La Trinité humaine

par Taverne
vendredi 15 juillet 2016

Les deux phares de la philosophie sont Descartes, pour la raison, et Spinoza pour les passions. Avec ces deux jambes-là, on avance d'un pas assuré dans la vie de la pensée. Qu'on y ajoute Plotin pour la question essentielle de l'unité de l'être, et nous avons les trois pierres angulaires qui nous ouvrent la voie de la confiance et de la vérité. Ces trois-là forment la Trinité de la philosophie métaphysique, la lune, la terre et le soleil, dans l'ordre qu'il vous plaira, une forme structurante autour de laquelle viennent se greffer de très utiles satellites comme l'énorme Jupiter kantien, par exemple, ainsi que les antiques indispensables : Aristote (qui dit que le désir est le moteur de la vie), Socrate ("connais-toi toi-même"). Nietzsche ("deviens ce que tu es"), quant à lui, est le feu d'artifice dérangeant nécessaire, une comète qui implose en vol mais en laissant de belles traces.

Quant à la trinité de l'Homme, on ne la comprend que si l'on prend conscience des deux orientations supérieures que sont : l'adaptation à sa condition terrestre, l'effort constant de s'extraire de sa condition.

L'adaptation est la tendance innée et incontournable de tout être vivant ici-bas. Si l'homme a pris le dessus dans la jungle terrestre, c'est en prenant les devants sur l'évolution. Malin, il s'est forgé un outil à faire d'autres outils, et ce en quantité illimitée ! A ce rythme, il a battu toutes les espèces au jeu naturel de la sélection. Cet outil, ce sont les mains, vous l'aurez compris.

Ce qui n'était pas anticipé, c'est que l'outil se serait mis à développer le cerveau qui peu à peu s'est mis à fonctionner de façon autonome, indépendamment de l'outil créateur. Et plus il a fonctionné en autonomie plus il a souhaité extraire l'homme de son horrible condition déterministe. Il s'est mis à s'inventer des histoires fantastiques mettant en scène des personnages qui n'existent pas dans la réalité : des divinités. C'est l'Age des récits. Les hommes vivent reclus dans des grottes et pour occuper le temps se mettent à former des bribes de langage. Bref, pour se donner contenance dans un univers effrayant, ils se la racontent, comme disent les jeunes d'aujourd'hui. De ces commérages naîtront des légendes et des croyances. Les hommes ont compris ce qu'est le temps grâce aux cycles bien sûr (les jours et les nuits, les saisons) mais aussi grâce au changement non cyclique. L'homme apporte chaque jour une petite touche à sa peinture rupestre et comprend alors la notion d'antériorité et d'états successifs temporels : hier, il a peint cette tache, aujourd'hui celle-là, hier et aujourd'hui sont deux états successifs dans une dimension étrange et qui les dépasse : le temps ! Son langage va s'élaborer en conséquence pour rendre compte de ses actions à travers ces dimensions étranges : il va apprendre à dire "hier", qui n'est pas "aujourd'hui", qui n'est pas "demain" puis il inventera la conjugaison - au présent, au passé et au futur - mais nous sautons des époques évidemment.

"Et demain, que peindrai-je ?", se dit l'homme. Voici qu'il projette !

I - La dimension projetante

La dimension projetante est propre à l'homme. Cette dimension est "appelante" par le désir, cette pulsion spécifiquement humaine, une pulsion animale mais apprivoisée par la conscience. Aristote l'a dit : la capacité désirante est le moteur de l'homme. Disant cela et parlant de "capacité", il dit bien que le désir humain se détache de la pulsion animale toute puissance. Avec le désir, l'homme a apprivoisé le feu : celui des pulsions.

L'Age des préceptes a eu pour finalité de réfréner les mauvais désirs : garde le juste milieu en toutes choses, évite l'excès, furent des conseils avisés dans le monde antique aux quatre coins du monde ( Grèce, Mésopotamie, Inde, Chine). En prenant - un peu, les rênes de ses désirs, l'homme a commencé à s'abstraire - un peu - de sa condition.

Mais la dimension projetante, c'est aussi la dimension de la volonté. Nous voici à l'ère moderne du consumérisme devant la pyramide de Maslow. Cette représentation symbolique des motivations humaines montre que l’homme cherche d’abord à assouvir ses besoins primaires et qu'il élève ensuite ses désirs à des niveaux de plus en plus haut, pour fuir ce qui lui rappelle la vie difficile et la nécessité (la dépendance des besoins psychologiques primaires). Cette fuite se traduit par une élévation toujours plus grande de ses besoins et motivations.

La dimension projetante est la plus enthousiasmante des dimensions ; elle prouve que l'homme est projet, et non pas simple "devenir" comme se sont contentés de le déclarer certains grands philosophes. Tout comme l'homme a su forger l'outil des outils, il a su faire de lui-même un projet.

II - La dimension montante et guidante

Cette dimension-là est née de l'angoisse de l'homme face à l'inéluctable destin qui est le sien propre, étant le seul animal capable d'anticiper sa mort bien avant qu'elle ne survienne. La certitude de sa fin le tenaille, elle est comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête. Il ne sait quand ni où elle lui fendra le crâne et l'expédiera ad patres. C'est le sentiment d'angoisse.

Pour affronter son angoisse, l’homme cherche à dompter son sentiment d’insécurité en développant la confiance : il a recours aux superstitions, à la foi. Mais il va aussi développer tout un réseau de valeurs parce qu'il veut entrer dans les faveurs de Celui qui, au-dessus de lui, contrôle le mouvement de l'épée du destin : le bon et le mauvais qui deviendra le fondement quasi universel (à l'exception notable du beau) pour se faire estimer de son bourreau vu aussi comme son sauveur.

Cette dimension montante est donc créatrice des valeurs. Ce sont ces valeurs qui vont retenir notre bras ou, au contraire, lui donner la force d’agir. Ces valeurs nous guident dans nos choix face auxquels notre liberté pourrait, sans elles, se trouver impuissante à se décider, ce qui ne ferait que générer de l’inquiétude supplémentaire. Elles nous délestent de notre culpabilité (et parfois de notre réflexion) et servent de fondement (autrement dit d'alibi) à nos actions.

La dimension valorisante (partie de la dimension montante et guidante) est aussi une composante de la dimension reliante : elle est à la fois le résultat de la dimension guidante (élévation, transcendance, conceptualisation) et de la dimension de reliance.

III - La dimension reliante

L’homme est aussi un animal social. La dimension reliante vient ainsi parachever le schéma. Cette troisième dimension n’est pas la moindre : elle impose une hiérarchie dans les valeurs construites : celles du groupe social s’imposant à celles de l’individu pris isolément.

On ne peut ainsi pas concevoir la dimension reliante comme une dimension totalement indépendante. La dimension reliante va au-delà de la relation entre individus : elle inclut les relations abstraites et symboliques de l’individu avec la société, avec Dieu.

Le croisement de ces trois grandes orientations – projetante, montante, reliante - avec les trois buts essentiels que nous poursuivons (bonheur, liberté, vérité), dessinent toutes les dimensions humaines. La preuve nous fut donnée par Spinoza dans une célèbre phrase :

« Nous ne tendons pas vers une chose parce que nous la jugeons bonne mais au contraire nous jugeons qu’elle est bonne parce que nous tendons vers elle. »

"Nous tendons" exprime l'homme dans sa dimension projetante du désir qui est une tension.

"Nous jugeons" le montre dans sa dimension montante et guidante (et ici valorisante).

Enfin, le "nous" vient nous rappeler que ce n'est pas l'individu seul qui détermine ses points de repère, les valeurs à suivre, mais la société. C'est la dimension reliante.

CQFD - Merci à Spinoza

 


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