Ladislas de Hoyos : le journaliste qui a démasqué le nazi Klaus Barbie, le « boucher de Lyon »
par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
samedi 5 avril 2025
Le 3 février 1972, dans un bureau étouffant de La Paz, la capitale de la Bolivie, un journaliste français tend un piège audacieux à un homme qui se fait appeler Klaus Altmann. Ladislas de Hoyos, armé de ruse et de courage, démasque en direct Klaus Barbie, le criminel nazi surnommé le "boucher de Lyon". Ce face-à-face historique, capturé sur pellicule, révèle au monde un monstre en cavale depuis trente ans.
Les ombres d’un passé enfoui : qui était Klaus Barbie ?
Klaus Barbie n’était pas un inconnu pour les historiens ou les survivants de la Shoah. Né le 25 octobre 1913 à Bad Godesberg, en Allemagne, cet officier de la SS s’était forgé une réputation terrifiante comme chef de la Gestapo à Lyon entre 1942 et 1944. Surnommé le "boucher de Lyon", il avait orchestré la torture de résistants, dont Jean Moulin, et la déportation de milliers de Juifs, notamment les 44 enfants d’Izieu, vers les camps de la mort. Son sadisme et son efficacité dans la répression en avaient fait une figure haïe, mais insaisissable après la chute du IIIe Reich. À la fin de la guerre, alors que les Alliés traquaient les criminels nazis, Barbie avait disparu, laissant derrière lui un sillage de douleur et de questions.
Sa cavale avait débuté dans le chaos de l’après-guerre. Recruté par le Counter Intelligence Corps (CIC) américain dès 1947, il avait vendu ses talents de renseignement et son anticommunisme fervent pour échapper à la justice française, qui l’avait condamné à mort par contumace. En 1951, avec l’aide d’une filière d’exfiltration soutenue par le Vatican et les États-Unis, il s’était envolé pour l’Amérique du Sud sous le pseudonyme de Klaus Altmann. Installé en Bolivie, il vivait à La Paz, prospérant dans le commerce du bois et bénéficiant de la protection d’un régime autoritaire. Pendant plus de vingt ans, il avait cru son passé enterré, jusqu’à ce qu’un couple obstiné et un journaliste tenace viennent frapper à sa porte.
Les Klarsfeld, Beate et Serge, étaient les premiers à avoir flairé la piste. Ce duo infatigable de chasseurs de nazis, animé par une quête de justice pour les victimes de la Shoah, avait accumulé des preuves : des documents, des témoignages, des coïncidences troublantes entre les vies d’Altmann et de Barbie. En 1971, Beate avait localisé l’ancien SS en Bolivie et lancé une campagne médiatique pour forcer la France à demander son extradition. Mais il manquait encore un coup décisif pour percer le masque de l’imposteur. C’est là que Ladislas de Hoyos, un jeune reporter au flair aiguisé, entra en scène, prêt à transformer une intuition en révélation mondiale.
Ladislas de Hoyos : l’homme derrière le piège
Ladislas de Hoyos n’était pas un journaliste ordinaire. Né le 27 mars 1939 à Ixelles, en Belgique, dans une famille de la noblesse austro-hongroise, il portait en lui une élégance naturelle et une curiosité insatiable. Après des débuts à France-Soir dans les années 1960, où il s’était frotté aux faits divers et aux grandes enquêtes, il avait rejoint l’ORTF en 1971 comme grand reporter. Trilingue – français, allemand, espagnol –, il avait une aisance rare pour naviguer entre les cultures et les langues, un atout qui allait se révéler crucial. À 32 ans, il était déjà un professionnel aguerri, mais rien ne l’avait préparé à l’ampleur de ce qui l’attendait en Bolivie.
Quand les Klarsfeld avaient alerté les médias sur la présence de Barbie à La Paz,Ladislas de Hoyos avait vu une opportunité unique. Accompagné de son caméraman Christian Van Ryswick, d’un éclairagiste et d’un preneur de son, il s’était envolé pour la capitale bolivienne fin janvier 1972. L’équipe était modeste, mais déterminée. Leur mission : obtenir une interview de Klaus Altmann, cet homme que Beate Klarsfeld accusait d’être le criminel nazi. Les autorités boliviennes, sous la dictature d’Hugo Banzer, étaient réticentes, mais le journaliste avait usé de son charme et de quelques billets – 2 000 dollars versés à une intermédiaire, selon ses propres écrits – pour décrocher un rendez-vous. Le 3 février, dans un bureau sombre du ministère de l’Intérieur, le décor était planté pour un duel historique.
Ladislas de Hoyos n’était pas là pour une simple interview. Il avait un plan, mûri dans le secret. Il savait que Barbie, sous son alias, nierait tout lien avec son passé. Mais il comptait sur deux armes : la langue et la ruse. En posant des questions en français – une langue qu’Altmann prétendait ne pas comprendre – et en lui tendant des photos de Jean Moulin, il espérait le déstabiliser. Ce n’était pas seulement un scoop qu’il cherchait, mais une vérité à arracher au silence. Derrière son allure policée, il cachait une audace presque téméraire, celle d’un homme prêt à défier un véritable monstre pour l’histoire.
Le face-à-face : un piège en direct
Le 3 février 1972, l’atmosphère dans le bureau du ministère bolivien était électrique. La caméra 16 mm était chargée, les projecteurs prêts à s’allumer. Des officiers boliviens, méfiants, surveillaient chaque geste de l’équipe française. Les consignes étaient strictes : questions en espagnol, préalablement soumises, et pas de dérapage. Altmann arriva enfin, après trois heures d’attente qui avaient mis les nerfs de tous à rude épreuve. "Un petit homme fripé, avec un regard perçant", se rappellerait Christian Van Ryswick. Vêtu d’une veste marron et d’un col roulé blanc, il s’assit avec une assurance froide, un sourire figé aux lèvres, comme s’il défiait le monde de prouver quoi que ce soit.
L’interview commença en espagnol, comme convenu. Altmann joua son rôle à la perfection : il était un honnête commerçant allemand, installé en Bolivie depuis des années, et n’avait jamais entendu parler de ce Klaus Barbie. Mais Ladislas de Hoyos, impassible, attendait son moment. Puis, sans prévenir, il passa à l’allemand, déstabilisant légèrement son interlocuteur. Les officiels boliviens froncèrent les sourcils, mais laissèrent faire. Enfin, la question fatale tomba, en français : "N’êtes-vous jamais allé à Lyon ?". Altmann, pris de court, répondit en allemand : "Nein, ich bin nie in Lyon gewesen" ("Non, je ne suis jamais allé à Lyon"). Mais le mal était fait : il avait compris le français, trahissant sa façade. De Hoyos venait de marquer un premier point.
Le coup de grâce suivit. Le journaliste tendit à Altmann deux photos de Jean Moulin, arrêté et rorturé à mort par le SS-Hauptsturmführer (capitaine) Klaus Barbie. "Connaissez-vous cet homme ?" demanda-t-il. Altmann les saisit, les examina, puis les rendit en secouant la tête : "Non, je ne le connais pas". Mais en manipulant les clichés, il laissa ses empreintes digitales, un indice matériel que Ladislas de Hoyos avait anticipé. Pour parachever son piège, il lui fit répéter des phrases en français : "Je ne suis pas un assassin", "Je n’ai jamais torturé". Altmann s’exécuta, maladroitement, scellant son sort devant la caméra. Lorsque l’interview s’acheva, les Boliviens sentirent qu’ils avaient perdu le contrôle, mais il était trop tard : les bobines, discrètement confiées au consul de France, étaient déjà en route pour Paris.
Un scoop au cœur de la mémoire collective
Ce face-à-face n’était pas qu’un exploit journalistique ; il portait des enjeux colossaux. En 1972, la Seconde Guerre mondiale était encore une plaie très vive en France. Les résistants, les déportés et leurs familles réclamaient justice, tandis que l’impunité de criminels comme Barbie ravivait la douleur. Les Klarsfeld avaient fait de cette traque un symbole : il ne s’agissait pas seulement de punir un homme, mais de rappeler au monde que les crimes contre l’humanité ne pouvaient rester impunis. L’interview de Ladislas de Hoyos devint le déclencheur d’une prise de conscience internationale, transformant une rumeur en certitude.
Pour la Bolivie, l’affaire était une bombe politique. Le régime de Banzer, qui protégeait Altmann en échange de ses services contre les opposants communistes, se retrouva sous pression. L’interview exposait les compromissions d’un pays qui avait accueilli d’anciens nazis, comme Adolf Eichmann avant son enlèvement par le Mossad en 1960. La France, elle, était confrontée à ses propres ambiguïtés : pourquoi avait-il fallu attendre si longtemps pour agir ? L’opération de de Hoyos força le gouvernement français à sortir de sa léthargie et à relancer la demande d’extradition, malgré les réticences diplomatiques.
Sur le plan journalistique, cet épisode redéfinissait les limites de l’investigation. De Hoyos avait pris des risques énormes – désobéir aux consignes, défier un régime autoritaire, manipuler un criminel en direct – pour arracher la vérité. Son audace posait aussi des questions de déontologie : jusqu’où un reporter peut-il aller pour un scoop ? Mais pour les victimes de Barbie, comme Simone Lagrange, qui reconnut son tortionnaire en voyant le reportage diffusé sur Antenne 2, le résultat primait sur les moyens. Ce jour-là, le journalisme devint un outil de justice.
De La Paz à Lyon
L’interview de février 1972 ne mit pas immédiatement Barbie derrière les barreaux, mais elle lança une mécanique irréversible. Les empreintes digitales sur les photos de Jean Moulin, analysées en France, confirmèrent son identité. Le reportage, diffusé sur Antenne 2, provoqua un choc : les Français découvrirent le visage vieilli mais arrogant de celui qui avait semé la terreur à Lyon. La pression publique s’intensifia, et les Klarsfeld redoublèrent d’efforts. Pourtant, la Bolivie résista encore onze ans, protégeant Altmann jusqu’à ce qu’un changement de régime, en 1983, permette son expulsion. Le 5 février 1983, il atterrit à Lyon, extradé via la Guyane française, pour répondre de ses crimes odieux.
Le procès de Klaus Barbie, qui s’ouvrit le 11 mai 1987 à Lyon, fut un tournant historique. Premier procès en France pour crimes contre l’humanité – un chef d’accusation défini grâce à la ténacité de juristes comme Robert Badinter –, il fut intégralement filmé, une autre première. Barbie, défendu par Jacques Vergès, tenta de minimiser ses actes, mais les témoignages accablants de survivants, dont Simone Lagrange et les familles des enfants d’Izieu, le condamnèrent à la perpétuité le 4 juillet 1987. Il mourut en prison en 1991, à 77 ans, emportant avec lui les secrets d’une vie de violence, de cruauté et de fuite.
Pour Ladislas de Hoyos, ce scoop marqua l’apogée de sa carrière. Revenu en France, il couvrit le procès de Barbie et publia un livre, Barbie (1984), avant de devenir une figure de TF1, présentant les journaux du week-end. Décoré de la Légion d’honneur en 2006, il s’éteignit en 2011 à Seignosse, où il était maire. Son legs, comme celui des Klarsfeld, reste gravé dans la mémoire collective : un rappel que la vérité, même enfouie sous des décennies de silence, peut être déterrée par le courage d’un seul.