente de l’état lamentable où a sombré l’Éducation nationale dans nombre d’établissements pour le malheur des élèves dont elle a la charge. Il en est un, dans ce cas, qui n’aurait rien compris. C’est le ministre de l’Éducation nationale ! Pas étonnant ! C’est un ancien inspecteur général. Comment reconnaîtrait-il sa part de responsabilité à ce poste dans ce désastre collectif ? Il a osé, selon Le Monde (27.05.2008), présenter ce film palmé comme « un très bel hommage rendu à tous les enseignants de France  ». Bel hommage en effet que cette image d’un prof aux abois par la faute de l’administration ! Il y a des flagorneries qui se retournent contre leur auteur comme une gifle. Paul Villach

(1) Voici le lien qui permet d’écouter le sketch de Jean Dell

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