La tentation de l’abstention au premier tour

par Bernard Dugué
jeudi 5 avril 2012

Sur mon lit de mort, j’agonise et je reçois une visite. Deux médecins en blouse blanche, l’un a une Rolex au poignet, l’autre un futal de couleur rose. L’infirmière en chef me propose de choisir celui qui va administrer les soins palliatifs. Je dis au revoir à Nicolas, le médecin à la belle montre et souhaite la bienvenue à François, celui que j’ai choisi. Et puis j’entends un bruit dans la rue et je me réveille, le poste de télé est allumé et diffuse un débat présidentiel. Je m’étais endormi. Drôle de rêve.

La France agonise lentement. Pour qui voter ? La France, c’est trois tiers. Le premier tiers s’en sort bien, avec des bons revenus, stables, liés notamment à des emplois protégés et des ressources complémentaires, placements, immobiliers… Le second tiers s’en sort à peu près. Des emplois stables, parfois un peu de chômage, une baisse de revenus assez limitée pour les uns, une mauvaise ambiance au boulot pour les autres. Il faut juste quelques ajustements. Une semaine de vacances en moins, un resto différé, on garde la même caisse et c’est plié. Le troisième tiers souffre un peu ou beaucoup de la situation du pays. Travail pénible, précaire, aides pour survivre, aucun extra, revenus pas stables. Les uns parviennent à payer les factures, acheter une télé, accéder au Net, les autres n’ont presque rien et parfois se font expulser. Les fameuses classes moyennes se placent dans les premier et second tiers. Elles représentent du monde. Le premier tiers comprend ainsi deux moitiés, les classes moyennes et les classes supérieures qui forment un sixième du pays. Divisons ce sixième par dix ou vingt et l’on obtient le fameux 1% de l’hyperclasse avec de très hauts revenus. Les frontières sont perméables. On peut passer d’un tiers à un autre, dans le sens ascendant ou descendant. Les classes moyennes ont peur de descendre dans le tiers inférieur. Mais d’autres pensent rejoindre le tiers supérieur, ou voir leur progéniture y accéder. Néanmoins, faut pas rêver, l’ascenseur social a plutôt tendance à descendre les étages.

Ce schéma peut durer des années. Peut-il être changé ? On peut en douter. Les élections se serviraient à rien. Sauf peut-être à congédier celui qui a fini par lasser et agacer, avec son style vulgaire, provocateur, peu soucieux de l’Etat, très éloigné des Français sauf pendant le mois de la campagne. Il existe deux éthiques. Responsabilité et conviction. Si l’on est responsable, on se doit de voter, dès le premier tour, en jugeant qui est digne et compétent pour diriger le pays. Si on est lucide, on privilégiera l’éthique de la conviction et là, l’abstention peut se justifier. Il suffit d’être conscient des réalités, de comprendre que l’un ou l’autre des candidats ne changera pas fondamentalement le pays, que ce sera des questions d’ajustements, de détails dans les réformes. Alors qu’une vision authentiquement éthique, celle visionnaire et qui montre la voie, nous fait voir qu’aucun des dix candidats ne porte une appréciation correcte sur l’état de la situation, ni ne propose un profond changement de cap pour amener la société vers un changement social et économique afin que le pays redevienne vivable pour tous les citoyens. 

Je confesse donc la tentation pour l’abstention au premier tour. Etant un peu une antenne, je capte l’ambiance de ce pays. L’abstention risque d’être élevée. Les politiques n’en tireront aucun enseignement car ils n’entendent rien, mais ce sont eux les responsables de la situation, avec les journalistes qui, tous formés dans un unique moule parisien, commentent la campagne comme s’il s’agissait d’une compétition sportive. En plus, les citoyens perdent les valeurs, deviennent bêtes à force de capter les médias. Le pays n’avance plus vers le progrès. L’abstention est tout aussi légitime et digne que le vote. Elle est un message envoyé au pays. Un message qui ne sera pas compris bien qu’il soit parfaitement intelligible. Un message qu’il conviendrait d’interpréter afin de réfléchir à l’avenir et à la séparation entre le monde qui dirige et la société française qui travaille, invente et souffre.

Je me rendors. Tout d’un coup, un médecin surgit dans ma chambre, avec des cheveux bouclés et grisonnant, la mine sévère. Depuis mon lit de mort je le salue, bonjours Lionel ! Il réagit avec colère et s’exclame, pays de merde !


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