La Yétisse

par lisca
mardi 13 décembre 2022

Frustrée d'une chute vraisemblable aux aventures de Mary-Frances, alias "le Sujet Expérimental" d'une tentative d'hybridation inter-espèces, j'ai entrepris de leur inventer une suite.

Souvenez-vous : Mary-Frances était la triste héroïne d'une sale histoire dans un recueil de nouvelles 2018 signé Joyce Carol Oates. Laquelle n'a pas hésité à donner au chimpanzé de sa fiction le nom du fils au cœur pur de Lancelot du Lac : Galaad, héros parfait.

Le Graal, c'est un idéal qui tend vers le ciel ; c'est aussi un trésor. Dévoyons-le, piétinons-le, salissons-le ! ricane le diable, avec l'auteur en porte-parole et son singe en petit père d'un nouveau peuple. Miscégénons, miscégénons !

Les lézards avec des oiseaux, c'était avant. Il faut faire un grand pas de Bigfoot en avant. Il faut inviter de viles espèces dans notre patrimoine génétique. Elles sauront trancher la tête comme il faut à notre espèce noble, en remplaçant notre cerveau par le leur.

Le QI général baisse, la morale n'existe plus qu'à peine, tout s'achète et tout se vend, c'est le moment !

Joyce Carol Oates s'étant bien défoulée à faire de la neige une boue noirâtre en dévoyant nos légendes et notre Galaad, j'ai cherché un produit de nettoyage, et voilà donc une contre-fiction à l'eau de javel.

 

En avant dans la pataugeoire.

Mary-Frances et son associé de cavale, l'assistant repenti de recherche en biologie − nous l'appellerons Lou Shao − cheminaient péniblement dans une sapinière. Ils avaient dû quitter leur ville lointaine au plus vite, pour épargner à M-F le valium, le rivotril ou l'assistance respiratoire que lui réservait le directeur du laboratoire de biologie, juste après son accouchement. Elle ignorait toutefois le rôle exact de Lou Shao dans cette histoire, et la nature du fœtus qu'elle portait.

Le couple se trouvait pour l'heure à la frontière du Canada au nord-ouest des Zunis, en plein hiver. Mary-Frances tombait de fatigue, de froid et de faim.

Le café rouillé était une spécialité nord-américaine, servie dans toutes les cafétérias du pays. Mary-Frances n'en avait jamais bu d'autre. Il devait sa couleur fauve et son goût fadasse à la quantité très faible de cette poudre de café artificiel dont on assaisonnait l'eau tiède aux Zunis fauchés.

Lou Shao qui savait par expériences qu'il ne faut pas contrarier les envies des femmes en cloque, ne répondit pas. Les conifères leur fournissaient du chewing-gum pour méditer, mais où trouver de la volaille panée ?

Il soupira. Il se souvenait de leur relation récente, quand la bouille de l'étudiante lui évoquait péniblement tantôt Greta Thunberg, tantôt un fromage dans un bec de corbeau. Elle avait bien changé, avec ses joues creuses et son regard brillant de fièvre affamée.

Lou Shao commençait à lui trouver de l'intérêt. Il avait décidé en conscience de la protéger, après tout le mal qu'il lui avait fait. Contrairement à son supérieur hiérarchique, il avait des scrupules tardifs.

Son devoir d'assistance l'accablait cependant, tout en stimulant en lui un irrépressible besoin de bouger, de réparer le désastre qu'il avait aidé à créer. Il lui faudrait pourvoir dorénavant aux nécessités de la créature à naître. Il essaya de s'imaginer cet impossible individu et n'y parvint pas.

− Il sera juste affreux, pensa-t-il. Raté, taré. Vivra-t-il ? J'en doute. La pauvre, elle ne se doute de rien.

Il évalua d'un regard en biais sa compagne d'infortune. Par-dessus son masque de grossesse, elle portait un masque sanitaire en papier.

Il pensait au bébé de Rosemary, entrevu à la fin du film.

Lou frissonna.

L'assistant en biologie, en dépit de sa personnalité réservée, ne pouvait cacher sa fureur. Mary-Frances n'y comprit rien.

Ils arrivaient à une clairière où ils s'arrêtèrent. Les envies de la jeune femme s'étaient transformées en douleurs, bien qu'elle n'en fût qu'au septième mois de gestation. Lou Shao monta la tente rapidement, mit de l'eau à chauffer sur son réchaud de camping et se prépara à assister la parturiente.

M-F s'arc-bouta à une branche et, après trois heures de travail, donna naissance à une yétisse.

Elle s'évanouit d'horreur à voir ce petit être couvert d'une fourrure couleur rouille chercher de ses longs bras et ses longs pieds l'abri de son sein généreux, en rictussant à sa façon primate.

 

Il n'en était pas question. La yétisse s'agita dans le manteau qui lui servait de berceau. Elle voulait grimper aux arbres ou sur les genoux de sa génitrice, mais, trop faible encore, se contenta de piailler. Mary-Frances se boucha les oreilles. En dépit des attentes de Lou Shao, elle n'éprouvait qu'horreur pour cette créature et mourait de honte d'avoir donné naissance à un tel phénomène.

 

Soudain lui vint un doute.

Lou Shao n'avait pas l'air tranquille, ce qui conforta la jeune femme dans ses doutes. Elle réfléchit la nuit suivante à tout ce qu'elle avait vécu depuis un an. Elle s'arrêta au moindre détail et finit pas acquérir la certitude qu'on l'avait prise pour une cruche. Et que met-on dans une cruche ? raisonna-t-elle.

Maintenant elle en était sûre, l'équipe du directeur du labo, avec la complicité de l'assistant, l'avait utilisée comme cobaye et mère porteuse de bête. Lou Shao l'avait droguée ; elle avait toujours la migraine au lendemain de leurs séances à deux dans le studio.

En un éclair lui revint le souvenir de la photo de famille au labo ; elle à côté du directeur de recherche, devant la cage du chimpanzé qui piaillait à peu près comme le petit monstre dans le manteau.

− Mais bien sûr ! s'indigna-t-elle. Et moi qui ne me doutais de rien ! Suis-je un animal à remplir ?

Le cœur battant de colère, elle considéra Lou Shao endormi à côté d'elle et décida qu'une fois remise, elle prendrait ses jambes à son cou pour aller se jeter dans une crevasse. Il ne pourrait faire autrement que de s'occuper lui-même de l'objet expérimental. Jamais il ne le confierait au directeur du laboratoire ; de cela elle était certaine.

− Qu'ils boivent tous l'eau empoisonnée de la cruche ! jura-t-elle.

Elle s'endormit enfin, épuisée, horrifiée.

Au matin, Lou Shao s'aperçut que le manteau enveloppant la yétisse était vide. Dans la neige, tout près, il remarqua des empreintes de coyote.

− Une coyote l'aura emportée, supposa-t-il. Peut-être pour l'allaiter. Peut-être pour la dévorer.

Il se sentit soulagé. Le Ciel s'était occupé du problème. Le Ciel avait ses propres desseins.

M-F dormait profondément. Il s'approcha d'elle.

Elle ne respirait pas.

Il tenta de la réchauffer, de la ranimer. Mais le choc, le dégoût, la conscience d'avoir été réduite à l'état de bête de somme, le froid, la longue marche, toutes les manipulations sanitaires dont elle avait été l'objet depuis un an, ainsi que tous ces somnifères avalés à son insu avaient eu raison de sa résistance.

Mary-Frances s'était éteinte, émaciée par les épreuves. La mort lui rendait sa qualité de personne unique, à l'âme inviolable. Son visage était parfaitement serein. Ses yeux ouverts fixaient le ciel, reflétant le soleil levant.

Lou Shao les lui ferma, la coiffa, la mit en terre, planta une croix, posa une branche d'if et une pierre plate sur le tertre, y grava Mary-Frances à la pointe du canif, fit une prière pour que son âme en transit ne stationne pas trop longtemps dans les espaces interstellaires, en attendant un retour ici-bas.

− Si elle revient sur terre, pensa-t-il, il se peut qu'elle règle des comptes avec la Science sans Conscience. J'ai intérêt à marcher droit, maintenant.

Il chargea son lourd havresac et passa la frontière canadienne. Il espérait décrocher en Colombie britannique un emploi en biologie, science de la vie. A défaut, il s'en irait bûcheronner au grand Nord.

Quant à la yétisse, des enfants croient l'avoir aperçue dans la sapinière, en train de leur faire des grimaces au milieu d'une bande de coyotes. Ils sont partis en courant.


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