La Sécurité sociale : pour quoi faire ?

par Michel J. Cuny
lundi 2 novembre 2015

Pierre Laroque, le père de la Sécurité sociale telle qu’elle a triomphé en France dans la seconde moitié du vingtième siècle, écrivait en janvier 1934, dans le premier numéro de L’Homme nouveau, un article intitulé "Politique sociale" dans lequel on pouvait déjà lire :

« L’assistance avilit intellectuellement et moralement, en déshabituant l’assisté de l’effort ; en le condamnant à croupir dans la misère, en lui interdisant tout espoir d’élévation dans l’échelle sociale… elle est dépourvue de tout effet intellectuel et moral, elle ne fournit au problème social que des solutions partielles et fort imparfaites.  »

Après la défaite de 1940, plus ou moins organisée par les "élites" réactionnaires du pays qui préféraient obtenir d’Hitler d’être "libérées" du Front populaire plutôt que de persister dans la ligne des idéaux républicains, et après la mise à l’écart du Conseil National de la Résistance obtenue par De Gaulle dès les lendemains de la Libération, différents personnages qui avaient appartenu au Conseil d’État de la IIIème République finissante, puis, pour un temps au moins, à l’administration conduite par le gouvernement de Vichy, tels Pierre Laroque et Michel Debré – le premier ayant préparé le second en vue du concours d’entrée de 1934 –, eurent le souci d’aider la classe ouvrière française à “se soustraire” à l’influence d’un parti communiste qui recueillait régulièrement le quart des suffrages, se transformant même en premier parti de France.

C’est qu’il y avait tout un pays à reconstruire… À quel prix obtenir que le travail se fasse rapidement et sans anicroches ?

Revenant sur cette question, devant un journaliste du "Monde", à la fin du mois de septembre 1985, c’est-à-dire quarante ans plus tard, Pierre Laroque le reconnaît bien volontiers :
« Le but était d’assurer à la masse des travailleurs, et pour commencer aux salariés, une sécurité véritable du lendemain. Cela allait de pair avec une transformation sociale et même économique : l’effort qu’on leur demandait pour la remise en marche de l’économie devait avoir une contrepartie.  »

Nous pouvons remarquer par ailleurs que, dès la mise en chantier de son plan, il apparaît que Pierre Laroque n’a renoncé en rien à la logique de fond qui l’animait avant la guerre : tout ce qui pourrait ressembler à de l’assistanat devait être banni… Il fallait donc s’adresser à tout un chacun, mais de façon "intelligente". Voici ce qu’il écrit en 1948 :
« On pouvait songer, comme l’a fait le législateur britannique par une formule particulièrement simple, à donner à tous un minimum vital en partant de l’idée que tous ceux qui sont privés de leur travail sont dans une situation identique et ont besoin d’un même minimum pour continuer à vivre. Ce n’est pas la conception qui a prévalu dans le régime français... Qu’il s’agisse d’allocations journalières ou mensuelles, de rentes d’accident du travail, de pensions d’invalidité ou de pensions de vieillesse, toutes sont calculées en fonction du salaire perdu par l’intéressé : derniers salaires perçus pour les allocations journalières, mensuelles, de rentes d'accident du travail, salaire moyen des dix dernières années pour les pensions d’invalidité, salaire moyen des dix années précédant le soixantième anniversaire pour les pensions de vieillesse.  » 

Comme on le voit, la solidarité ne veut pas dire qu’en face d’un même problème, l’indemnisation sera identique. La solidarité n’est en effet pas indexée sur l’égalitarisme. Elle ne doit agir que dans le cadre du maintien d’un statut. Plus même : dès qu’elle se met en œuvre, elle souligne l’appartenance du travailleur à une strate déterminée du monde du travail.

Pour sa part, l'historien de la Sécurité sociale, Bruno Palier, pense que ceci ne peut pas rester sans conséquences sur la vie sociale en général :
« Dans une certaine mesure, c’est cette façon de faire de la protection sociale qui a, sinon créé, du moins objectivé et renforcé ces groupes sociaux dont on dit qu’ils sont à l’origine de la fragmentation du système.  » 

Or, l’impact de cette aptitude à diviser le monde du travail a été ravageur si l’on en juge par l’indication que fournit l’auteur en question :
« Une annexe de la loi de financement de la Sécurité sociale dresse chaque année la liste des 538 différents régimes de Sécurité sociale de plus de 20 000 affiliés comptabilisés par la Commission des comptes de la Sécurité sociale.  » 

Quant aux conséquences à plus long terme, sur la structuration sociale et donc politique de la France, de cette façon d’organiser la solidarité, elles sont criantes puisque Robert Castel a pu écrire en 1995 :
« L’organigramme de la Sécurité sociale donne ainsi une assez bonne projection de la structure de la société salariale, c’est-à-dire d’une société hiérarchisée dans laquelle chaque groupement professionnel, jaloux de ses prérogatives, s’acharne à les faire reconnaître et à marquer sa distance à l’égard de tous les autres.  »

Si nous revenons au contexte des lendemains de la Libération, un minimum de réflexion permet de voir que cette opération de division du monde du travail devait être réalisée d’urgence. Il était clair qu’avec le retard de productivité subi par la France durant les années trente, le réveil allait être brutal, en particulier du côté des trop nombreux travailleurs indépendants : paysans, artisans, petits commerçants, etc., qui ne tarderaient guère – eux ou leurs enfants – à rejoindre la condition salariale. Ainsi, très nettement tourné vers l’avenir, le système développé par Pierre Laroque s’adresse-t-il, selon lui, à
« tous les hommes et à toutes les femmes en état de travailler, à tous ceux qui vivent de leur travail et ne peuvent vivre que de leur travail – ce qui, de plus en plus, sera le cas de tout le monde dans tous les pays  ».

(Extrait de Michel J. Cuny, Une santé aux mains du grand capital ? - L’alerte du Médiator, Éditions Paroles Vives 2011, pages 277-278)


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