La photo numérique, fabrique du faux

par lephénix
jeudi 21 janvier 2021

 

La photo-numérique induit un « changement d’époque esthétique » et dissout la frontière séparant la vie privée de la vie publique. Ses « images dynamiques » saturent en flux ininterrompus les réseaux planétaires et instillent insidieusement dans la subjectivité de chacun la « rationalité néolibérale ». Celle d’un « marché planétaire » qui transformerait la vie privée de milliards d’individus en « marchandise », livrée à un « pillage algorithmique continu et implacable » ?

La « photo-numérique » apparaît avec les réseaux sociaux (2004) et le smartphone (2007). Avec ces deux « innovations » s’achève un « régime d’images » qui avait l’évidence et la clarté habitée de ces visages fixés aux sels d’argent depuis des générations. Désormais, des « myriades d’images numériques submergent et occultent le monde », dans une « crise générale du fondement » impactant tous les domaines de l’existence." 

Avant, il y avait le « monde de la représentation », celui d’une « quête d’adhérence aux choses, de vérité et de profondeur ». Le numérique est celui de l’allégorie, c’est-à-dire de « la disjonction, de la fiction et de la surface ». L’enseignant-chercheur André Rouillé (université Paris-8) rappelle que la photo-numérique transforme ses pratiquants en « infra-amateurs », c’est-à-dire en consommateurs, producteurs et « diffuseurs insatiables » d’images. Par là, ils se dépossèdent de leur intimité et la livrent à la curiosité de leurs semblables comme à la « cupidité des opérateurs » du numérique... Ces derniers « stimulent, captent, stockent, traitent et monétisent une matière première emblématique de la société néolibérale de l’information ». Cette matière s’appelle : « la vie des gens »... Contrairement au pétrole qui a été la matière première de la société industrielle moderne, celle-ci ne se consume pas : elle n’en finit pas de s’actualiser avec le consentement de ceux qui s’en dépossédent... L’oeil décisif et ordonnateur derrière le viseur fait place au réflexe machinal de cet « infra-amateur », « opérateur de circonstance » qui « mitraille » sans compter, en s’en remettant aux automatismes de son appareillage high tech. Avec la photo-numérique et l’avènement de la « forme-réflexe d’un dégainer-capter-partager sans vraiment voir » (sans cadrer, sans composer et sans regard), s’achève une relation privilégiée. Celle entre l’homme à l’objectif et son « sujet » ou son « portraituré » dont la subjectivité à grain de peau provoquait cet instantané tellement rare qu’il pouvait s’appeler parfois : « une rencontre »... Evanouie la délicatesse et le tact qui étaient comme la mesure la plus juste de cette rencontre dans le vertige transmutatoire de la prise de vue, avec ce changement de « dispositif » induit par la digitalisation à marche forcée...

Dans « le monde d’avant », l’on peinait à compter le nombre de coups de pinceau dans une vie de Rembrandt (1606-1669). Ou de clichés dans celle d’un virtuose de la « photo-argentique » comme Cartier-Bresson (1908-2004) – il aurait appuyé 540 000 fois sur la détente de son appareil, croit-on savoir tout de même...

Mais l’on est pris de vertige avec les pratiques de ce snipper des temps posmodernes, l’ « infra-amateur » se dévorant de selfies. Pour André Rouillé, le smartphone « ouvre une brèche dans l’histoire des regards et des images ».

 

La "défaite du regard"

« Déclenchez, nous ferons le reste ! » proclamait une vieille « réclame » de Kodak d’avant la première guerre mondiale. Mais dans ce « monde d’avant », l’on savait voir – et cadrer. Chacun oeuvrait selon son instinct de vue pour faire dégorger la vie en noir et blanc ou en couleurs...

Les photographes d’alors savaient ficeler ensemble le cadrage, le sujet, la couleur et la lumière à leur point d’équilibre « optimal ». Ils avaient un regard qui guettait la perfection avec la délicate patience de qui sait attendre le miracle. C’est-à-dire cet instant de grâce où s’accordent les choses immobiles, les êtres évanescents et la lumière qui les révèle...

Les photos-argentiques « étaient des images « du » monde », bien arrimées au « réel » que leur « solide régime de vérité » documentait jusqu’alors. Désormais, avec la photo-numérique, « on ne vise plus le monde réel, on construit à partir de lui et hors de lui un monde d’images  ». Le monde est « devenu un flux d’images » et sa complexité s’y liquéfie dans « le fluide et le faux  »...

Le smartphone « façonne un nouveau rapport au monde visible » en substituant un écran numérique, c’est-à-dire une « surface d’inscription d’images », à un cadre optique. Il est « l’instrument d’un nouveau régime des regards, ceux qu’une véritable hydre omnivoyante jette sur le monde  ». Désormais, « les photos- numériques » sont des « images-mondes », directement associées à des « fonctions de monétisation, de profit et de contrôle ».

Elles présentent bien des « affinités techniques et fonctionnelles » avec le « néolibéralisme » dont l’hégémonie planétaire s’affirme par un processus continu de « déconstruction des structures économiques, individuelles et sociales modernes jugées trop lourdes et inadaptées à l’essor du capitalisme ». Ce « néolibéralisme » a moins besoin d’archives que de mémoire numérique « opératoire, flexible et monétisable ».

La « mondialisation néolibérale » nous enserre dans le « maillage numérique dynamique » d’un « monde de nombres gouverné par le calcul  » avertit André Rouillé : « La photo-numérique investit visuellement le monde, tandis que le capitalisme néolibéral l’investit financièrement. Au moyen de réseaux numériques, l’un et l’autre ont réussi à traverser les frontières et à contourner les règles des Etats, pour investir économiquement, territorialement et visuellement la planète  »...

Dans le chaosmos de cette vaste foire aux « amis » et aux images, chacun a bel et bien intériorisé l’injonction d’ « avoir un compte », de produire « le buzz » voire de « capitaliser » sur son « image »... Les clichés photo-numériques sont des « documents à la dérive d’une époque de doute  » qui congédient la fonction mémorielle du papier et contribuent à « l’effondrement de la représentation » : elles « submergent et occultent désormais le monde » qu’elles fictionnalisent. Désormais, « la quête de vérité s’est transformée en consommation de fictions » voire en fabrication de fakes... Si le « néolibéralisme » est une « force qui imprime au monde une accélération inouïe et une texture nouvelle », le papier n’en résiste pas moins au tsunami numérique. Tout comme l’essentiel qui nous constitue : attaqué à sa racine, il n’en sait pas moins prolonger le plaisir et étirer la prise de vue en prises de terre plus ou moins inspirées entre l’absolu, le cru et le vu...

Du haut de son aérostat, Nadar (1820-1910) fut le tout premier à apercevoir, entre 1858 et 1871, des étendues jusque-là jamais vues de notre belle planète bleue. Sans tomber le moins du monde dans le cliché, alors... Animateur du site paris-art.com, André Rouillé souligne la puissance de cette « mondialisation néolibérale » qui épaissit les parois de notre prison de verre. Celle d’un « monde de nombres gouverné par le calcul » qui éteint les clartés vives de notre belle planète bleue telle qu’elle a été entrevue par Nadar. Pourtant, la mémoire de celle-ci a tant d’avenir – et une si belle palette de couleurs, encore... Peu importe le régime de « vérité photographique », tant qu’il y aura un regard sur cet immémorial-là. Et une âme pour le poser voire y faire demeure.

 

André Rouillé, La photo numérique – une force néolibérale, éditions l’échappée, 222 p., 17 €


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