La Russie de tous les fantasmes (2) : la propagande

par Opposition contrôlée
vendredi 17 février 2023

Les sociologues et psychologues ont beaucoup étudié cette question : peut-on faire changer d'idée un individu en débattant ? La réponse est non, ou presque.

Le positionnement d'un individu est conditionné par son appartenance "communautaire". L'humain étant grégaire par nature, il défendra la position de son groupe pour ne pas risquer l'ostracisation, quand bien même cette position serait totalement invalidée par des faits incontestables. Les seuls cas de changement d'idée sont observés dans le cadre de relations amicales, fortes, par un processus de débat bienveillant, ou chez les marginaux assumés. 

Conclusion : on ne peut prêcher que les convaincus. Les "débats" idéologiques sur Internet n'ont aucune chance de "convertir" quelqu'un, et souvent, plus on lui démontrera qu'il a tort, plus il se retranchera sur ses positions. Dès lors, quelle est l'utilité de ces pugilats permanents ? Renforcer le groupe. Il est nécessaire de le rendre visible de manière tangible pour que les individus s'y maintiennent.

J'insiste sur ce phénomène, et sa puissance : combien de fois entend-on, lors de l'évocation de drames familiaux, des formules comme "toute la famille savait, mais personne ne réagissait" ? Ceci est tout à fait du même ressort, le groupe étant ici familial. Voyez aussi une très belle illustration dans le film Le septième juré (1962), dans lequel un notable de province avoue le meurtre d'une prostituée, après qu'un habitant, amant de la victime, fût accusé à tort. Personne ne veux l'entendre, bien que tout le monde avait compris qu'il était le meurtrier avant même ses aveux, son épouse, le commissaire de police, l'accusé... On voit l'intérêt du groupe social des notables prévaloir sur la loi, la morale etc, toutes les vertus supposées dont il se réclame.

Ce qui va m’intéresser ici, ce sont les groupes politiques, idéologiques. En définitive, le comportement grégaire ramène au concept de la "double-pensée" orwellienne. Il renforce les contradictions internes au groupe, en empêchant de les résoudre, par un simple processus d'abolition de la pensée critique. Un effet direct de cet éloignement consenti de la réalité, c'est l'incapacité d'agir sur elle. Dans le cadre de la politique, limiter sa capacité d'agir sur le réel signifie simplement un abandon de pouvoir.

De nos jours, le lieu de formation des groupes idéologiques, c'est Internet. Or, il existe -pour une fois- un consensus chez les scientifiques, concernant les effets de l'utilisation d'Internet, particulièrement les réseaux dits "sociaux". On observe une tendance systématique à une bipolarisation des camps, qui s'accompagne d'une fanatisation de ceux qui s'y identifient. D'après ce que j'ai écrit plus haut, le bilan net est un abandon de pouvoir, ce qui pourrait expliquer en partie le dépérissement de la démocratie, assez visible, je pense, dans tous les pays qui s'en prévalent.

Cet effet n'est pas directement lié à l'essence d'Internet, mais procède d'une volonté. De la part des propriétaires de ces réseaux d'abords, pour de simples raisons mercantiles : le phénomène est entretenu, car il est lié au phénomène d'addiction. Mais parallèlement, l'effet est encouragé par les opérateurs de la guerre de l'information, car c'est un levier formidable de manipulation et de neutralisation des masses.

Dans le rapport de la commission sénatoriale américaine dite "Church", qui enquêtait dans les années 1970 sur les agissements des services secrets américains (CIA, NSA, FBI, renseignement militaire, fisc), les auteurs conclurent notamment : "le rôle des services est d'empêcher la libre circulation des informations". Ceci est valable évidemment quel que soit le pays.

Depuis cette époque, il est vérifiable que ces services ont accru leur pouvoir de manière considérable, et donc leur emprise sur les populations. L’apparition d'Internet devait s'accompagner de mécanismes perpétuant l'entrave à la libre circulation de l'information, ce qui est contradictoire avec la nature même du réseau. Il fallait donc implanter ces mécanismes chez les individus, en agissant sur leur psychisme, afin de modifier leur comportement, encourager les réflexes grégaires, afin de neutraliser leur capacité à analyser l'information, à admettre les faits. On trouvera certainement ici une corrélation avec la chute vertigineuse du QI en occident. À l'adage "diviser pour mieux régner", il faut désormais ajouter "abrutir pour mieux diviser".

Autre phénomène psychologique largement exploité, et directement corrélé à l'utilisation abusive des moyens de communication, qui parvient à paralyser les masses, "l'interpassivité", théorisée par le Pr. Robert Pfaller, spécialiste autrichien des théories culturelles. Illustrons son principe avec un exemple : il arrive encore de nos jours qu'un film très critique du capitalisme, ou du système médiatique etc, sorte dans les circuits les plus officiels, d'une machine de production parfaitement capitaliste et directement impliquée dans le système médiatique. L'effet observé sur les spectateurs est qu'ils ont l'illusion, le sentiment d'avoir agit, lutté contre le capitalisme ou l'emprise médiatique par le simple fait d'avoir vu le film. Plus généralement, l'interpassivité implique que nous pouvons nous décharger de certaines tâches ou de certains comportements en les déléguant à des objets ou à d'autres personnes. Nous pouvons ainsi déléguer notre capacité à penser, à agir, ou à ressentir à des technologies, à des experts, à des stars.

Il y a quelques "cas d'école" où il n'est pas difficile de voir ces principes en action. Le phénomène Trump en est un, particulièrement intéressant, que j'ai déjà partiellement traité dans un article précédent. Il est remarquable que ses partisans ont créé toute une mythologie autour de ce personnage sans grande stature intellectuelle, tout juste un bon tacticien de la communication. J'ai eu quelques "conversations", pénibles, avec des zélotes français du personnage, réfutant point par point les prétendues grands succès de sa politique. J'ai rapidement compris que la réalité ne les intéressaient pas, voire même les dérangeaient. Je parle de réalité, par ce qu'il y a des méthodes rigoureuses qui permettent d'avoir non pas une vague opinion, forgée par la répétition en boucle d'affirmations gratuites, mais bien des certitudes basées sur des faits.

Je ne vais pas m'attarder sur Trump, mais je citerai quelques exemples. "Grâce à Trump, le chômage a baissé". Si on regarde les courbes du chômage aux E-U, on voit qu'elle a effectivement baissé jusqu'en 2020, mais exactement selon la même pente qu'avant le mandat de Trump, depuis une dizaine d'années. Ce qui signifie que Trump n'y est pour rien. En prime, des officiels américains ont clairement expliqué qu'en réalité, on ne faisait qu'arrêter de compter les chômeurs en modifiant les modes de calcul. En regardant l'évolution du déficit commercial, du taux de taxation des ultra-riches, des indices d'inégalité économique, etc, on ne constate aucun "accident" sur les courbes, montrant dans tous les domaines que le mandat de Trump a été exactement dans la continuité de ceux de ses prédécesseurs, à l'exception de la forme de communication. Et pour cause, les bons intellectuels américains vous expliqueront que démocrate et républicains sont les deux faces de la même pièce, et sont d'accord sur toutes les politiques essentielles. Pour dissimuler ceci, ils mettent en scène leur affrontement "cataclysmique" autour des sujets non-politiques les plus "clivant" possible, en surenchérissant les déclarations provocatrices. D'autre part, il est illusoire de croire que les orientations stratégiques du pays sont modifiées tous les 4 ans, à la faveur de l'élection d'un agent immobilier acteur de télé-réalité.

Cependant, il est nécessaire pour la classe dirigeante de faire avancer ses intérêts tantôt par la droite, tantôt par la gauche. Par exemple, la droite exige des mesures plus fermes contre les criminels et obtient des lois coercitives, ensuite, la gauche se charge de réviser ce qui est criminel ou pas pour réduire la liberté d’expression. La gauche commence à introduire l'idée de la suppression de la police, la droite obtient une loi de défiscalisation des polices privées, en toute discrétion, sans qu'aucun commentateur politique n'ai jamais fait le rapprochement. Il va sans dire qu'à ce petit jeu, le peuple n'est jamais convié. C'est pour lui donner l'impression du contraire qu'on le chauffe à blanc sur tel ou tel sujet, qu'on l'enrôle dans le militantisme.

C'est bien le schéma que je décrivais en haut de l'article, la bipolarisation entraîne une fanatisation, et n'est finalement que le symptôme d'un abandon de pouvoir, et d'un renoncement à la réflexion.

Cependant, et c'est aussi un phénomène dû à Internet, des acteurs étrangers peuvent venir participer au jeu médiatique. Ici, il faut voir la propagande comme du Judo. Il s'agit d'utiliser la force de l'adversaire pour la retourner contre lui. Comme dans toute forme de guerre, il existe des tactiques dites asymétriques. La confrontation Russie-Occident nous en offre de très bonnes illustrations, que j'aborderai plus loin.

Globalement, on peut observer que la clef de la stratégie de propagande russe repose sur les principes soviétiques issus du marxisme-léninisme. Il s'agit de s'appuyer sur les contradictions de l'Occident capitaliste. Typiquement, celui-ci justifie ses faits et gestes, sa politique internationale, en faisant valoir "ses valeurs". Suffrage, liberté d'expression, séparation des pouvoirs, état de droit, liberté d'entreprendre, et désormais protection des "minorités". Autour de ce constat, nous voyons clairement émerger deux camps qui s'affrontent dans l'opinion occidentale : ceux qui adhèrent à cette justification, et ceux qui conteste la réalité effective de ces valeurs.

Ces "valeurs" n'ont jamais été absolues, et par construction, le système capitaliste favorise systématiquement ceux qui ont de l'argent. Cela leur permet de fixer les bornes de la liberté d'expression, de promouvoir les discours ou de les dissimuler, de faire la publicité de leurs candidats au suffrage, d'altérer la loi à leur profit par le lobbying, l'influence, la corruption, de définir qui est une minorité reconnue ou pas, de capter les bénéfices de l'entrepreneuriat.
Cependant, nier totalement l'existence de ces valeurs, c'est renoncer à les défendre, fût-ce des miettes. Ça n'est pas un argument très glorieux, mais il faut admettre que "c'est pire ailleurs", dans beaucoup de pays hors de l'Occident.

Pour rentrer dans le cœur du sujet, il est tout naturel que la propagande russe en France s'adresse principalement aux contestataires. Devant la quasi-unanimité des discours de la presse institutionnelle, la stratégie logique pour un média comme RT France est (était) de mettre en lumière cette absence de pluralisme, en offrant des tribunes à tous les intellectuels ostracisés qui le désirent et qui conservent un niveau de "respectabilité" suffisant. C'est la dénonciation de la contradiction flagrante qui règne en France, quant aux discours sur la liberté d'expression, de la presse, etc. Selon le même principe, les discours de supériorité morale et de démocratie occidentaux sont contredits en médiatisant prioritairement les manifestations, groupes militants contestataires, même s'il s'agit de groupuscules. On pense évidemment aux "gilets jaunes". 

Il n'a jamais été nécessaire - ni opportun - pour RT d'avoir une ligne éditoriale fortement marquée par la défense des intérêts russes. Sur tel sujet international, les propos des responsables occidentaux sont relayés au même titre que ceux de leurs homologues russes, sans aucun commentaire partisan de la part du journaliste. Sur ce terrain "la nature fait son travail" si j'ose dire. Nos sociétés sont dans un état avancé de régénérescence, ce sont des sociétés du spectacle. Leurs porte-parole sont à leur image, tiennent des propos simplistes, infantilisant, grossiers, ce sont des discours "marketing", pas plus consistant que ceux de la publicité. Sur ce terrain, les Russes sont redoutables. Mis à part pour émarger les éléments de langage, tel un loto-bingo de la fumisterie, il ne me viendrait pas à l'idée d'écouter un discours de Macron ou de Bruno Lemaire. Dans un discours de Sergei Lavrov, vous en avez pour votre argent, culture, Histoire, géopolitique. Il est tout à fait légitime de critiquer ces discours, on peut les considérer "biaisés", trompeurs, sournois, ou que sais-je, mais le fait est qu'ils n'ont pas d'équivalent chez les responsables politiques occidentaux.

Quand bien même RT a été censurée en Europe, par voix autoritaire, elle a déjà accomplie son œuvre : la très forte demande d'informations "alternatives" a été dirigée vers les canaux russes, qui sont très nombreux. Il faut cependant relativiser, et particulièrement depuis la France, l'ampleur de l’influence russe, et surtout quitter cette idée simpliste qu'un partisan affiché de la Russie ne subit pas l'influence majeure des Etats-Unis. Les moyens sont très inégaux, le "soft-power" américain est écrasant, et s'accommode très bien d'une fraction pro-russe de l'opinion. C'est un "marché" comme un autre pour la propagande, et il sais également utiliser la force de l'adversaire.

La propagande anti-russe utilise principalement le personnage de Poutine. Poutine, dans la tradition autocratique russe, a dû construire une image "d'homme fort" pour exorciser le spectacle lamentable du clown Boris Eltsine, acteur principal de la plongée du pays dans l'anarchie durant les années 1990. L'idée est d'en faire la victime de son succès. Sa permance au pouvoir depuis des décennies, et son image d'homme fort prête le flanc à le taxer de dictateur. Sa proéminence médiatique permet de distiller dans les esprits plusieurs perceptions défavorables à l'égard de la Russie. Principalement, nier l'existence d'institutions dans le pays.

Poutine fait tout, décide de tout. Le destin de toute une nation serait alors dépendant de la survie d'un individu unique, d'un âge déjà avancé. Ceci implique que les jours de la Russie sont comptés comme ceux de son président. Le "culte de la personnalité" de Poutine est donc une arme de choix pour les Américains, qui noyautent les milieux pro-russes pour en faire la promotion. "La Russie de Poutine" est l'expression préférée par ses adversaires, il s'agit de la faire répéter par ses partisans. Cependant, le problème de sa succession est réel, et tient paradoxalement à son très haut taux d'approbation dans le pays. Ce taux n'est pas remis en question en Occident, rare concession à la réalité, parce que ce n'est pas nécessaire. 

On voit ici la complexité de la guerre de l'information. Les Américains ont tout intérêt à aller dans le sens du discours russe du caractère exceptionnel de Poutine, tout en le prétendant malade, ou fou, par d'autres canaux, dans tous les cas irremplaçable.


Autre domaine d'affrontement des propagandes, la question du "choc des civilisations". Conçue comme arme de guerre par les Etats-Unis, cette vision du monde a été largement reprise par les Russes, à leur avantage. J'en ai déjà fait un bref historique, remontant au XVIIIe siècle, en montrant qu'elle a été imposée progressivement depuis les années 1970,. Elle est basée sur un univers mental religieux, champ qui constituait une lacune flagrante du "soft-power" soviétique. L'instrumentalisation de la religion, que j'ai également traité dans une série d'articles à propos de l'islam, était une arme de choix pour la lutte anti-soviétique et anti-communiste. Le retour de la Sainte Russie orthodoxe est d'abord et avant-tout un comblement de cette lacune. La Russie accepte le jeu de la rhétorique du choc des civilisations en invitant la majorité de celles-ci, conservatrices, à la voir comme leur champion, face à l'Occident décadent sur le plan des mœurs.

Tout ceci n'est que pure fiction, d'un côté comme de l'autre, pur opportunisme. Plus on parle de religion, en lieux et place de politique, moins la pratique religieuse est concrète. Dans les études chiffrées, la pratique religieuse en Russie est à peine supérieure à celle de la France, les deux sont très basses. Le délire médiatique, le matraquage de propagande pousse le "débat" dans la fiction. Un exemple : la seule religion qui progresse en France, c'est le protestantisme sauce américaine, qui je le dis comme individu élevé dans le protestantisme allemand, n'a aucun lien théologique avec celui-ci, contrairement a ce que de nombreux bavards médiatiques affirment. Autre fait qui ne rentre pas dans les crânes, l'islam régresse partout, y compris en France et dans les pays musulmans. Les signes extérieurs peuvent être de plus en plus provocateurs, la médiatisation de revendications de groupuscules poussée en avant, mais concrètement, en France, l'islam perd deux adaptes pour un converti. Discours inaudible pour la plupart des lecteurs, j'en suis conscient.

Pour conclure cette partie, j'utiliserai moi aussi les références religieuses. L’évangile de Jean nous dit "La vérité vous rendra libre". Mais l'Exode nous en avertit : vous serez libres dans le désert.

À Suivre.

 


Lire l'article complet, et les commentaires