La souffrance de l’enfant précoce

par LilianeBaie
jeudi 12 juin 2008

 Un tiers des enfants surdoués serait en échec scolaire, une grande partie d’entre eux présentant des signes d’une souffrance psychologique importante : pour quelles raisons et par quels mécanismes, c’est ce à quoi cet article tente de répondre.

Le sujet que je vais développer n’est pas politiquement correct : me préoccupant ici d’une partie de la population infantile qui a comme point commun la vivacité d’esprit et l’avance intellectuelle, je sais que je risque fort de me faire taxer d’élitiste. Comme ma pratique concerne des adultes et des enfants de tous niveaux d’efficience, voire pas efficients du tout, je ne me sens pas concernée par cette étiquette. Cependant, recevant nombre d’enfants doués en difficulté et en grande souffrance, j’ai trouvé tellement de similarité dans leurs parcours que j’en ai peu à peu tiré des conclusions que je souhaite livrer ici.

 

Il vient pour la première fois avec ses parents. Il ne me regarde pas en face, il a 4 ans, 6 ans, 8 ans... Ses parents n’en peuvent plus. Il est insupportable en classe, n’écoute rien, oublie de prendre les devoirs à faire, se fait remarquer. A la maison, cela commence à ne pas aller non plus. Il est à la fois exubérant, ne se contenant pas, et taciturne, se livrant peu. Ses parents ont du mal à reconnaître l’enfant gai et éveillé qu’il était petit, curieux de tout, posant plein de questions, stupéfiant l’entourage par ses réflexions très mûres. C’est assez vite après l’entrée en maternelle qu’une certaine morosité s’est installée. Mais celle-ci passe au moment des vacances, moment où l’enfant retrouve sa joie de vivre.

A moi, l’enfant livre un vécu douloureux. Les autres se moquent de lui. Lui n’apprécie pas leurs jeux violents, et ne trouve pas malin de répondre par des coups quand on le brutalise. Résultat, il est rapidement devenu bouc émissaire de phénomènes de groupes avec rejet et d’humiliations, et, s’il en parle aux adultes, on lui conseille simplement de s’éloigner de ses bourreaux. Parfois on lui dit que c’est lui qui le fait exprès. Il décide de ne plus en parler à personne.

En classe il ne se sent pas bien. Il s’ennuie à entendre répéter des choses qu’il a comprises tout de suite, et cesse d’écouter. On dit de lui qu’il est dans la lune, en fait, il pense au jeu de stratégie auquel il joue chez lui, ou au livre en cours, en attendant que l’enseignant introduise une notion nouvelle. Mais quand celle-ci arrive il a parfois tellement décroché qu’il ne sait plus de quoi on parle, et l’enseignant se met à douter de ses capacités, ce qui l’amène, lui, à se croire idiot.



Au fur et à mesure que nous parlons tous les deux, son visage s’éclaire, et je découvre une pensée précise, un vocabulaire riche, qui tranchent avec le tableau décrit par les parents ou l’enseignant.

La passation du test a un effet thérapeutique. Mais inquiétant pour les parents. Nous sommes dans une telle idéologie anti-élitiste que prétendre avoir un enfant intelligent semble être un crime de lèse-démocratie, en tout cas, l’annonce de difficultés certaines.

C’est curieux : autant nul ne doute du fait qu’il existe des personnes aux potentialités intellectuelles réduites nécessitant un enseignement particulier et, plus tard, un emploi adapté (voire des structures de prise en charge plus lourdes quand la déficience est au niveau du handicap sévère), autant un grand nombre de professionnels fait preuve d’une prudence extrême dans l’affirmation d’un surdouement, prudence qui confine quelquefois à la négation pure et simple du phénomène. J’ai entendu, de la part de professionnels : « Avec ce QI-là (128), ce n’est pas un enfant doué, c’est un enfant poussé », «  Avec ce QI-là (146), cette enfant est anormale », « Le surdouement est un symptôme comme un autre »... Parfois, des psychologues ne donnent pas le résultat du QI aux parents, alors qu’ils le paient. Probablement pour ne pas donner la « grosse tête » à l’enfant ou à sa famille. Moyennant quoi, le jeune continue d’être persuadé que ses difficultés viennent d’un manque d’intelligence de sa part.

Je suis assez frappée du fait que la stigmatisation de l’intelligence à l’école ou au collège est telle que nombre de parents sont extrêmement inquiets quand on leur annonce la précocité de leur enfant.

Et un certain nombre de jeunes sabotent volontairement leur parcours scolaire pour ne pas être traités d’ « intellos » et mis au ban du groupe. Un jeune de primaire dont les résultats chutaient me l’a dit. Son meilleur copain a été clair : « C’est les copains, ou les bonnes notes »... Et j’ai eu pas mal de témoignages de stratégies d’échec délibéré pour ne pas sortir du rang, quitte à se faire condamner par les parents ou les profs...

Alors, d’où vient le mal ?

L’intelligence élevée s’accompagne en général d’une grande sensibilité. Le goût pour l’abstraction, la résolution de problèmes complexes, la curiosité d’esprit, mènent assez souvent à des interrogations métaphysiques assez éloignées de celles qu’abordent les compagnons de la même classe d’âge, ce qui isole le jeune précoce. Du moins tant qu’il n’a pas trouvé le copain aussi en avance que lui avec lequel il pourra refaire le monde dès la communale...

Ces caractéristiques ont toujours existé chez l’enfant particulièrement intelligent, et si l’on revisite l’enfance de nos grands artistes et inventeurs de génie, on y retrouve davantage de vécus douloureux que d’images rose bonbon. Cependant, depuis une vingtaine d’années, cette souffrance se généralise, et s’accompagne d’une augmentation massive du taux d’échec scolaire chez l’enfant précoce, ainsi que du nombre de dépressions, avec parfois passage à l’acte suicidaire. Des associations de parents d’enfants doués se sont créées, et des spécialistes se sont penchés sur la question. Quand on fréquente un peu ces associations, on est frappé de cette douleur, autant chez les parents que chez les enfants.

Que se passe-t-il donc ? Qu’est-ce qui a changé dans nos modes d’éducation qui conduit à cet échec, et qui fait que ce qui devrait être source de joie devient malédiction ? Je vais émettre quelques hypothèses concernant des éléments divers concourant au même résultat, sans pouvoir les développer ici comme cela le mériterait.

En premier lieu, le découragement par l’institution scolaire des sauts de classe, avec la limitation à un saut de classe par cycle. Un enfant qui est prêt à apprendre à lire et à écrire à 4 ans va s’ennuyer pendant deux ans en maternelle, perdre le goût d’apprendre, faire parfois ses apprentissages seul et sans méthode, et avoir un déficit de communication avec ses pairs. D’où ce que l’on appelle la « dyssynchronie » : il va, à la maison, continuer à écouter les adultes, les informations, déchiffrer seul, etc. Et, pendant le même temps, ne pas apprendre à lacer ses chaussures parce que ses petits camarades n’en sont pas là... Son énergie psychique peu mobilisée par ce qu’on lui enseigne va se libérer en pitreries ou hyperactivité. De plus, tout étant facile, il ne développe pas de méthode, ce qui va le pénaliser plus tard.

Ensuite, l’attaque, pour des raisons idéologiques, du talent. Dans ma jeunesse, celui qui avait une idée pertinente et originale était plutôt valorisé. Maintenant, on lui dit : « Tais-toi, laisse parler les autres. » Une enseignante disait d’un enfant doué de sa classe de CP, qui savait lire à la rentrée de septembre : « C’est bien, parce qu’il ne se met pas en avant par rapport aux autres ! » Oui, à part que ce petit garçon s’est retrouvé très déprimé après quelques mois de ce régime. Il n’y a pas de reconnaissance de ce qui est important pour l’enfant, sa capacité et son appétence à comprendre des choses nouvelles.

Enfin, la forme de l’enseignement. Pas le contenu, mais le mode d’approche. L’enseignement dans les petites classes privilégie de nos jours, pour une pédagogie d’éveil, l’introduction des notions par l’exemple. Or, ce qui intéresse l’enfant doué c’est le plus souvent la compréhension analytique des phénomènes. Il peut se retrouver en échec si les éléments de cette compréhension ne lui sont pas donnés. Et, même s’il parvient à suivre, son intérêt est émoussé.

C’est pourquoi je suis pour une scolarisation de l’enfant au niveau maximum de ses compétences, qu’il soit précoce, normal, ou peu efficient.

De nombreux aspects ne sont pas abordés ici, notamment celui de la validité des tests d’intelligence. Beaucoup de choses ont été dites sur cette question. Je m’en tiens à une conception très basique du test dont le résultat n’est, de toute façon, qu’approximatif : une échelle permettant d’évaluer la quantité d’épreuves réussies par un individu, comparativement à ce que parvient à faire la moyenne des gens de son âge. Je ne fais pas non plus la différence que font certains entre les enfants précoces et les enfants doués ou surdoués. Je trouve que ces distinctions, et surtout l’assimilation d’une certaine qualité de fonctionnement intellectuel, à un profil psychopatologique particulier, tendent à ostraciser encore plus ces enfants, qui ont besoin, davantage que d’être étiquetés, d’être compris.

 


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