« La traque aux conspis » : contre-enquête sur le documentaire de Thomas Huchon

par Vera Mikhaïlichenko
mardi 22 décembre 2015

Un documentaire sur le thème du conspirationnisme vient de sortir sur le web. Son réalisateur a usé d'un stratagème original et audacieux pour mener son enquête. Un stratagème qui n'est cependant pas sans poser quelques questions en termes de déontologie journalistique.

Depuis quelque temps, je suis régulièrement spamée sur Twitter par des messages en provenance de Spicee, un nouveau média qui se présente comme 100% vidéo, mais qui est aussi 100% PAYANT (5,90 € la vidéo). Des messages promotionnels incessants cherchant à créer le buzz autour d'un documentaire soi-disant sensationnel sur les conspirationnistes. Je remarque que leurs messages n'intéressent pas grand monde, ils ne sont pratiquement jamais retweetés, mais je vais quand même voir de quoi il s'agit.

Production d'un hoax complotiste

Le documentaire en question s'intitule "La traque aux conspis", sous-titré "Comment nous avons piégé les conspirationnistes". Son réalisateur n'est autre que Thomas Huchon, le fils de Jean-Paul Huchon, président socialiste du conseil régional d'Île-de-France de 1998 au 18 décembre 2015, et administrateur de la Banque publique d'investissement. Son film a permis à Thomas Huchon, comme il nous le dit sur Twitter, de mener une double vie pendant quelques mois.

D'abord, sachez que spécialistes les plus en vue de la question complotiste ont été réunis : Rudy Reichstadt, Gérald Bronner et j'en passe. Le concept du film : inventer de toutes pièces une théorie du complot, la lancer sur le Net, avec une publication du faux documentaire sur YouTube, en faire habilement la promotion sur les réseaux sociaux, et essayer de comprendre comment des esprit naïfs peuvent tomber dans le piège. Voici le script de cette fausse théorie du complot :

"Le Sida a été inventé par les Etats-Unis pour combattre la révolution castriste à Cuba dans les années 60. Voilà pourquoi, les Américains ont imposé un blocus à l’île. Et si aujourd’hui, la situation se détend, c’est parce que les Cubains sont en passe de trouver un vaccin sur lequel lorgnent les grands laboratoires pharmaceutiques. Vous ne le saviez pas ? Normal, c’est totalement faux. Et pourtant, des milliers de personnes ont avalé cette théorie sans broncher sur le net. Pourquoi ? Comment ? C’est l’objet d'une expérience incroyable que ce documentaire totalement inédit vous raconte."

Arrêtons-nous un instant sur l'affirmation selon laquelle des milliers de personnes auraient été bernées. Dans la bande-annonce du film, cette affirmation est illustrée par cette image (qui nous montre le faux documentaire intitulé CUBA/SIDA : la Vérité sous blocus) :

Le compteur YouTube indique que la vidéo a été vues 5687 fois, et que 19 personnes se sont abonnées au faux compte "Lionel Perrottin", dont l'avatar est une représentation d'Hugo Chavez.

Je suis allée le 12 décembre sur ce compte YouTube ; la vidéo y a déjà été suppriméé, impossible de voir si le compteur a donc dépassé les 5687 vues. Probablement pas, puisque sur son compte Twitter (sur lequel je reviendrai), un tweet du 31 octobre se félicite que le film ait atteint les 5535 vues - et il s'agit là du tout dernier tweet de "Lionel Perrottin".

Sur ce compte déserté, on ne trouve plus guère que ces informations : ouverture du compte le 22 avril 2015 et 22 abonnés.

Ce sont là des chiffres plutôt (très) faibles pour ce genre de contenu racoleur. Sur 5687 vues, le nombre de personnes différentes ayant visionné le faux documentaire est assurément plus faible (certaines personnes ont en effet pu le voir plusieurs fois), et la totalité n'a de toute évidence pas été convaincue par son propos.

Le hoax était encore accessible le 12 décembre dans la soirée (lorsque j'ai entrepris cet article) sur un autre compte, celui d'un certain Chimical Spray. Il s'agit cette fois d'un vrai compte, d'un authentique complotiste qui a fait une copie de la vidéo (et qui réclame d'ailleurs des dons à ses visiteurs pour lui permettre de poursuivre son combat pour révéler la vérité...). La vidéo, là, a été postée le 30 octobre 2015. Elle a été supprimée depuis ; "Lionel Perrottin", alias Thomas Huchon, a obtenu son retrait pour atteinte aux droits d'auteur dans la nuit du 12 au 13 décembre.

Elle a été vue à ce jour 1948 fois, ce qui est encore très peu. Elle est certes plutôt appréciée, avec 73 votes positifs, et seulement 5 négatifs. Et les commentaires, sauf rares exceptions, témoignent d'une grande crédulité des internautes, qui en viennent parfois à dénoncer... le Diable en personne et à en appeler en conséquence à la révolte.

Bref, il n'est pas évident que des milliers de personnes aient réellement avalé cette fausse histoire, mais ne chipotons pas trop ; d'autres films, tout aussi grotesques, ont été vus, eux, bien plus de fois, et ont été manifestement crus par beaucoup de monde.

Infiltration de la complosphère

Venons-en à la manière dont ont procédé les participants à ce projet documentaire. Car après avoir réalisé et publié leur documentaire bidon, il leur a fallu "infiltrer", comme ils le disent, la complosphère, se faire accepter par les membres de cette tribu étrange à leurs yeux que sont les conspirationnistes, pour tenter d'aller faire auprès d'eux la promotion de leur théorie du complot. Comment s'y sont-ils pris ?

D'abord, cela passe par la création d'un compte "Lionel Perrottin" sur différents réseaux sociaux : Twitter, Facebook et Google+.

Sur Twitter, "Lionel Perrottin", qui se présente comme "Insoumis et libre penseur", avec Chavez en avatar, est suivi par seulement 45 abonnés, ce qui tend à indiquer que le stratagème de Thomas Huchon n'a pas vraiment bien marché. Aucune figure un tant soit peu connue ne figure parmi ces abonnés.

"Perrottin" est abonné, quant à lui, à 192 comptes Twitter, qui lui permettent de se faire connaître par des profils susceptibles d'être intéressés par une nouvelle théorie du complot. Parmi ses cibles, qu'il a essayé d'hameçonner, mais qui ne sont pas tombées dans son piège (puisqu'elles ne se sont pas abonnées de leur côté à son compte), citons François Asselineau, Alain Soral, Thierry Meyssan, Dieudonné, Panamza, Agence Info Libre, Le Libre Penseur, Joe Le Corbeau, Pierre Jovanovic, Jacques Sapir, Olivier Berruyer, Les Cercle des Volontaires, Michel Collon, Laurent Louis, Faits & Documents, Étienne Chouard, Aymeric Chauprade, Meta TV, ReOpen911, Edwy Plenel, Kémi Seba, Hervé Ryssen, Pascal Boniface, Boulevard Voltaire, Rokhaya Diallo, Ce soir (ou jamais !), Le Canard Enchaîné, Fdesouche, et une floppée de profils inconnus, puisés dans les rangs de l'extrême droite, des cathos tradi, des pro-Palestiniens, et autres critiques du "système"...

Le tout premier tweet est posté le 17 avril 2015 ; il exprime un rejet du traité transatlantique et renvoie vers un article du site Égalité et Réconcilitation d'Alain Soral.

S'ensuivent une floppée de tweets de la même teneur, exprimant une défiance envers toutes les autorités, une indignation permanente et outrancière, et renvoyant à des articles de figures célèbres de la "dissidence" sur le Net. On constate que les messages de "Lionel Perrottin" ne sont quasiment jamais retweettés ni même "likés", ce qui témoigne d'une étonnante indifférence des autres twittos. Voici le seul tweet (sur un total de 98) qui a été un tant soit peu retweeté en six mois d'expérience sur ce média :

Petit à petit, le faux complotiste, qui s'indignait de tout un tas de sujets, des sionistes à la CIA, en passant par Hollande et Julie Gayet, se focalise de plus en plus ; il ne parle plus que du sida, de Cuba et de la CIA, autant de sujets qu'il va bientôt faire fusionner. Il relaie plusieurs fois la vidéo d'une interview du Dr. Boyd Graves, datant de 2006, qui prétend que les États-Unis et la CIA auraient créé en laboratoire le virus du sida dans un but génocidaire. Il renvoie aussi vers un article du site Réseau international, qui reprend les thèses du Dr. Boyd Graves.

Il faut attendre le 22 octobre pour que "Lionel Perrottin", alias Thomas Huchon, annonce la sortie de son documentaire sur YouTube. Là encore, calme plat : aucune réaction, aucun retweet, aucun "like".

Sur Facebook, l'opération est également lancée le 17 avril 2015. "Lionel Perrottin" parvient à se faire 534 "amis" ; c'est convenable, sans être formidable. Il n'est suivi que par 20 personnes. La stratégie est la même que sur Twitter : balancer des messages contestataires qui partent dans tous les sens, sur la Palestine, la démocratie, les false flags, la loi sur le renseignement, les complots de la CIA, et qui surtout dénoncent le silence des médias... Là encore, ces messages sont le plus souvent publiés dans l'indifférence générale, même si de temps en temps quelques réactions et échanges apparaissent :

Puis vient la focalisation sur un seul sujet et l'annonce de la sortie du film. Comme sur Twitter, la démarche est un semi-échec, tant "Lionel Perrottin" apparaît comme une caricature peu crédible et n'attire sans doute pour cette raison que peu de monde à lui. Il draine cependant quelques commentaires témoignant d'une perte de répères et d'une crédulité développée.

Une poignée d'internautes relaient le documentaire sur Facebook, qui se retrouve par ailleurs repris fin octobre sur les sites Réseau international et Wikistrike. Sur le premier site, 43 commentaires sont postés, qui sont loin d'être tous crédules ; pour certains, c'est clair, ce documentaire sent le fake à plein nez :

Crédulité partagée

Ce qu'a voulu montrer cette expérience, c'est que (comme le dit l'un des trailers du film) "certains avalent et relaient n'importe quelle information, pourvu qu'elle aille dans leur sens". Mais avait-on besoin de huit mois d'enquête pour le savoir ? Évidemment non. Nous le savions tous déjà. Chacun fait feu de tout bois pour défendre sa cause et n'est pas toujours très regardant sur la véracité des faits, pourvu que ces derniers le servent.

Ainsi, encore récemment, Alain Benajam, président du Réseau Voltaire France, relayait sur sa page Facebook une animation d'environ trois secondes (manifestement un hoax) montrant un missile frappant le Pentagone le 11 septembre 2001. Pour lui, c'était la preuve définitive. Pourquoi n'en démord-il pas et a-t-il voulu croire que l'animation était authentique ? Il nous a lui-même donné la réponse dans un commentaire : parce que, dès le premier soir, c'est à cette thèse qu'il a cru. Difficile par la suite d'en démordre.

Cette attitude ne vaut cependant pas que pour les seuls complotistes, et c'est là que nos "traqueurs de conspis" se rassurent peut-être à bon compte sur eux-mêmes, ne pouvant se déprendre de leur sentiment de supériorité. Quand, par exemple, Rudy Reichstadt continue de ranger dans les théories du complot (évidemment fausses) l'idée selon laquelle Lee Harvey Oswald n'est pas le seul responsable de l'assassinat de J.-F. Kennedy, alors même que des personnalités éminentes (et sans doute mieux informées que lui) comme John Kerry, Valéry Giscard d'Estaing ou Gérald Ford ont affirmé ne pas croire à cette thèse, sans parler de journalistes d'investigation comme William Reymond, fait-il autre chose que d'avaler n'importe quelle thèse pourvu qu'elle aille dans son sens, celui qui lui agrée le plus ?

Éthique journalistique défaillante et mépris du peuple défiant

Au final, le film de Thomas Huchon nous interroge surtout quant à sa méthode d'investigation. En effet, car même si c'était pour la "bonne cause" (de leur point de vue), Huchon et sa bande de "traqueurs de conspis" ont manipulé sciemment le public, ils ont sciemment désinformé pendant plus de six mois sur les réseaux sociaux, sans songer à d'éventuelles conséquences, et ce dans le seul but d'observer les "rats" de complotistes dans le "laboratoire" qu'ils avaient échaffaudé pour eux. Une grave question d'éthique professionnelle se pose : un journaliste, dans l'exercice de son métier, peut-il en toute conscience désinformer, propager de fausses informations, une nouvelle théorie du complot, rien que pour voir les effets qu'elle produit, et alors même que d'aucuns, à l'instar de Pierre-André Taguieff, estiment qu'elles peuvent fournir des justifications au terrorisme ? N'est-ce pas totalement irresponsable dans le contexte actuel ? N'y a-t-il pas déjà suffisamment de théories du complot à observer sur les réseaux sans en créer d'autres ?

Quand je lis les dix devoirs de la Charte des journalistes, j'ai comme un doute sur les méthodes de nos lanceurs de pièges à "conspis", dignes de celles des chasseurs de fantômes :

1. Respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître la vérité. (...)

4. Ne pas user de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des photographies et des documents. (...)

6. Rectifier toute information publiée qui se révèle inexacte. (...)

9. Ne jamais confondre le métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste...

Thomas Huchon n'a, pendant plus de six mois, pas respecté la vérité, puisqu'il diffusé du mensonge. Il a usé de méthodes déloyales pour obtenir des informations, en l'occurrence sur les réactions des cobayes auxquels il injectait son poison complotiste. Il a mis huit mois pour rectifier ses fausses informations en supprimant sa vidéo. Il n'a toujours pas fermé ses faux comptes sur les réseaux sociaux (hormis, très récemment, sur Facebook). En jouant au complotiste, il s'est transformé en propagandiste sans scrupules. Cela n'a pourtant empêché certains journalistes, qui ont dû (l'espace d'un instant) oublier le sens du mot "déontologie", de saluer le travail accompli : Robin D'Angelo de StreetPress, Thomas Sotto d'Europe 1, ou encore Laurent D. Samama de La Régle du jeu (et ancien des Inrocks).

On peut encore reprocher à nos chasseurs de conspis d'afficher un certain mépris pour leur objet d'étude. Oui, certaines personnes croient un peu n'importe quoi, manquent de prudence intellectuelle, mais quoi ? Leurs dérives sont d'autant plus excusables qu'il est rigoureusement impossible sur le Net, sur bien des affaires, de se faire honnêtement un avis suffisamment assuré pour qu'il se transforme en certitude absolue (sauf à gober toutes les paroles officielles, sans broncher). Dans sa démarche, Thomas Huchon semble adopter la position de celui qui, du côté du pouvoir, veut décourager le peuple sur ses gardes de penser par lui-même et de surveiller les puissants. Et pour ce faire, il se moque, il raille. Pour dernière preuve, cette vidéo promotionnelle, censée être drôle, où l'on nous annonce que 98 % des Français croient aux reptiliens :

Bref, comme je l'avais écrit dans deux précédents articles (ici et ), sur les chamailleries des pro- et anti-FN sur Twitter, la compréhension mutuelle laisse souvent place au mépris mutuel. Et il est à craindre que "La traque aux conspis", même si elle a pour visée la compréhension d'un phénomène, ne draine encore trop de mépris, et, au lieu de calmer le jeu, ne mette encore un peu plus d'huile sur le feu entre des populations qui n'en ont pas besoin. Je laisse, une fois de plus, le dernier mot à l'ami Baruch : "Ne pas railler, ne pas déplorer, ne pas maudire, mais comprendre." On attend que des journalistes - surtout sur les sujets les plus sensibles - s'en tiennent strictement à cette posture.


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