La politique du pi(t)re
par Nicolas Cadène
vendredi 25 mai 2007
Depuis le 6 mai 2007 à 20h00, nous sommes entrés dans ce que je me permets d’appeler la politique du pi(t)re.
La politique du pire, parce que pour un militant de gauche réformiste tel que moi, l’ensemble des propositions de notre nouveau président de la République me paraît aller dans la pire des directions pour le bien commun et l’avenir de notre pays.
La politique du pitre, parce que Nicolas Sarkozy a su décrédibiliser la fonction présidentielle les secondes, les minutes, les heures et les jours suivants son élection à la magistrature suprême : Fouquet’s, boîte de nuît réservée, jet et yacht privés d’un ami milliardaire, séjour sur les plages maltaises durant les commémorations traditionnelles du 8 mai 1945, joggings matinaux devant les caméras et de supposés « paparazzi », gourmette en or, lunette Ray-Ban, chaîne et montre rutilantes, démarche grossière lors de la passation de pouvoir, présentation quasi outrancière de sa famille à l’entrée du palais de l’Elysée déclassé de lieu symbole de l’exercice du pouvoir à simple résidence personnelle, élocution saccadée, etc. En regardant sa télévision, on pouvait s’étonner de constater qu’un monsieur si peu respectueux, et du protocole, et des institutions, puisse jouer le premier rôle. Il faut bien avouer que les De Gaulle, Mitterrand, voire même Chirac dans une moindre mesure, nous avaient habitués à « mieux ».
Quoi qu’il en soit, on constate que la fonction ne suppose plus une culture personnelle au-dessus de la moyenne, ni un sens de l’Etat manifeste. Il est de notoriété que ces qualités ne sont pas celles de monsieur Sarkozy. Ce dernier nous opposerait sa proximité avec le peuple, son refus de l’intellectualisme « bien-pensant » et souvent « de gauche ». Nous lui opposerons ses proximités manifestes avec les milieux financiers, médiatiques et les faiseurs d’opinion, que jamais aucun avant lui n’avait connu, ni à droite ni à gauche.
Peut-être parce qu’avant cette « droite décomplexée », que monsieur Sarkozy a su imposer d’abord à l’UMP (au grand dam de Jacques Chirac) puis à la France, les chefs de l’Etat considéraient comme antirépublicaines de telles proximités banalisées. Comment, en effet, considérer démocratique un régime qui contrôlerait l’ensemble médiatique et qui entretiendrait des relations ambiguës et intéressées avec les plus grands groupes financiers et industriels, au détriment du peuple ? S’il est vrai que la France n’a jamais condamné concrètement ce que l’on appelle les « républiques bananières », elle a désormais adopté de façon discrète et propre un modèle très similaire.
Il y a un certain risque à écrire à découvert de telles critiques pourtant bien dérisoires tant elles sont désormais établies. Un président de la République est le représentant du peuple de France et mérite le respect qu’impose son élection au suffrage universel. Certes, mais la démocratie nous donne le droit, à nous citoyens, d’émettre nos critiques librement dans la mesure où elles ne divulguent pas l’intimité de la vie privée ou n’ont pas de caractère raciste ou xénophobe. Qui plus est, la campagne électorale n’ayant pas été des plus démocratiques du point de vue de son traitement médiatique, il serait « un peu gros » de venir maintenant condamner la moindre critique formulée à l’égard de son vainqueur.
Pourtant, la crainte est persistante. Le citoyen non anonyme, de la même façon que le journaliste public n’osait guère s’en prendre à Nicolas Sarkozy ministre de l’Intérieur puis candidat de l’UMP à l’élection présidentielle, ose encore moins s’en prendre, même complaisamment, à Nicolas Sarkozy président de la République (on peut craindre qu’il en soit de même pour les juges confrontés à un avocat du cabinet qui porte toujours son nom au mépris de toute éthique).
Une habileté politique exceptionnelle
Soyons honnêtes : Monsieur Nicolas Sarkozy est un homme politique extrêmement habile. Il a organisé à la perfection son accession au pouvoir suprême.
Depuis 2002, il s’est imposé dans le paysage médiatique, à user de ses relations et les a entretenues intelligemment. Jamais il n’est apparu en état de faiblesse, jamais il n’a laissé son incompétence technique (pourtant manifeste) le surprendre ou le dévoiler.
Politiquement, il a su ensuite se montrer indispensable à la droite et a imposé la ligne idéologique « décomplexée » d’un parti qu’il a obligé à l’élire président.
Président du parti majoritaire, l’échec au référendum sur le traité constitutionnel européen lui permit de revenir au gouvernement. Un échec qui pour certains aurait été préparé : alors que Jacques Chirac et le Parti socialiste s’étaient entendus pour la date du référendum - le 8 mai, jour symbole car commémorant la fin de la Seconde Guerre mondiale - à laquelle tous les sondages donnaient encore le « Oui » gagnant, Nicolas Sarkozy - selon certaines sources - proposa une date ultérieure - le 29 mai - finalement retenue par le président en exercice qui avait un intérêt commun avec son successeur : faire « exploser » le Parti socialiste. Entre le 8 et le 29, le « Non » avait pu convaincre une majorité des Français, l’Europe politique était repoussée, le gouvernement était défait, le retour du président de l’UMP assuré.
Durant ces cinq dernières années, monsieur Sarkozy a su « éclater », par une individualisation massive, toujours plus la société française. S’adressant toujours à « chacun » et non à « tous », divisant les chômeurs contre les « travailleurs », les « assistés » contre les « bosseurs », les Français de souche contre les immigrés (supposés ne venir que d’Afrique), les « soixante-huitards » et les « fauteurs de troubles » contre la « majorité silencieuse », les « intellectuels bien-pensants » contre les citoyens du concret, « les Français qui se lèvent tôt » contre ceux qui se « lèvent tard », etc.
Bref, chaque citoyen pouvait aisément se retrouver dans ces propos et acquiescer avec la plus grande ferveur. Il est toujours plus facile de remettre la faute sur un autre que se remettre personnellement en question. C’est pourquoi même un Français percevant des allocations abusivement (donc, condamné tant par la gauche que par la droite) pouvait voter et appeler à voter « Nicolas Sarkozy ». Car il lui était dès lors aisé de trouver un bouc émissaire : « c’est la faute à ces immigrés qui font venir femmes et enfants et qui perçoivent toutes nos aides pour pratiquer leur intégrisme et détruire nos traditions ». Cette pensée proprement raciste et écœurante illustrée par ce genre de propos n’a jamais été combattue par Nicolas Sarkozy qui bien au contraire la développait à l’extrême. La peur de l’autre et son accusation perpétuelle : voilà la clé d’une réussite électorale facile. Le président de la République l’avait parfaitement saisie et, avouons-le, l’avait usée de la meilleure (pire) des manières (rappelons-nous du « mouton égorgé dans la baignoire » sur TF1).
Cette ligne stratégique a un effet néfaste : elle divise profondément et suscite tant l’adoration que la haine. Pour la première fois dans l’histoire de la Cinquième République, l’élection d’un président a suscité de très violents heurts dès l’annonce des résultats. Si 53% des Français ont voté pour M. Sarkozy, 47% ont voté contre, avec un sentiment très prononcé de crainte et de répulsion à l’encontre du candidat UMP.
Pendant trois nuits consécutives, des rassemblements s’opposant à Nicolas Sarkozy et à la politique qu’il représente, encadrés par d’importants dispositifs policiers, se soldèrent partout en France par des affrontements et des incidents. Entre le 6 et le 8 mai, 841 personnes furent interpellées sur l’ensemble du territoire. La justice fut alors appelée à punir ce qui était présenté comme un « déni de démocratie ». Les comparutions immédiates se multiplièrent. De nombreuses peines de prison ferme tombèrent comme autant de coups de matraque souvent dans les conditions d’une justice pour le moins « expéditive ».
Lou M., dans un récent excellent article rappelle qu’ « aujourd’hui, une atteinte à un officier de police, qu’il s’agisse même d’outrage ou de rébellion, est considéré comme un fait extrêmement grave et donne lieu à des poursuites » selon Emmanuelle Perreux, présidente du syndicat de la magistrature. A Paris, Romain, sans antécédents judiciaires, écopa de quatre mois ferme pour « tentative de violence volontaire ». Un haut magistrat considère « scandaleuse » cette disproportion flagrante entre les délits et les peines.
Selon le syndicat de la magistrature, les procureurs généraux donnèrent des consignes orales aux parquets. « Il s’agit de favoriser la procédure de comparution immédiate et de requérir des peines sévères », toujours d’après Emmanuelle Perreux. « Ces consignes ont été suivies ». Le gouvernement Jospin avait supprimé les instructions aux parquets par le Garde des Sceaux et les procureurs généraux en matière d’action publique. La loi Perben II du 9 mars 2004 les a rétablies. Emmanuelle Perreux relève d’ailleurs une intervention de plus en plus présente des procureurs généraux, et « une subordination hiérarchique directe ». Cette subordination est facilitée par le statut même des magistrats du parquet, qui sont placés sous la direction et le contrôle de leurs supérieurs hiérarchiques et sous l’autorité du Garde des Sceaux. Ils peuvent être mutés et révoqués contre leur gré, contrairement aux magistrats du siège qui, eux, sont inamovibles.
Bref, comme le rappelle encore Lou M., on peut craindre sérieusement que l’Etat ne reconnaisse plus la contestation politique comme légitime. Rappelons que les mouvements contestataires sont beaucoup moins durs et violents qu’avant - la perception d’une violence accrue est une illusion d’optique. Mais la répression, elle, est nettement plus dure. Cette répression judiciaire bafoue certains principes élémentaires de la justice pour de nombreux avocats et magistrats. La détention provisoire, considérée comme « exceptionnelle » dans le code de procédure pénale, est ainsi généralisée. La défense dispose de peu de temps pour s’organiser. Les inculpés sont présentés à la chaîne devant les juges.
Tout cela, cependant, n’a que peu d’importance pour monsieur Sarkozy qui ne retient que l’effet positif de sa stratégie - son élection - et qui pense suffisamment contrôler l’état de l’opinion française. Il est certain que ses relations privilégiées avec l’ensemble des médias et des sondeurs qui ne connaissent plus aucune indépendance[1] l’y aident concrètement.
Depuis son élection, Nicolas Sarkozy ne s’arrête pas pour autant dans sa conquête du pouvoir. Alors qu’il est l’homme le plus important de France, il lui faut toutefois une majorité absolue pour être en mesure de diriger comme il l’entend le pays. La stratégie qu’il emploie est là encore extrêmement habile, voire franchement « diabolique ».
En flattant les ego, en usant de quelques « dossiers » et « affaires », en jouant de son pragmatisme, il a su mettre en lumière certaines personnalités de gauche à ses côtés. Bien sûr, ne laissant rien au hasard, ces nouveaux membres de son gouvernement d’ « ouverture » sont strictement surveillés par des proches et voient leurs champs de compétence concrète sérieusement entamés. Mais qu’importe, la lumière médiatique ne porte pas sur ces détails mais bien sur les nouvelles « têtes d’affiches » de cette « ouverture à gauche ».
C’est un excellent stratagème que de faire croire en une certaine cohabitation telle que celle pratiquée en Allemagne. Monsieur Sarkozy se souvient du succès rencontré par François Bayrou lorsqu’il souhaitait mettre fin au « bloc contre bloc ». Voilà que le nouveau président fait mine de l’appliquer... en écartant tout proche du président du Mouvement démocratique.
Pour l’opinion publique « travaillée » et scrutée depuis cinq longues années, et qui forge essentiellement ses idées suite à ses lectures, écoutes ou visions de médias proches du pouvoir, l’illusion n’est pas perceptible.
Pourtant, là encore, une telle stratégie excellemment menée a un effet néfaste : le renversement implicite, camouflé, travesti de la démocratie en France. Ce que souhaite Nicolas Sarkozy s’apparente au contrôle et au pouvoir absolus.
En mettant en exergue son ouverture, il parvient en réalité à enfermer l’ensemble des positionnements idéologiques entre ses mains. Sa stratégie a pour objectif de décrédibiliser totalement le Parti socialiste et a lui laisser un minimum de sièges à l’Assemblée nationale. Monsieur Sarkozy forme doucement mais sûrement un régime à parti unique, l’UMP - dont il n’a pas délégué la présidence -, qui comprendrait un prétendu « pôle centre », et un supposé « pôle gauche » à côté d’une droite dure et décomplexée, qui en réalité mènerait la danse.
« C’est à travers le bon ordre que tous les peuples sont arrivés à la tyrannie »
Pour conclure, je voudrais simplement citer Alexis de Tocqueville qui dans la première moitié du XIXe siècle écrivait :
« (...) Si, à ce moment critique, un ambitieux habile vient à s’emparer du pouvoir, il trouve que la voie à toutes les usurpations est ouverte. Qu’il veille quelque temps à ce que tous les intérêts matériels prospèrent, on le tiendra aisément quitte du reste. Qu’il garantisse surtout le bon ordre. Les hommes qui ont la passion des jouissances matérielles découvrent d’ordinaire comment les agitations de la liberté troublent le bien-être, avant que d’apercevoir comment la liberté sert à se le procurer ; et, au moindre bruit des passions politiques qui pénètrent au milieu des petites jouissances de leur vie privée, ils s’éveillent et s’inquiètent ; pendant longtemps la peur de l’anarchie les tient sans cesse en suspens et toujours prêts à se jeter hors de la liberté au premier désordre.
« Je conviendrai sans peine que la paix publique est un grand bien ; mais je ne veux pas oublier cependant que c’est à travers le bon ordre que tous les peuples sont arrivés à la tyrannie (...) ».
Nicolas CADENE
[1] Rappel sur la concentration des médias et les liens entre ces derniers et le président de la République :
- France Télévisions (l’Etat français : France 2, France 3, France 4, France 5, RFO, France 24, France ô) est présidé par Patrick de Carolis (soutien de Nicolas Sarkozy), et contrôle une diffusion réalisant 40% de l’audience française.
- TV5 est présidé par François Bonnemain, un proche de Jacques Chirac et un soutien de Nicolas Sarkozy.
- Radio France (France Info, France Inter, France Culture, France Bleu, France Vivace, Le Mouv’), est présidé par Jean-Paul Cluzel, longtemps collaborateur de Jacques Chirac, soutien de Nicolas Sarkozy.
- Bouygues détient TF1 et LCI (Martin Bouygues est le parrain du fils de Nicolas Sarkozy) : 40% de l’audience.
- M6 est présidé par Nicolas de Tavernost, c’est un soutien de Nicolas Sarkozy. Via une holding, Vincent Bolloré -ami de ce dernier- est un des principaux actionnaires de la chaîne.
- Lagardère (Arnaud Lagardère considère Nicolas Sarkozy « comme son frère ») et Editis (propriété de Wendel : présidé par Ernest-Antoine Seillière) réalisent plus des 2/3 de la production littéraire française.
- Lagardère détient de très nombreux magazines et radios, tels Paris Match et Europe 1.
- Dassault détient de nombreux quotidiens et magazines, tels Le Figaro et Valeurs Actuelles (Le fils Olivier Dassault est député UMP, Serge Dassault est sénateur UMP et un très proche de N. Sarkozy)
- Bolloré détient de nombreux « gratuits », la chaîne « Direct 8 » et indirectement est un des principaux actionnaires de M6.
- Le CSA est présidé par Michel Boyon, ancien directeur de cabinet de Jean-Pierre Raffarin
- 60% de la diffusion de la presse magazine sont réalisés par Lagardère, Mondadori France (Silvio Berlusconi) et Dassault.
- Agences de presse : il n’y a que 3 agences mondiales : AP (presse US), Reuters (en France, lié à l’Etat français) et AFP (présidé par Pierre Louette, ancien du cabinet d’Edouard Balladur et soutien de Nicolas Sarkozy).
Tous ces groupes ont des intérêts croisés : administrateurs communs, actionnaires communs, etc. Un grand nombre de leurs dirigeants proviennent de cabinets ministériels, et réciproquement. Chaque parlementaire mentionné a voté la loi DADVSI.