La toute-puissance d’un dirigeant

par Céphale
mercredi 14 novembre 2007

Le film de Stanley Kubrick, « Les Sentiers de la gloire », qui est passé jeudi 8 novembre au soir sur Arte permet d’étudier, au-delà des personnages, le comportement d’un dirigeant animé d’un sentiment de toute-puissance, et ses conséquences sur le monde qu’il dirige. Le comportement du général Mireau (personnage fictif) ressemble à celui de nombreux chefs d’entreprise.

Nous présenterons d’abord le résumé du film, puis nous analyserons le comportement du général Mireau, comparé au dirigeant d’une entreprise, et ses conséquences pour le régiment, c’est-à-dire pour l’entreprise.

Résumé du film

Nous sommes en 1916. L’armée française et l’armée allemande se font face sur une ligne de front de 100 km, sans avancer de façon déterminante. Les tranchées ne sont souvent qu’à quelques dizaines de mètres l’une de l’autre. Le 701e régiment d’infanterie, commandé par le colonel Dax, occupe une partie de cette ligne de front.

Au début du film, le général Broulard incite le général Mireau, qui est sous ses ordres, à donner l’assaut vers une solide position allemande, sans renforts ni préparatifs. Les deux hommes occupent un élégant château en arrière du front. On mange, on boit, on danse. Le général Mireau téléphone au colonel Dax, qui partage la vie de ses hommes dans les tranchées, pour lui donner l’ordre d’attaquer cette position. Le régiment part à l’assaut, le colonel en tête.

Repoussé par le feu ennemi, le régiment doit se replier avec de lourdes pertes. Mireau a observé l’échec de l’opération à travers ses jumelles. Furieux, il ordonne à l’artillerie de tirer sur ses propres troupes. Le capitaine d’artillerie refuse de s’exécuter sans un ordre écrit. Mireau décide alors de traduire en conseil de guerre le régiment pour « lâcheté ». Malgré l’opposition de Dax, trois hommes seront tirés au sort, jugés par un conseil de guerre dans une parodie de justice, condamnés à mort et exécutés.

Dax soumet au général Broulard les preuves que le général Mireau avait ordonné à l’artillerie de tirer sur l’infanterie pour la faire avancer pendant l’attaque. Broulard révoque Mireau, qu’il méprise au fond, car il est arrogant et brutal. Il propose à Dax de le remplacer, car il s’imaginait que celui-ci avait agi par simple ambition. Dax refuse sèchement, en traitant le général Broulard de « dégénéré ». Il restera colonel, et c’est sous ses ordres que le 701e régiment est aussitôt renvoyé au feu.

Ce film s’inspire de faits réels. Pendant la Première Guerre mondiale, un millier de soldats français ont été condamnés à mort par les conseils de guerre et fusillés. Lors de sa présentation en 1958, le film suscite une telle indignation qu’il est retiré de l’affiche. Finalement, il ne sortira en France que dix-huit ans plus tard, en 1975.

Analyse du comportement du dirigeant

1. Il mange, il boit, il danse

Le général reste dans son château d’où il donne des ordres. Il passe son temps en réunions d’état-major. Avec ses semblables, il mange, il boit, il danse. De même, beaucoup de dirigeants passent leur temps en réunions où l’on parle stratégie et finance. Ils se gavent de stock-options et ne fréquentent que des réunions mondaines.

2. Il ignore le terrain

Le général n’a jamais mis les pieds dans une tranchée. Il ne connaît pas la puissance de feu des mitrailleuses ennemies. De même, beaucoup de dirigeants n’ont jamais vu de près une usine. Ils ne connaissent pas les problèmes techniques, les processus de fabrication et la psychologie des salariés.

3. Il observe à la jumelle

Le général observe l’opération à travers ses jumelles. De même, beaucoup de dirigeants observent le fonctionnement de leur entreprise à travers des tableaux de chiffres. Ils n’ont même pas la chance d’être aussi bien informés que le général, parce que les chiffres sont souvent falsifiés par des gens qui redoutent des punitions.

4. Il donne des objectifs impossibles

Le général ordonne de donner l’assaut vers une solide position ennemie, sans renforts ni préparatifs. De même, beaucoup de dirigeants donnent des objectifs impossibles. C’est la doctrine du patronat occidental : « obligation de résultats ». On donne des objectifs sans se préoccuper de la possibilité de les atteindre.

5. Il punit ses troupes

Le général rend la troupe responsable de son propre échec. Il veut une punition exemplaire. De même, beaucoup de dirigeants punissent leurs salariés avec des licenciements qui sont à leurs yeux le seul moyen de sauvegarder les profits de l’entreprise.

6. Il intrigue avec d’autres généraux

Le général Broulard est ravi de pouvoir mettre à la trappe le général Mireau, qu’il n’aime pas. Il s’étonne de voir le colonel Dax refuser une promotion qui le ferait entrer dans le milieu fermé des généraux qui ne pensent qu’à leur carrière. De même, beaucoup de dirigeants ne pensent qu’à leur carrière, sans se préoccuper de l’avenir de leur entreprise.

Conséquences pour l’entreprise

1. On recommence les mêmes erreurs

Le régiment est renvoyé au feu. On a tout lieu de croire qu’il sera massacré lors de nouveaux assauts aussi vains que meurtriers. De même, beaucoup d’entreprises continuent à travailler avec des méthodes périmées. Les salariés en feront les frais.

2. Les salariés ne font pas confiance à la direction

Les soldats font confiance au colonel Dax, car il est toujours resté auprès d’eux, mais l’exécution publique des trois condamnés scelle le divorce entre la troupe et l’état-major, divorce qui sera confirmé par les mutineries de 1917. De même, beaucoup de salariés ne font plus confiance à la direction, car ils savent bien qu’elle ne s’intéresse pas à leur sort. Les méthodes de motivation et de gestion du stress font la fortune de certains consultants, mais le problème n’est pas là.

3. Les salariés ne pensent qu’à sauver leur peau

Les soldats ne pensent qu’à sauver leur peau. De même, beaucoup de salariés n’essayent plus de travailler pour le succès de l’entreprise. Il faut être bien noté pour ne pas risquer d’être renvoyé. Dans ces conditions, pas question de se faire remarquer en proposant des améliorations qui pourraient déplaire à la direction. On obéit aux ordres, c’est tout.

Frédérick Taylor, théoricien du management, écrivait en 1902 : « Une entreprise doit avoir des opérateurs d’un calibre suffisant pour exécuter les ordres, mais pas plus. »

Photo : Frederick Winslow Taylor (1856-1915) Théoricien du management


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