La politique civilisationnelle et l’argent-roi

par Sylvain Reboul
mercredi 2 janvier 2008

Certains qui se présentent comme soucieux de justice sociale, c’est-à-dire comme favorables à la réduction des inégalités des chances et des droits réels, se gaussent de la dénonciation par le PS ou le MoDem des cadeaux que le président de la République accepte de la part d’amis très fortunés et par ailleurs industriels aux intérêts fortement liés à l’État dans la communication et l’énergie, au risque de faire de celui-ci l’obligé de ces derniers.


Sur AV et ailleurs, ils ne voient, semble-il, ou ne veulent voir, aucun rapport entre l’acceptation ouverte, pour ne pas dire cynique, de ces cadeaux par Nicolas Sarkozy et sa politique sociale. Ils refusent de voir que celui-ci, en tant que personne privée, prend le risque avoué d’un possible conflit d’intérêt avec sa fonction publique, sinon d’un possible trafic d’influence. Ils vont même jusqu’à dénoncer la dénonciation de ce comportement par le PS et le MoDem, comme une diversion qui occulterait l’essentiel, la politique anti-sociale du chef de l’État.

Leur critique prend appui sur l’idée qu’ils se font de la séparation entre la politique réelle et la politique symbolique ou entre la vie privée et la vie publique. Or c’est cette prétendue séparation entre politique idéologique et politique sociale qui est, en l’occurrence, un leurre trompeur exploité subtilement par Nicolas Sarkozy au profit d’une vision de la rupture symbolique qu’il tente d’introduire dans la conscience politique de nos concitoyens quant aux rapports entre la richesse et le pouvoir politique, ainsi qu’entre la vie prétendument privée, alors qu’elle vise expressément à la notoriété publique, et la vie publique.

Nicolas Sarkozy vient d’affirmer dans ses voeux aux Français, en effet, qu’il désire impulser une "politique de la civilisation" ; or, en fait de civilisation, son comportement, dans ses rapports aux plus fortunés dont il accepte les cadeaux personnels en tout genre, tente manifestement de changer la vision que chaque citoyen se fait d’un chef de l’Etat et de son rôle au service de l’intérêt général, en accréditant l’idée que la puissance de l’argent devrait être admise comme un des fondements légitimes du pouvoir politique.
Il s’agit en cela d’un véritable coup de force idéologique contre les valeurs républicaines et démocratiques, dont nul ne peut estimer qu’il est secondaire dès lors qu’il a pour but de préparer manifestement les coups de force sociaux que les critiques de la politique du chef de l’État dénoncent à juste titre.

Nous savons tous, en effet, que tout est lié en politique : un changement de symbolique de cette importance est toujours, comme NS le dit lui-même, civilisationnel : il vise à préparer délibérément la soumission à un ordre des valeurs qui fait de la valeur de l’argent une valeur incontournable, sinon incontestable, de la vie publique et de ceux qui en ont la disposition, les alliés "quasi-naturels" du pouvoir politique au sommet.

Or c’est cette confusion entre le pouvoir politique et la pouvoir économique qui corrompt la démocratie américaine, dès lors qu’elle affecte cette "exigence d’égalité" que Tocqueville admettait comme la valeur centrale de la vie politique nord-américaine : l’argent roi en tant que valeur sociale dominante, dans la tête des citoyens, tend à devenir une condition idéologique et symbolique pour faire que la puissance des plus fortunés soit perçue par tous comme un pouvoir symbolique et politique légitime. Dire que la France est en "retard sur le monde", comme NS l’affirme dans ses voeux, c’est dire qu’elle doit se plier, ainsi que l’Europe, au culte économiste de l’argent roi, mâtiné d’une dose de religiosité transcendante pour compenser les frustrations qu’il génère, en vue de réduire le risque de révolte violente contre les injustices subies par la majorité de la population.

Ainsi c’est tout un de dénoncer la politique sociale de Nicolas Sarkozy et de déligitimer aux yeux de tous les cadeaux qu’il affiche comme "normaux", comme c’est tout un de dénoncer sa vision de la politique civilisationnelle, son discours à Rome, et les décisions anti-sociales qu’il veut faire passer comme modernes.

Nous ne pouvons donc que nous féliciter que le PS et le MoDem soient en première ligne de ce combat pour la démocratie. Sans leur dénonciation, que l’on doit espérer efficace, de ce changement de valeur, celle-ci serait en grave danger, car cette rupture vis-à-vis des valeurs de la démocratie (qui comme l’affirmait Montesquieu suppose, comme fondement idéologique, la vertu ou l’amour de l’intérêt général), subtilement orchestrée par Nicolas Sarkozy, favoriserait l’extrémisme politico-religieux violent et liberticide, comme les nuées portent l’orage...


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