La violence est une fête
par Lucchesi Jacques
lundi 27 juin 2016
Depuis quelques semaines, la violence urbaine ne cesse de rythmer l’actualité, que ce soit à l’occasion d’une manifestation ou d’un match de football. Que comprendre à ces comportements effrayants ? Il y a peut-être derrière eux une autre vérité que celles avancées par les médias.
Les hommes ne sont pas des anges et la violence, de différentes façons, continue de tarauder l’individu moderne. Même dans des sociétés relativement sûres et policées comme la nôtre, elle constitue une donnée incontournable dans leur fonctionnement, au grand souci des pouvoirs publics qui s’évertuent à la contenir dans des limites supportables. Or, ces dernières semaines - tout comme la Seine sortant de son lit -, la violence urbaine a connu une crue rarement atteinte depuis plusieurs décennies. Elle a surpris jusqu’à ceux qui s’y attendaient le plus, charriant dans l’actualité des images effarantes, choquantes, consternantes. Nous avons tous en mémoire ces casseurs cagoulés incendiant des voitures de police ou vandalisant des établissements publics, à Paris. Nous pouvons revoir à loisir sur le Net l’étrange ballet donné par des hooligans déchaînés – qu’ils soient russes, anglais ou français – dans les rues qui bordent le Vieux Port, à Marseille. Ces scènes nous laissent d’autant plus perplexes quand nous savons que leurs acteurs ont souvent une vie familiale et professionnelle dans leur pays d’origine. Même avec la circonspection qui est de règle face à tout document filmique, ces comportements transgressifs appellent peu ou prou des questions sur cette part, en l’homme, qui semble irréductible à l’histoire et à la culture. Certes, les commentateurs ont fourni à chaud des explications : infiltration, parmi les manifestants, de groupuscules extrémistes, effet désinhibiteur de l’alcool, phénomène de groupe. Tout cela est sans doute juste mais néanmoins insuffisant pour qui cherche la cause profonde de ces débordements. Aussi proposerai-je, pour élargir le débat, une hypothèse d’ordre anthropologique : la fête.
La fête, en effet, implique une gamme de comportements parmi lesquels la violence tient une place considérable. Elle suspend momentanément l’ordre social, libérant du même coup des forces nécessairement réprimées à toute fin de régénération. Pour certains auteurs, comme Jean Duvignaud, elle marque symboliquement un retour au chaos primordial, immersion dans un présent clos sur lui-même. Pour Roger Caillois, la fête est liée au sacré et il n’y a que la guerre qui la dépasse en intensité et en énergie. Il suffit ici de rappeler le caractère éminemment licencieux de notre ancien Carnaval, avec ses inversions hiérarchiques (maîtres-serviteurs, hommes-femmes), ses travestissements et sa Folie hissée au pinacle. Loin d’être ce défilé aseptisé et débonnaire qu’il est devenu aujourd’hui, il portait alors en lui un principe de subversion qui pouvait entrainer très loin ses participants. Certes, la fête antique ou médiévale s’inscrivait dans une temporalité bien précise – quoique variable en durée. Passé cette période, la loi, le culte et la morale faisaient à nouveau autorité sur les âmes, rythmaient les activités quotidiennes (sans d’ailleurs effacer les conséquences de tant d’excès).
C’est évidemment différent dans les sociétés modernes et laïcisées. La fête y est détachée du calendrier liturgique, est déterminée librement par ceux qui l’organisent. Il y a cependant des initiatives qui relèvent d’une planification rigoureuse et verticale. Tel est le cas pour une manifestation comme l’Euro de football et, à un degré moindre, pour un rassemblement protestataire contre la loi-travail. A partir de là, les individus peuvent s’y préparer, chacun avec ses motivations personnelles. De tels évènements sont en soi dynamisants pour ceux qui y participent. Ils créent une rupture dans la quotidienneté, génèrent une effervescence psychique qui est liée à une situation d’affrontement – là le camp de la nation adverse, ici le gouvernement. Ces situations n’appellent pas systématiquement la violence, mais elles sont porteuses de tensions que seule la violence peut résoudre sans délai. D’où cette jouissance de l’agression, cet abandon vertigineux à l’instant sans le moindre souci des conséquences produites par leurs actes. Ainsi la violence de quelques-uns exprime au grand jour la vérité secrète du plus grand nombre. Précisément leur violence prolonge le caractère festif de ces manifestations en le portant à leur paroxysme. Après quoi elle est vouée à s’éteindre, généralement avec la fin de l’évènement qui l’a déclenchée.
Pour nécessaire qu’il soit, ce constat n’invite pas à l’optimisme. Il démontre, encore une fois, la fragilité du vernis éducatif et culturel face aux instincts. Mais si, sous l’angle psychologique, on peut parler de comportements régressifs, force est d’admettre que ces pulsions destructrices n’appartiennent pas au passé de nôtre espèce. Elles accompagnent l’être humain à toutes les étapes de son développement et leur expression – ou leur répression – ne sont finalement qu’affaire de circonstances. La fête, quelle que soit la forme qu’elle prenne, en est une. Ses effets sont prévisibles et doivent être sans doute mieux canalisés. Mais ce serait une erreur de l’interdire car, dans ce cas, le remède pourrait s’avérer pire que le mal.
Jacques LUCCHESI